Les Mystères de Paris

| 1.20 - Récit du Chourineur

 

 

 

XX

Récit du Chourineur


La confusion du Chourineur était d’autant plus profonde, qu’il venait d’entendre le médecin noir appeler Rodolphe monseigneur à plusieurs reprises.
 
– Mais approche donc… donne-moi ta main ! dit Rodolphe.
 
– Pardon, monsieur… non, je voulais dire monseigneur… mais…
 
– Appelle-moi monsieur Rodolphe, comme toujours… J’aime mieux cela.
 
– Et moi aussi je serai moins gêné… Mais, pour ma main, excusez… j’ai fait tant d’ouvrage depuis tantôt…
 
Et il avança timidement sa main noire et calleuse.
 
Rodolphe la serra cordialement.
 
– Voyons, assieds-toi et raconte-moi tout… comment as-tu découvert la cave ?… Mais j’y songe, le Maître d’école ?
 
– Il est en sûreté, dit le médecin noir.
 
– Ficelés comme deux carottes de tabac… lui et la Chouette… Vu la figure qu’ils doivent se faire s’ils se regardent, ils doivent joliment se répugner à l’heure qu’il est.
 
– Et mon pauvre Murph ! Mon Dieu, j’y pense seulement maintenant ! David, où a-t-il été blessé ?
 
– Au côté droit, monseigneur… heureusement vers la dernière fausse côte…
 
– Oh ! il me faudra une vengeance terrible, terrible !… David ! je compte sur vous.
 
– Monseigneur le sait, je suis à lui âme et corps, répondit froidement le Noir.
 
– Mais comment es-tu arrivé à temps, mon brave ? dit Rodolphe au Chourineur.
 
– Si vous vouliez, monseign… non, monsieur Rodolphe… je commencerais par le commencement.
 
– Tu as raison ; je t’écoute.
 
– Vous savez qu’hier soir vous m’avez dit, en revenant de la campagne, où vous étiez allé avec la pauvre Goualeuse : « Tâche de trouver le Maître d’école dans la Cité ; tu lui diras que tu sais un bon coup à faire, que tu ne veux pas en être ; mais que s’il veut ta place il n’a qu’à se trouver demain (c’était ce matin) à la barrière de Bercy, au Panier-Fleuri, et que là il verrait celui qui a nourri le poupard[1]. »
 
– Très-bien !
 
– En vous quittant, je trotte à la Cité… Je vas chez l’ogresse : pas de Maître d’école ; je fais la rue Saint-Éloi, la rue aux Fèves, la rue de la Vieille-Draperie… personne… Enfin je l’empaume avec cette limace de Chouette au parvis Notre-Dame, chez un petit tailleur, revendeur, receleur et voleur ; ils voulaient flamber avec l’argent volé du grand monsieur en deuil qui voulait vous faire quelque chose ; ils achetaient des défroques d’hasard. La Chouette marchandait un châle rouge… Vieux monstre !… Je dévide mon chapelet au Maître d’école : il me dit que ça lui va, et qu’il sera au rendez-vous. Bon ! Ce matin, selon vos ordres d’hier, j’accours ici vous rendre la réponse… Vous me dites : « Mon garçon, reviens demain matin avant le jour, tu passeras la journée dans la maison, et le soir… tu verras quelque chose qui en vaut la peine… » Vous ne m’en jaspinez pas plus ; mais j’en comprends d’avantage. Je me dis : « C’est un coup monté pour faire une farce au Maître d’école demain, en l’amorçant pour une affaire. C’est un vrai scélérat… Il a assassiné le marchand de bœufs… J’en suis… »
 
– Et mon tort a été de ne pas tout te dire, mon garçon… Cet affreux malheur ne serait peut-être pas arrivé.
 
