Les Mystères de Paris

| 8.08 - Le conteur

 

 

 

VIII

Le conteur


Le nouveau détenu dont nous avons parlé, qui portait un bonnet de coton et une blouse grise, avait attentivement écouté et énergiquement approuvé le complot qui menaçait la vie de Germain… Cet homme, aux formes athlétiques, sortit du chauffoir avec les autres prisonniers sans avoir été remarqué et se mêla bientôt aux différents groupes qui se pressaient dans la cour autour des distributeurs d’aliments, qui portaient la viande cuite dans des bassines de cuivre et le pain dans de grands paniers.
 
Chaque détenu recevait un morceau de bœuf bouilli désossé qui avait servi à faire la soupe grasse du matin, trempée avec la moitié d’un pain supérieur en qualité au pain des soldats[1].
 
Les prisonniers qui possédaient quelque argent pouvaient acheter du vin à la cantine, et y aller boire, en termes de prison, la gobette.
 
Ceux enfin qui, comme Nicolas, avaient reçu des vivres du dehors improvisaient un festin auquel ils invitaient d’autres détenus. Les convives du fils du supplicié furent le Squelette, Barbillon, et, sur l’observation de celui-ci, Pique-Vinaigre, afin de le bien disposer à conter.
 
Le jambonneau, les œufs durs, le fromage et le pain blanc dus à la libéralité forcée de Micou le receleur furent étalés sur un des bancs du chauffoir, et le Squelette s’apprêta à faire honneur à ce repas, sans s’inquiéter du meurtre qu’il allait froidement commettre.
 
– Va donc voir si Pique-Vinaigre n’arrive pas. En attendant d’étrangler Germain, j’étrangle la faim et la soif ; n’oublie pas de dire au Gros-Boiteux qu’il faut que Frank saute aux crins de l’huissier pour qu’on débarrasse la Fosse-aux-lions de tous les deux.
 
– Sois tranquille, Mort-d’avance, si Frank ne roule pas l’huissier, ça ne sera pas notre faute…
 
Et Nicolas sortit du chauffoir.
 
À ce moment même, maître Boulard entrait dans le préau en fumant un cigare, les mains plongées dans sa longue redingote de molleton gris, sa casquette à bec bien enfoncée sur ses oreilles, la figure souriante, épanouie ; il avisa Nicolas, qui, de son côté, chercha aussitôt Frank des yeux.
 
Frank et le Gros-Boiteux dînaient assis sur un des bancs de la cour ; ils n’avaient pu apercevoir l’huissier, auquel ils tournaient le dos.
 
Fidèle aux recommandations du Squelette, Nicolas, voyant du coin de l’œil maître Boulard venir à lui, n’eut pas l’air de le remarquer et se rapprocha de Frank et du Gros-Boiteux.
 
– Bonjour, mon brave, dit l’huissier à Nicolas.
 
– Ah ! bonjour, monsieur, je ne vous voyais pas ; vous venez faire, comme d’habitude, votre petite promenade ?
 
– Oui, mon garçon, et aujourd’hui j’ai deux raisons pour la faire… Je vas vous dire pourquoi : d’abord, prenez ces cigares… voyons, sans façon… Entre camarades, que diable ! il ne faut pas se gêner.
 
– Merci, monsieur… Ah çà ! pourquoi avez-vous deux raisons de vous promener ?
 
– Vous allez le comprendre, mon garçon. Je ne me sens pas en appétit aujourd’hui… Je me suis dit : « En assistant au dîner de mes gaillards, à force de les voir travailler des mâchoires, la faim me viendra peut-être. »
 
– C’est pas bête, tout de même… Mais, tenez, si vous voulez voir deux cadets qui mastiquent crânement, dit Nicolas en amenant peu à peu l’huissier tout près du banc de Frank, qui lui tournait le dos, regardez-moi ces deux avale-tout-cru : la fringale vous galopera comme si vous veniez de manger un bocal de cornichons.
 
– Ah ! parbleu… voyons donc ce phénomène, dit maître Boulard.
 
– Eh ! Gros-Boiteux ! cria Nicolas.
 
Le Gros-Boiteux et Frank retournèrent vivement la tête.
 
