Les Mystères de Paris

| 2.03 - Le départ

 

 

 

III

Le départ


Grâce au soin de Murph et de Rodolphe, qui calmèrent à grand-peine son agitation, le Chourineur revint complètement à lui après une longue crise.
 
Il se trouvait seul avec Rodolphe dans une des pièces du premier étage de la boucherie.
 
– Monseigneur, dit-il avec abattement, vous avez été bien bon pour moi… mais tenez, voyez-vous, j’aimerais mieux être mille fois plus malheureux encore que je ne l’ai été que d’accepter l’état que vous me proposez…
 
– Réfléchissez… pourtant.
 
– Tenez, monseigneur… quand j’ai entendu le cri de cette pauvre bête qui ne se défendait pas… quand j’ai senti son sang me sauter à la figure… un sang chaud… qui avait l’air d’être en vie… Oh ! vous ne savez pas ce que c’est… alors, j’ai revu mon rêve… le sergent… et ces pauvres jeunes soldats que je chourinais… qui ne se défendaient pas, et qui en mourant me regardaient d’un air si doux… si doux… qu’ils avaient l’air de me plaindre… Oh ! monseigneur ! C’est à devenir fou !…
 
Et le malheureux cacha sa tête dans ses mains avec un mouvement convulsif.
 
– Allons, calmez-vous.
 
– Excusez-moi, monseigneur, mais maintenant la vue du sang… d’un couteau… je ne pourrais la supporter… À chaque instant ça réveillerait mes rêves que je commençais à oublier… Avoir tous les jours les mains ou les pieds dans le sang… égorger de pauvres bêtes… qui ne se défendent pas… Oh ! non, non, je ne pourrais pas… J’aimerais mieux être aveugle, comme le Maître d’école, que d’être réduit à ce métier.
 
Il est impossible de peindre l’énergie du geste, de l’accent, de la physionomie du Chourineur en s’exprimant ainsi.
 
Rodolphe se sentait profondément ému. Il était satisfait de l’horrible impression que la vue du sang avait causée à son protégé.
 
Un moment chez le Chourineur, la bête sauvage, l’instinct sanguinaire avait vaincu l’homme ; mais le remords avait vaincu l’instinct. Cela était beau, cela était un grand enseignement.
 
Il faut le dire à la louange de Rodolphe, il n’avait pas désespéré de ce mouvement. Sa volonté, non le hasard, avait amené la scène de la tuerie.
 
– Pardonnez-moi, monseigneur, dit timidement le Chourineur, je récompense bien mal vos bontés pour moi… mais…
 
– Loin de là… vous comblez mes vœux… Pourtant, je l’avoue, je n’étais pas certain de trouver chez vous cette sainte exaltation du remords.
 
– Comment, monseigneur ?
 
– Écoutez, dit Rodolphe, voici quelle avait été ma pensée : j’avais choisi pour vous l’état de boucher, parce que vos goûts, vos instincts vous y portaient…
 
– Hélas ! monseigneur, c’est vrai… Sans ce que vous savez, ça aurait été mon bonheur… je le disais encore tantôt à M. Murph.
 
– Je le savais… aussi, mon pauvre Francœur, le bien nommé, si vous aviez accepté l’offre que je vous faisais… et vous le pouviez sans perdre de mon estime, tout ce qui est ici vous appartenait, je payais une dette sacrée… je vous retirais d’une position pénible, je constituais en vous un bon et frappant et salutaire exemple… et je continuais de m’intéresser à votre avenir. Si, au contraire, la vue du sang que vous vous apprêtiez à verser machinalement vous rappelait votre crime ; si un soulèvement involontaire me prouvait que le remords veillait toujours au fond de votre âme, mes vues pour vous changeaient ; car l’état que je vous offrais devenait un supplice de chaque jour…
 
– Oh ! c’est bien vrai, monsieur Rodolphe, un supplice horrible.
 
– Maintenant voici ce que je vous propose ; vous accepterez, je le crois, car j’ai agi d’après cette certitude. Une personne qui possède beaucoup de propriétés en Algérie m’a cédé pour vous (il n’y a plus du moins qu’à signer l’acte) une vaste ferme destinée à l’élève des bestiaux. Les terres qui en dépendent sont très-fertiles et en pleine exploitation ; mais, je ne vous le cache pas, connaissant votre courage et le besoin où vous êtes de l’exercer, j’ai conditionnellement acquis ces biens, quoiqu’ils fussent situés sur les limites de l’Atlas, c’est-à-dire aux avant-postes, et exposés à de fréquentes attaques des Arabes… il faut être là au moins autant soldat que cultivateur ; c’est à la fois une redoute et une métairie. L’homme qui fait valoir cette habitation en l’absence du propriétaire vous mettrait au fait de tout ; il est, dit-on, honnête et dévoué ; vous le garderiez auprès de vous tant qu’il vous serait nécessaire. Une fois établi là, non-seulement vous pourriez augmenter votre aisance par le travail et par l’intelligence, mais rendre de vrais services au pays par votre courage. Les colons se forment en milice. L’étendue de votre propriété, le nombre des tenanciers qui en dépendent vous rendraient le chef d’une troupe armée assez considérable. Disciplinée, électrisée par votre bravoure, elle pourrait être d’une extrême utilité pour protéger les propriétés éparses dans la plaine. Je vous le répète, j’ai choisi cela malgré le danger, ou plutôt à cause du danger, parce que je voulais utiliser votre intrépidité naturelle ; parce que, tout en ayant expié, presque racheté un grand crime, votre réhabilitation sera plus noble, plus entière, plus héroïque, si elle s’achève au milieu des périls d’un pays indompté qu’au milieu des paisibles habitudes d’une petite ville. Si je ne vous ai pas d’abord offert cette position, c’est qu’il était plus que probable que l’autre vous satisferait ; et celle-ci est si aventureuse que je ne voulais pas vous exposer sans vous laisser ce choix… Il en est temps encore, si cet établissement ne vous convient pas, dites-le-moi franchement, nous chercherons autre chose… sinon demain tout sera signé ; je vous remettrai les titres de votre propriété… et vous irez à Alger avec une personne désignée par l’ancien propriétaire de la métairie pour vous mettre en possession des biens… Il vous sera dû deux années de fermage ; vous les toucherez en arrivant. La terre rapporte trois mille francs ; travaillez, améliorez, soyez actif, vigilant, et vous accroîtrez facilement votre bien-être et celui des colons que vous serez à même de secourir ; car, je n’en doute pas, vous vous montrerez toujours charitable, généreux ; vous vous rappellerez qu’être riche, c’est donner beaucoup… Quoique éloigné de vous, je ne vous perdrai pas de vue. Je n’oublierai jamais que moi et mon meilleur ami nous vous devons la vie. L’unique preuve d’attachement et de reconnaissance que je vous demande est d’apprendre assez vite à lire et à écrire pour pouvoir m’instruire régulièrement une fois par semaine de ce que vous faites, et vous adresser directement à moi si vous avez besoin de conseil ou d’appui…
 
 
Il est inutile de peindre les transports et la joie du Chourineur.
 
Son caractère et ses instincts sont assez connus du lecteur pour que l’on comprenne qu’aucune proposition ne pouvait lui convenir davantage.
 
 
Le lendemain, en effet, le Chourineur partait pour Alger.