– Ça vous regardait, monsieur Rodolphe ; ce qui me regardait, moi, c’était de vous servir… parce qu’enfin… je ne sais comment ça se fait, je vous l’ai déjà dit, je me sens comme votre bouledogue ; enfin… suffit… Je dis donc : « C’est demain la noce, aujourd’hui j’ai congé, M. Rodolphe m’a payé les deux journées que j’ai perdues, et deux autres d’avance, car voilà trois jours que je ne parais pas chez mon maître débardeur, et, n’étant pas millionnaire, le travail… c’est mon pain. » Je m’ajoute : « Tiens, au fait, M. Rodolphe me paye mon temps, mon temps lui appartient, je vas l’employer pour lui. » Ça me donne l’idée que voilà : « Le Maître d’école est malin, il doit craindre une souricière. M. Rodolphe lui proposera la chose pour demain, c’est vrai ; mais le gueux est capable de venir dans la journée flâner par ici pour reconnaître les alentours et, s’il se défie de M. Rodolphe, d’amener un autre grinche, ou bien encore de dire : À demain, et de faire le coup pour son compte aujourd’hui. »
 
– Tu as deviné juste… c’est ce qui est arrivé… Et la Providence a voulu que je te doive la vie !
 
– C’est étonnant, monsieur Rodolphe, comme depuis que je vous connais il m’aboule des choses qui ont l’air de se manigancer là-haut ! Et puis j’ai des idées que je n’avais jamais eues, depuis que vous m’avez dit : « Mon garçon, il y a en toi du cœur et de l’honneur. » Du cœur ! de l’honneur ! tonnerre ! ces mots-là vous remuent quelque chose dans le ventre. Allez, monsieur Rodolphe, quand on est habitué à s’entendre crier au loup, au chien enragé ! quand on veut seulement approcher des honnêtes gens…
 
– Ainsi, tu as depuis quelques jours des pensées nouvelles pour toi ?
 
– Bien sûr, monsieur Rodolphe. Tenez, je me disais encore : Maintenant, je connaîtrais quelqu’un qui aurait fait un mauvais coup… la boisson, la colère… enfin… n’importe quoi… je lui dirais : « Mon homme, tu as fait un mauvais coup, c’est bon… Mais c’est pas tout ça ; ce n’est pas pour le roi de Prusse que le bon Dieu compose les gens qui se noient, qui rôtissent ou qui crèvent de faim ; tu vas me faire l’amitié, si tu gagnes quarante sous, d’en donner vingt à des pauvres vieux, ou à des petits enfants ; enfin à ceux qui, plus malheureux que toi, n’ont ni pain ni force… et surtout n’oublie pas, mon homme, que s’il y a quelqu’un à sauver en risquant sa peau à coup sûr, c’est actuellement ton négoce ! Moyennant ça, et que tu ne recommences pas tes bêtises, tu me trouveras toujours… » Mais, pardon, monsieur Rodolphe, je bavarde… et vous êtes curieux…
 
– Non ; j’aime à entendre parler ainsi. Et puis je ne saurai que trop tôt comment est arrivé l’horrible malheur dont mon pauvre Murph a été la victime… Je me croyais certain de ne pas quitter le Maître d’école d’un pas, d’une minute, durant cette dangereuse entreprise… Alors il m’eût tué mille fois… avant que de toucher à Murph. Hélas ! le sort en a décidé autrement… Continue, mon garçon.
 
– Voulant donc employer mon temps pour vous, monsieur Rodolphe, je me dis : « Faut aller m’embosser quelque part d’où je puisse voir les murs, la porte du jardin, il n’y a que cette entrée-là… Si je trouve un bon coin… il pleut, j’y resterai toute la journée, toute la nuit surtout, et demain matin je serai tout porté… » Je m’étais dit ça sur le coup de deux heures, à Batignolles, où j’avais été manger un morceau en vous quittant, monsieur Rodolphe… Je reviens aux Champs-Élysées… Je cherche à me nicher… Qu’est-ce que je vois ? Un petit bouchon à dix pas de votre porte… Je m’établis au rez-de-chaussée, près de la fenêtre, je demande un litre et un quarteron de noix, disant que j’attends des amis… un bossu et une grande femme, ça a l’air plus naturel. Je m’installe, et me voilà à dévisager votre porte… Il pleuvait, le tremblement ; personne ne passait, la nuit venait…
 
– Mais, dit Rodolphe en interrompant le Chourineur, pourquoi n’es-tu pas allé chez moi ?
 