L’huissier resta stupéfait, la bouche béante, en reconnaissant celui qu’il avait dépouillé.
 
Frank, jetant son pain et sa viande sur le banc, d’un bond sauta sur maître Boulard, qu’il prit à la gorge en s’écriant :
 
– Mon argent !
 
– Comment ?… Quoi ?… Monsieur… vous m’étranglez… je…
 
– Mon argent !…
 
– Mon ami, écoutez-moi…
 
– Mon argent !… Et encore, il est trop tard, car c’est ta faute, si je suis ici…
 
– Mais… je… mais…
 
– Si je vais aux galères, entends-tu, c’est ta faute ; car si j’avais eu ce que tu m’as volé… je ne me serais pas vu dans la nécessité de voler ; je serais resté honnête comme je voulais l’être… et on t’acquittera peut-être, toi… On ne te fera rien, mais je te ferai quelque chose, moi… tu porteras mes marques ! Ah ! tu as des bijoux, des chaînes d’or, et tu voles le pauvre monde !… Tiens… tiens… En as-tu assez ? Non… tiens encore !…
 
– Au secours ! Au secours !… cria l’huissier en roulant sous les pieds de Frank, qui le frappait avec furie.
 
Les autres détenus, très-indifférents à cette rixe, faisaient cercle autour des deux combattants, ou plutôt autour du battant et du battu ; car maître Boulard, essoufflé, épouvanté, ne faisait aucune résistance et tâchait de parer, du mieux qu’il pouvait, les coups dont son adversaire l’accablait.
 
Heureusement, le surveillant accourut aux cris de l’huissier et le retira des mains de Frank.
 
Maître Boulard se releva pâle, épouvanté, un de ses gros yeux contus ; et, sans se donner le temps de ramasser sa casquette, il s’écria en courant vers le guichet :
 
– Gardien… ouvrez-moi… je ne veux pas rester une seconde de plus ici… Au secours !…
 
– Et vous, pour avoir battu monsieur, suivez-moi chez le directeur, dit le gardien en prenant Frank au collet ; vous en aurez pour deux jours de cachot.
 
– C’est égal, il a reçu sa paie, dit Frank.
 
– Ah çà ! lui dit tout bas le Gros-Boiteux en ayant l’air de l’aider à se rajuster, pas un mot de ce qu’on veut faire au mangeur.
 
– Sois tranquille ; peut-être que si j’avais été là je l’aurais défendu ; car, tuer un homme pour ça… c’est dur ; mais vous dénoncer, jamais !
 
– Allons, venez-vous ? dit le gardien.
 
– Nous voilà débarrassés de l’huissier et de Frank… maintenant, chaud, chaud pour le mangeur ! dit Nicolas.
 
Au moment où Frank sortait du préau, Germain et Pique-Vinaigre y entraient.
 
En entrant dans le préau, Germain n’était plus reconnaissable ; sa physionomie, jusqu’alors triste, abattue, était radieuse et fière ; il portait le front haut et jetait autour de lui un regard joyeux et assuré… Il était aimé… l’horreur de la prison disparaissait à ses yeux.
 
Pique-Vinaigre le suivait d’un air fort embarrassé : enfin, après avoir hésité deux ou trois fois à l’aborder, il fit un grand effort sur lui-même et toucha légèrement le bras de Germain avant que celui-ci se fût rapproché des groupes de détenus qui de loin l’examinaient avec une haine sournoise. Leur victime ne pouvait leur échapper.
 
Malgré lui, Germain tressaillit au contact de Pique-Vinaigre ; car la figure et les haillons de l’ancien joueur de gobelets prévenaient peu en faveur de ce malheureux. Mais, se rappelant les recommandations de Rigolette, et se trouvant d’ailleurs trop heureux pour n’être pas bienveillant, Germain s’arrêta et dit doucement à Pique-Vinaigre :
 
– Que voulez-vous ?
 
– Vous remercier.
 
– De quoi ?
 
– De ce que votre jolie petite visiteuse veut faire pour ma pauvre sœur.
 
– Je ne vous comprends pas, dit Germain surpris.
 
– Je vas vous expliquer cela… Tout à l’heure au greffe, j’ai rencontré le surveillant qui était de garde au parloir…
 
– Ah ! oui, un brave homme…
 
– Ordinairement les geôliers ne répondent pas à ce nom-là… brave homme… mais le père Roussel, c’est différent…, il le mérite… Tout à l’heure, il m’a donc glissé dans le tuyau de l’oreille : « Pique-Vinaigre, mon garçon, vous connaissez bien M. Germain ? – Oui, la bête noire du préau », que je réponds. Puis, s’interrompant, Pique-Vinaigre dit à Germain : – Pardon, excuse, si je vous ai appelé bête noire… ne faites pas attention… attendez la fin.
 
« – Oui donc, que je réponds, je connais M. Germain, la bête noire du préau. – Et la vôtre aussi, peut-être, Pique-Vinaigre ? me demanda le gardien d’un air sévère. – Mon gardien, je suis trop poltron et trop bon enfant pour me permettre d’avoir aucune espèce de bête noire, blanche ou grise, et encore moins M. Germain que tout autre car il ne paraît pas méchant, et on est injuste pour lui. – Eh bien ! Pique-Vinaigre, vous avez raison d’être du parti de M. Germain, car il a été bon pour vous. – Pour moi, gardien ? Comment donc ? – C’est-à-dire, ça n’est pas lui, et ça n’est pas pour vous ; mais sauf cela, vous lui devez une fière reconnaissance », me répond le père Roussel.
 
– Voyons… expliquez-vous un peu plus clairement, dit Germain en souriant.
 
– C’est absolument ce que j’ai répondu au gardien : « Parlez plus clairement. » Alors il m’a répondu : « Ce n’est pas M. Germain, mais sa jolie petite visiteuse, qui a été pleine de bontés pour votre sœur. Elle l’a entendue vous raconter les malheurs de son ménage, et, au moment où la pauvre femme sortait du parloir, la jeune fille lui a offert de lui être utile autant qu’elle le pourrait. »
 
– Bonne Rigolette ! s’écria Germain attendri ; elle s’est bien gardée de m’en rien dire !
 
« – Oh ! pour lors, que je réponds au gardien, je ne suis qu’une oie. Vous avez raison, M. Germain a été bon pour moi, car sa visiteuse, c’est comme qui dirait lui, et ma sœur Jeanne, c’est comme qui dirait moi, et bien plus que moi… »
 
– Pauvre Rigolette ! reprit Germain, cela ne m’étonne pas… elle a un cœur si généreux, si compatissant !
 
– Le gardien a repris : « J’ai entendu tout cela sans faire semblant de rien. Vous voilà prévenu maintenant. Si vous ne tâchiez pas de rendre service à M. Germain, si vous ne l’avertissiez pas dans le cas où vous sauriez quelque complot contre lui, vous seriez un gueux fini… Pique-Vinaigre. – Gardien, je suis un gueux commencé, c’est vrai, mais pas encore un gueux fini… Enfin, puisque la visiteuse de M. Germain a voulu du bien à ma pauvre Jeanne… qui est une brave et honnête femme, celle-là, je m’en vante… je ferai pour M. Germain ce que je pourrai… Malheureusement, ce ne sera pas grand-chose… – C’est égal, faites toujours. Je vais aussi vous donner une bonne nouvelle à apprendre à M. Germain ; je viens de la savoir à l’instant. »
 
– Quoi donc ? demanda Germain.
 
– Il y aura demain une cellule vacante à la pistole ; le gardien m’a dit de vous en prévenir.
 
– Il serait vrai ! Oh ! quel bonheur ! s’écria Germain. Ce brave homme avait raison ; c’est une bonne nouvelle que vous m’apprenez là.
 
– Sans me flatter, je le crois bien, car votre place n’est pas d’être avec des gens comme nous, monsieur Germain.
 
Puis s’interrompant, Pique-Vinaigre se hâta d’ajouter tout bas et rapidement en se baissant comme s’il eût ramassé quelque chose :
 
– Tenez, monsieur Germain, voilà les détenus qui nous regardent : ils sont étonnés de nous voir causer ensemble. Je vous laisse, défiez-vous. Si on vous cherche dispute, ne répondez pas. Ils veulent un prétexte pour engager une querelle et vous battre. Barbillon doit engager la dispute ; prenez garde à lui. Je tâcherai de les détourner de leur idée…
 
Et Pique-Vinaigre se releva comme s’il eût trouvé ce qu’il semblait chercher depuis un moment.
 