– Vous m’avez dit de revenir le lendemain matin, monsieur Rodolphe… Je n’ai pas osé revenir avant. J’aurais eu l’air de faire le câlin, le brosseur, comme disent les troupiers. Après tout, je sais ce que je suis, un fagot affranchi[2], et quand quelqu’un comme vous est avec moi comme vous êtes, monsieur Rodolphe… il ne faut pas aller à lui que s’il vous dit : « Viens ! » Après ça, je verrais une araignée sur le collet de votre habit que je vous l’ôterais et je l’écraserais sans vous en demander la permission… Vous comprenez ?… J’étais donc à la fenêtre du bouchon, cassant mes noix et buvant ma piquette, lorsqu’à travers le brouillard je vois débouler la Chouette avec le môme à Bras-Rouge, le petit Tortillard…
 
– Bras-Rouge ! Il est donc le maître du cabaret souterrain des Champs-Élysées ? s’écria Rodolphe.
 
– Oui, monsieur Rodolphe ; vous ne le saviez pas ?
 
– Non, je croyais qu’il demeurait dans la Cité…
 
– Il y demeure aussi… il demeure partout, Bras-Rouge… C’est un fin et fier gueux, allez, avec sa perruque jaune et son nez pointu… Finalement, quand je vois débouler la Chouette et Tortillard, je me dis : « Bon, ça va chauffer ! » En effet, Tortillard se blottit dans un des fossés de l’allée, en face de votre porte, comme s’il se mettait à l’abri de l’ondée, et il fait la taupe… La Chouette, elle, ôte son bonnet, le met dans sa poche et sonne à la porte. Ce pauvre M. Murph, votre ami, vient ouvrir à la borgnesse ; et la voilà qui fait ses grands bras en courant dans le jardin. Je donnais en moi-même ma langue aux chiens de ne pouvoir deviner ce que venait faire la Chouette… Enfin elle ressort, remet son bonnet, dit deux mots à Tortillard, qui rentre dans son trou ; et elle détale… Je me continue : « Minute !… ne nous embrouillons pas. Tortillard est venu avec la Chouette ; le Maître d’école et M. Rodolphe sont donc chez Bras-Rouge. La Chouette est venue battre l’antif[3]dans la maison ; ils vont donc faire le coup ce soir. S’ils font le coup ce soir, M. Rodolphe, qui croit qu’il se fera demain, est donc enfoncé. Si M. Rodolphe est enfoncé, je dois aller chez Bras-Rouge voir de quoi il retourne ; oui, mais si pendant ce temps-là le Maître d’école arrive… c’est juste. Alors, tant pis, je vais entrer dans la maison et dire à M. Murph : « Méfiez-vous ». Oui, mais cette petite vermine de Tortillard est près de la porte, il m’entendra sonner, il me verra, il donnera l’éveil à la Chouette ; si elle revient… ça gâtera tout… d’autant plus que M. Rodolphe s’est peut-être arrangé autrement pour ce soir… » Tonnerre ! ces oui et ces non me papillotaient dans la cervelle… J’étais abruti, je n’y voyais plus que du feu… je ne savais que faire ; je me dis : « Je vais sortir, le grand air me conseillera peut-être » Je sors… il me conseille, j’ôte ma blouse et ma cravate, je vas au fossé de Tortillard, je prends le moutard par la peau du dos ; il a beau gigoter, m’égratigner et piailler… je l’entortille dans ma blouse comme dans un sac, j’en noue un bout avec les manches, l’autre avec ma cravate, il pouvait respirer ; je prends le paquet sous mon bras, je vois près de là un jardin maraîcher entouré d’un petit mur ; je jette Tortillard au milieu d’un plant de carottes ; il grognait sourd comme un cochon de lait, mais à deux pas on ne l’entendait pas… Je file, il était temps ! Je grimpe sur un des grands arbres de l’allée, juste en face votre porte, au-dessus du fossé de Tortillard. Dix minutes après j’entends marcher ; il pleuvait toujours. Il faisait si noir… si noir, que le boulanger[4]aurait marché sur sa queue… J’écoute : c’était la Chouette : « Tortillard… Tortillard… » qu’elle dit tout bas. Oui, cherche ton Tortillard ! « Il pleut, le môme se sera lassé d’attendre, dit le Maître d’école, en jurant. Si je l’attrape, je l’écorche ! ! !
 