– Merci, mon brave homme. Je serai prudent, dit vivement Germain en se séparant de son compagnon.
 
Seulement instruit du complot du matin, qui consistait à provoquer une rixe dans laquelle Germain devait être maltraité, afin de forcer ainsi le directeur de la prison à le changer de préau, non-seulement Pique-Vinaigre ignorait le meurtre récemment projeté par le Squelette, mais il ignorait encore que l’on comptait sur son récit de Gringalet et Coupe-en-Deux pour tromper et distraire la surveillance du gardien.
 
– Arrive donc, feignant, dit Nicolas à Pique-Vinaigre en allant à sa rencontre. Laisse là ta ration de carne ; il y a noce et festin… je t’invite.
 
– Où çà ? Au Panier-Fleuri ? Au Petit-Ramponneau ?
 
– Farceur !… Non, dans le chauffoir. La table est mise… sur un banc. Nous avons un jambonneau, des œufs et du fromage… C’est moi qui paie.
 
– Ça me va. Mais c’est dommage de perdre ma ration, et encore plus dommage que ma sœur n’en profite pas. Ni elle ni ses enfants n’en voient pas souvent de la viande, à moins que ça ne soit à la porte des bouchers.
 
– Allons, viens vite ; le Squelette s’embête. Il est capable de tout dévorer avec Barbillon.
 
Nicolas et Pique-Vinaigre entrèrent dans le chauffoir. Le Squelette, à cheval sur le bout du banc où étaient étalés les vivres de Nicolas, jurait et maugréait en attendant l’amphitryon.
 
– Te voilà, colimaçon ! traînard ! s’écria le bandit à la vue du conteur. Qu’est-ce que tu faisais donc ?
 
– Il causait avec Germain, dit Nicolas en dépeçant le jambon.
 
– Ah ! tu causais avec Germain ! dit le Squelette en regardant attentivement Pique-Vinaigre sans s’interrompre de manger avec avidité.
 
– Oui ! répondit le conteur. En voilà encore un qui n’a pas inventé les tire-bottes et les œufs durs (je dis ça parce que j’adore ce légume). Est-il bête, ce Germain, est-il bête ! Je me suis laissé dire qu’il mouchardait dans la prison : il est joliment trop colas pour ça !
 
– Ah ! tu crois ? dit le Squelette en échangeant un coup d’œil rapide et significatif avec Nicolas et Barbillon.
 
– J’en suis sûr, comme voilà du jambon ! Et puis comment diable voulez-vous qu’il moucharde ? Il est toujours tout seul, il ne parle à personne et personne ne lui parle ; il se sauve de nous comme si nous avions le choléra. S’il faut qu’il fasse des rapports avec ça, excusez du peu ! D’ailleurs il ne mouchardera pas longtemps ; il va à la pistole.
 
– Lui ! s’écria le Squelette ; et quand ?
 
– Demain matin il y aura une cellule de vacante.
 
– Tu vois bien qu’il faut le tuer tout de suite. Il ne couche pas dans ma chambre ; demain il ne sera plus temps. Aujourd’hui nous n’avons que jusqu’à quatre heures, et voilà qu’il en est bientôt trois, dit tout bas le Squelette à Nicolas, pendant que Pique-Vinaigre causait avec Barbillon.
 
– C’est égal, reprit tout haut Nicolas en ayant l’air de répondre à une observation du Squelette, Germain a l’air de nous mépriser.
 
– Au contraire, mes enfants, reprit Pique-Vinaigre, vous l’intimidez, ce jeune homme ; il se regarde, auprès de vous, comme le dernier des derniers. Tout à l’heure, savez-vous ce qu’il me disait ?
 
– Non ! voyons.
 
– Il me disait : « Vous êtes bien heureux, vous, Pique-Vinaigre, d’oser parler avec ce fameux Squelette (il a dit fameux) comme de pair à compagnon. Moi ! j’en meurs d’envie, de lui parler ; mais il me produit un effet si respectueux, si respectueux, que je verrais M. le préfet de police en chair, en os et en uniforme, que je ne serais pas plus abalobé. »
 
– Il t’a dit cela ? reprit le Squelette en feignant de croire et d’être sensible à l’impression d’admiration qu’il causait à Germain.
 
– Aussi vrai que tu es le plus grand brigand de la terre, il me l’a dit.
 
– Alors c’est différent, reprit le Squelette. Je me raccommode avec lui. Barbillon avait envie de lui chercher dispute ; il fera aussi bien de le laisser tranquille.
 
– Il fera mieux, s’écria Pique-Vinaigre, persuadé d’avoir détourné le danger dont Germain était menacé. Il fera mieux, car ce pauvre garçon ne mordrait pas à une dispute ; il est dans mon genre, hardi comme un lièvre.
 
– Malgré cela, c’est dommage, reprit le Squelette. Nous comptions sur cette batterie-là pour nous amuser après dîner. Le temps va nous paraître long.
 
– Oui, qu’est-ce que nous allons faire alors ? dit Nicolas.
 
– Puisque c’est comme ça, que Pique-Vinaigre raconte une histoire à la chambrée, je ne chercherai pas querelle à Germain, dit Barbillon.
 
– Ça va, ça va, dit le conteur, c’est déjà une condition ; mais il y en a une autre, et sans les deux je ne conte pas.
 
– Voyons ton autre condition ?
 
– C’est que l’honorable société, qui est empoisonnée de capitalistes, dit Pique-Vinaigre en reprenant son accent de bateleur, me fera la bagatelle d’une cotisation de vingt sous. Vingt sous ! messieurs ! pour entendre le fameux Pique-Vinaigre, qui a eu l’honneur de travailler devant les grinches les plus renommés, devant les escarpes les plus fameux de France et de Navarre, et qui est incessamment attendu à Brest et à Toulon, où il se rend par ordre du gouvernement. Vingt sous ! C’est pour rien, messieurs !
 
– Allons ! on te fera vingt sous, quand tu auras dit tes contes.
 
– Après ? Non, avant, s’écria Pique-Vinaigre.
 
– Ah çà ! dis donc, est-ce que tu nous crois capables de te filouter vingt sous ? dit le Squelette d’un air choqué.
 
– Du tout ! répondit Pique-Vinaigre ; j’honore la pègre de ma confiance, et c’est pour ménager sa bourse que je demande vingt sous d’avance.
 
– Ta parole d’honneur ?
 
– Oui, messieurs ; car après mon conte on sera si satisfait que ce n’est plus vingt sous, mais vingt francs ! mais cent francs qu’on me forcerait de prendre ! Je me connais, j’aurais la petitesse d’accepter. Vous voyez donc bien que, par économie, vous feriez mieux de me donner vingt sous d’avance !
 
– Oh ! ça n’est pas la blague qui te manque, à toi.
 
– Je n’ai que ma langue, faut bien que je m’en serve. Et puis, le fin mot, c’est que ma sœur et ses enfants sont dans une atroce débine, et vingt sous dans un petit ménage, ça se sent.
 
– Pourquoi qu’elle ne grinche pas, ta sœur, et ses mômes aussi, s’ils ont l’âge ? dit Nicolas.
 
– Ne m’en parlez pas, elle me désole, elle me déshonore… je suis trop bon.
 
– Dis donc trop bête, puisque tu l’encourages.
 
– C’est vrai, je l’encourage dans le vice d’être honnête. Mais elle n’est bonne qu’à ce métier-là, elle m’en fait pitié, quoi ! Ah çà ! c’est convenu, je vous conterai ma fameuse histoire de Gringalet et Coupe-en-Deux, mais on me fera vingt sous, et Barbillon ne cherchera pas querelle à cet imbécile de Germain, dit Pique-Vinaigre.
 
– On te fera vingt sous, et Barbillon ne cherchera pas querelle à cet imbécile de Germain, dit le Squelette.
 
– Alors, ouvrez vos oreilles, vous allez entendre du chenu. Mais voici la pluie… qui fait rentrer les pratiques : il n’y aura pas besoin de les aller chercher.
 
En effet, la pluie commençait à tomber ; les prisonniers quittèrent la cour et vinrent se réfugier dans le chauffoir, toujours accompagnés d’un gardien.
 