« – Fourline, prends garde, reprit la Chouette, peut-être qu’il sera venu nous prévenir de quelque chose. Si c’était une souricière !… L’autre ne voulait faire le coup qu’à dix heures.
 
« – C’est pour ça, répond le Maître d’école, il n’en est que sept. Tu as vu l’argent… Qui ne risque rien n’a rien ; donne-moi la pince et le ciseau froid. »
 
– Ces instruments ? demanda Rodolphe.
 
– Ils venaient de chez Bras-Rouge ; oh ! il a une maison bien montée. En un rien la porte est forcée. « Reste-là, dit le Maître d’école à la Chouette ; attention, et crible à la grive[5]si tu entends quelque chose. – Passe ton surin dans une boutonnière de ton gilet, pour pouvoir le tirer tout de suite », dit la borgnesse. Et le Maître d’école entre dans le jardin. Je me dis tout de suite : « M. Rodolphe n’est pas là ; il est mort ou vivant dans ce moment-ci ; je n’y peux rien, mais les amis de nos amis sont nos… » Oh ! non ; pardon, Monseigneur !
 
– Va, va. Eh bien ?
 
– Je me dis : « Le Maître d’école peut assassiner M. Murph, l’ami à Rodolphe, qui ne s’attend à rien. C’est là où ça chauffe d’abord. » Je saute de mon arbre, je tombe sur la Chouette : je l’étourdis de deux coups de poing… choisis… Elle tombe sans souffler… J’entre dans le jardin… Tonnerre ! monsieur Rodolphe !… c’était trop tard…
 
– Pauvre Murph ! !…
 
– Entendant du bruit à la porte, il était sans doute sorti du vestibule ; il se roulait avec le Maître d’école sur le petit perron ; déjà blessé, il tenait toujours ferme, sans crier au secours. Brave homme ! il est comme les bons chiens : « Des coups de dent, pas de coups de gueule », que je me dis… et je me jette à pile ou face sur tous les deux, en empoignant le Maître d’école par une gigue, c’était le seul morceau de disponible pour le moment.
 
« Vive la Charte ! c’est moi ! le Chourineur ! Part à deux, monsieur Murph !
 
« – Ah ! brigand ! mais d’où sors-tu donc ? me crie le Maître d’école, étourdi de ça.
 
« – Curieux, va ! » que je lui réponds en lui tenaillant une de ses jambes entre mes genoux, et en lui empoignant un aileron : c’était celui du poignard, c’était le bon.
 
« Et… Rodolphe ? » me crie M. Murph, tout en m’aidant.
 
– Brave, excellent homme ! murmura Rodolphe avec douleur.
 
– « Je n’en sais rien, que je réponds. Ce gueux-là l’a peut-être tué. » Et je redouble sur le Maître d’école, qui tâchait de me larder avec son poignard ; mais j’étais couché la poitrine sur son bras, il n’avait que le poignet de libre. « Vous êtes donc tout seul ? que je dis à M. Murph, en continuant de nous débattre avec le Maître d’école.
 
« – Il y a du monde près d’ici, mais on ne m’entendrait pas crier.
 
« – Est-ce loin ?
 
« – Il y en a pour dix minutes.
 
« – Crions au secours, s’il y a des passants, ils viendront nous aider.
 
« – Non ; puisque nous le tenons, il faut le garder ici… Mais je me sens faible… je suis blessé, me dit M. Murph.
 
« – Tonnerre ! alors… courez chercher du secours, si vous en avez le temps. Je tâcherai de le retenir ; ôtez-lui son couteau, aidez-moi seulement à me battre sur lui ; quoiqu’il soit deux fois fort comme moi, je m’en charge, une fois que je l’aurai accroché. » Le Maître d’école ne disait rien, on ne l’entendait que souffler comme un bœuf ; mais, tonnerre ! ! ! quels efforts. M. Murph n’avait pas pu lui arracher son poignard, la poigne de cet homme-là c’est un étau. Enfin, en pesant toujours de tout mon corps sur son bras droit, je lui passe mes deux mains derrière le cou et je les joins… comme si je voulais l’embrasser. De le crocher comme ça, c’était mon ambition, alors je dis à Murph : « Dépêchez-vous… je vous attends. Si vous avez quelqu’un de trop, faite ramasser la Chouette derrière la porte du jardin, je l’ai engourdie. » Je reste seul avec le Maître d’école. Il savait ce qui l’attendait.
 
– Il ne le savait pas !… ni toi non plus, mon brave, dit Rodolphe d’un air sombre, les traits contractés par cette expression dure, presque féroce, dont nous avons parlé.
 
Le Chourineur, étonné, dit à Rodolphe :
 
– Je croyais que le Maître d’école se doutait de ce qui l’attendait ; car, tonnerre ! c’est pas pour me vanter… mais il y a eu un moment où je n’étais pas à la noce. Nous étions moitié par terre, moitié sur la dernière dalle du perron… J’avais mes bras autour de son cou… ma joue contre sa joue. J’entendais ses dents grincer. Il faisait noir… il pleuvait toujours, et la lampe restée dans le vestibule, nous éclairait un peu. J’avais passé une de ses jambes dans les miennes. Malgré ça, il avait les reins si forts qu’il nous soulevait tous les deux à un pied de terre. Il voulait me mordre, mais il ne pouvait pas. Jamais je ne m’étais senti si vigoureux. Tonnerre ! le cœur me battait, mais dans un bon endroit. Je me disais : « Je suis comme quelqu’un qui s’accrocherait à un chien enragé pour l’empêcher de se jeter sur le monde. »
 
« Laisse-moi me sauver, et je ne te ferai rien, me dit le Maître d’école.
 
« – Ah ! tu es lâche ! que je lui dis ; ton courage n’est donc que ta force ? Tu n’aurais pas osé assassiner le marchand de bœufs de Poissy pour le voler s’il avait été seulement aussi fort que moi, hein !
 
– Non, me dit-il, mais je vais te tuer comme lui. »
 
– En disant ça, il fit un haut-le-corps violent, en roidissant les jambes en même temps, qu’il me jeta de côté ; mais j’avais toujours mes mains croisées sous sa tête, et son bras droit sous moi. Une fois qu’il a eu les deux jambes libres, il s’en est solidement servi. Ça lui a donné de l’élan. Il m’a retourné à demi. Si je n’avais pas tenu bon le bras du poignard, j’étais fini. Dans ce moment-là, mon poignet gauche a porté à faux ; j’ai été obligé de desserrer les doigts. Ça se gâtait. Je me dis : « Je suis dessous, il est dessus ; il va me tuer. C’est égal, j’aime mieux ma place que la sienne… M. Rodolphe m’a dit que j’avais du cœur et de l’honneur. Je sens que c’est vrai. » J’en étais là, quand j’aperçois la Chouette tout debout sur le perron… avec son œil rond et son châle rouge. Tonnerre ! j’ai cru avoir le cauchemar. « Finette ! lui crie le Maître d’école, j’ai laissé tomber le couteau ; ramasse-le… là… sous lui… et frappe… dans le dos, entre les épaules.
 