Nous l’avons dit, ce chauffoir était une grande et longue salle dallée, éclairée par trois fenêtres donnant sur la cour ; au milieu se trouvait le calorifère, près duquel se tenaient le Squelette, Barbillon, Nicolas et Pique-Vinaigre. À un signe d’intelligence du prévôt, le Gros-Boiteux vint rejoindre ce groupe.
 
Germain entra l’un des derniers, absorbé dans de délicieuses pensées. Il alla machinalement s’asseoir sur le rebord de la dernière croisée de la salle, place qu’il occupait habituellement et que personne ne lui disputait ; car elle était éloignée du poêle, autour duquel se groupaient les détenus.
 
Nous l’avons dit, une quinzaine de prisonniers avaient d’abord été instruits et de la trahison que l’on reprochait à Germain, et du meurtre qui devait l’en punir.
 
Mais, bientôt divulgué, ce projet compta autant d’adhérents qu’il y avait de détenus ; ces misérables, dans leur aveugle cruauté, regardant cet affreux guet-apens comme une vengeance légitime et y voyant une garantie certaine contre les futures dénonciations des mangeurs.
 
Germain, Pique-Vinaigre et le gardien ignoraient seuls ce qui allait se passer.
 
L’attention générale se partageait entre le bourreau, la victime et le conteur qui allait innocemment priver Germain du seul secours que ce dernier pût attendre ; car il était presque certain que le gardien, voyant les détenus attentifs aux récits de Pique-Vinaigre, croirait sa surveillance inutile et profiterait de ce moment de calme pour aller prendre son repas.
 
En effet, lorsque les détenus furent entrés, le Squelette dit au gardien :
 
– Dites donc, vieux, Pique-Vinaigre a une bonne idée… il va nous conter son conte de Gringalet et Coupe-en-Deux. Il fait un temps à ne pas mettre un municipal dehors, nous allons attendre tranquillement l’heure d’aller à nos niches.
 
– Au fait, quand il bavarde, vous vous tenez tranquilles… Au moins on n’a pas besoin d’être sur votre dos.
 
– Oui, reprit le Squelette, mais Pique-Vinaigre demande cher pour conter… il veut vingt sous.
 
– Oui, la bagatelle de vingt sous… et c’est pour rien, s’écria Pique-Vinaigre. Oui, messieurs, pour rien, car il ne faudrait pas avoir un liard dans sa poche pour se priver d’entendre le récit des aventures du pauvre petit Gringalet et du terrible Coupe-en-Deux et du scélérat Gargousse… c’est à fendre le cœur et à hérisser les cheveux. Or, messieurs, qui est-ce qui ne pourrait pas disposer de la bagatelle de quatre liards, ou, si vous aimez mieux compter en kilomètres, la bagatelle de cinq centimes, pour avoir le cœur fendu et les cheveux hérissés ?…
 
– Je mets deux sous, dit le Squelette ; et il jeta sa pièce devant Pique-Vinaigre. Allons ! est-ce que la pègre serait chiche pour un amusement pareil ? ajouta-t-il en regardant ses complices d’un air significatif.
 
Plusieurs sous tombèrent de côté et d’autre, à la grande joie de Pique-Vinaigre, qui songeait à sa sœur en faisant sa collecte.
 
– Huit, neuf, dix, onze, douze et treize ! s’écria-t-il en ramassant la monnaie ; allons, messieurs les richards, les capitalistes et autres banquezingues, encore un petit effort, vous ne pouvez pas rester à treize, c’est un mauvais nombre. Il ne faut plus que sept sous, la bagatelle de sept sous ! Comment, messieurs, il sera dit que la pègre de la Fosse-aux-lions ne pourra pas réunir encore sept sous, sept malheureux sous ! Ah ! messieurs, vous feriez croire qu’on vous a mis ici injustement ou que vous avez eu la main bien malheureuse.
 
La voix perçante et les lazzis de Pique-Vinaigre avaient tiré Germain de sa rêverie ; autant pour suivre les avis de Rigolette en se popularisant un peu que pour faire une légère aumône à ce pauvre diable qui avait témoigné quelque désir de lui être utile, il se leva et jeta une pièce de dix sous aux pieds du conteur, qui s’écria en désignant à la foule le généreux donateur :
 
– Dix sous, messieurs !… Vous voyez. Je parlais de capitalistes… Honneur à monsieur, il se comporte en banquezingue, en ambassadeur, pour être agréable à la société… Oui, messieurs… car c’est à lui que vous devrez la plus grande part de Gringalet et Coupe-en-Deux… et vous l’en remercierez. Quant aux trois sous de surplus que fait sa pièce… je les mériterai en imitant la voix des personnages, au lieu de parler comme vous et moi… Ce sera une douceur que vous devrez à ce riche capitaliste, que vous devez adorer.
 
– Allons, ne blague pas tant et commence, dit le Squelette.
 
– Un moment, messieurs, dit Pique-Vinaigre, il est de toute justice que le capitaliste qui m’a donné dix sous soit… le mieux placé, sauf notre prévôt qui doit choisir.
 
Cette proposition servait si bien le projet du Squelette qu’il s’écria :
 
– C’est vrai, après moi il doit être le mieux placé.
 
Et le bandit jeta un nouveau regard d’intelligence aux détenus.
 
– Oui, oui, qu’il s’approche, dirent-ils.
 
– Qu’il se mette au premier banc.
 
– Vous voyez, jeune homme… votre libéralité est récompensée… L’honorable société reconnaît que vous avez droit aux premières places, dit Pique-Vinaigre à Germain.
 
Croyant que sa libéralité avait réellement mieux disposé ses odieux compagnons en sa faveur, enchanté de suivre en cela les recommandations de Rigolette, Germain, malgré une assez vive répugnance, quitta sa place de prédilection et se rapprocha du conteur.
 
Celui-ci aidé de Nicolas et de Barbillon, ayant rangé autour du poêle les quatre ou cinq bancs du chauffoir, dit avec emphase :
 
– Voici les premières loges… À tout seigneur tout honneur… d’abord le capitaliste…
 
« Maintenant, que ceux qui ont payé s’asseyent sur les bancs, ajouta gaiement Pique-Vinaigre, croyant fermement que Germain n’avait plus, grâce à lui, aucun péril à redouter. Et ceux qui n’ont pas payé, ajouta-t-il, s’assiéront par terre ou se tiendront debout, à leur choix…
 
Résumons la disposition matérielle de cette scène.
 
Pique-Vinaigre, debout auprès du poêle, se préparait à conter.
 
Près de lui, le Squelette, aussi debout et couvrant Germain des yeux, prêt à s’élancer sur lui au moment où le gardien quitterait la salle.
 
À quelque distance de Germain, Nicolas, Barbillon, Cardillac et d’autres détenus, parmi lesquels on remarquait l’homme au bonnet de coton bleu et à la blouse grise, occupaient les derniers bancs.
 
Le plus grand nombre des prisonniers groupés çà et là, les uns assis par terre, d’autres debout et adossés aux murailles, composaient les plans secondaires de ce tableau, éclairé à la Rembrandt par les trois fenêtres latérales, qui jetaient de vives lumières et de vigoureuses ombres sur ces figures si diversement caractérisées et si durement accentuées.
 
Disons enfin que le gardien, qui devait, à son insu et par son départ, donner le signal du meurtre de Germain, se tenait auprès de la porte entr’ouverte.
 
– Y sommes-nous ? demanda Pique-Vinaigre au Squelette.
 
– Silence dans la pègre…, dit celui-ci en se retournant à demi ; puis, s’adressant à Pique-Vinaigre : – Maintenant, commence ton conte, on t’écoute.
 
On fit un profond silence.
 


[1] Tel est le régime alimentaire des prisons au repas du matin, chaque détenu reçoit une écuellée de soupe maigre ou grasse, trempée avec un demi-litre de bouillon. Au repas du soir, une portion de bœuf d’un quarteron, sans os, ou une portion de légumes, haricots, pommes de terre, etc. ; jamais les mêmes légumes deux jours de suite. Sans doute les détenus ont droit, au nom de l’humanité, à cette nourriture saine et presque abondante… Mais, répétons-le, la plupart des ouvriers les plus laborieux, les plus rangés, ne mangent pas de viande et de soupe dix fois par an.