« – Attends, attends, Fourline, que je m’y reconnaisse… » Et voilà la chouette qui tourne… qui tourne autour de nous comme un oiseau de malheur qu’elle était. Enfin elle voit le poignard… veut sauter dessus. J’étais à plat ventre, je lui envoie un coup de talon dans l’estomac, je la renverse ; mais elle se lève et s’acharne. Je n’en pouvais plus ; je me cramponnais encore au Maître d’école ; mais il me donnait en dessous des coups si forts dans la mâchoire que j’allais tout lâcher. Je commençais à m’étourdir… lorsque je vois trois ou quatre gaillards armés qui dégringolent le perron… et M. Murph, tout pâle, se soutenant à peine sur M. le médecin. On empoigne le Maître d’école et la Chouette, et ils sont ficelés. C’était pas tout, ça. Il me fallait M. Rodolphe. Je saute sur la Chouette, je me souviens de la dent de la pauvre Goualeuse, je lui empoigne le bras, et je le lui tords en lui disant : « Où est M. Rodolphe ? » Elle tient bon. Au second tour, elle me crie : « Chez Bras-Rouge, dans la cave, au Cœur-Saignant. » Bon. En passant, je veux prendre Tortillard dans sa planche de carottes ; c’était mon chemin. Je regarde… il n’y avait plus rien que ma blouse. Il l’avait rongée avec ses dents. J’arrive au Cœur-Saignant, je saute à la gorge de Bras-Rouge. « Où est le jeune homme qui est venu ici ce soir avec le Maître d’école ?
 
« – Ne me serre pas si fort, je vais te le dire ; on a voulu lui faire une farce, on l’a enfermé dans ma cave ; nous allons lui ouvrir. » Nous descendons… personne : « Il sera sorti pendant que j’avais le dos tourné, dit Bras-Rouge ; tu vois bien qu’il n’y a personne. » Je m’en allais tout triste, lorsqu’à la lueur de la lanterne je vois une autre porte. J’y cours, je tire à moi, je reçois comme qui dirait un fameux seau d’eau sur la boule. Je vois vos deux pauvres bras en l’air. Je vous repêche et je vous rapporte ici sur mon dos, vu qu’il n’y avait personne pour aller chercher un fiacre. Voilà, monsieur Rodolphe, et je puis dire, sans me vanter, que je suis fièrement content…
 
– Mon garçon, je te dois la vie… c’est une dette… je l’acquitterai, sois-en sûr, et de toutes les façons… tu as tant de cœur… que tu partageras le sentiment qui m’anime à cette heure… je ressens une affreuse inquiétude pour l’ami que tu as, si vaillamment sauvé, et un besoin de vengeance féroce contre celui qui a failli vous tuer tous deux.
 
– Je comprends ça, monsieur Rodolphe… sauter sur vous en traître, vous jeter dans un cave et vous porter évanoui dans un caveau pour vous noyer, ça mérite ce qui revient au Maître d’école… il m’a avoué qu’il avait assassiné le marchand de bœufs. Je ne suis pas capon, mais, tonnerre ! j’irais cette fois de bon cœur chercher la garde pour le faire empoigner, le brigand !
 
– David, voulez-vous aller savoir des nouvelles de Murph ! dit Rodolphe sans répondre au Chourineur. Vous reviendrez ensuite.
 
Le Noir sortit.
 
– Sais-tu où est le Maître d’école, mon garçon ?
 
– Dans une salle basse avec la Chouette. Vous allez envoyer chercher la garde, monsieur Rodolphe ?
 
– Non…
 
– Est-ce que vous voudriez le lâcher ? Ah ! monsieur Rodolphe, pas de ces générosités-là. J’en reviens à ce que j’ai dit, c’est un chien enragé. Prenez garde aux passants !
 
– Il ne mordra plus personne… rassure-toi.
 
– Vous allez donc le renfermer quelque part ?
 
– Non ! dans une demi-heure il sortira d’ici.
 
– Le Maître d’école ?
 
– Oui.
 
– Sans gendarmes ?
 
– Oui…
 
– Comment ! il sortira d’ici libre ?
 
– Libre…
 
– Et tout seul ?
 
– Oui, tout seul…
 
– Mais il ira… ?
 
– Où il voudra, dit Rodolphe en interrompant le Chourineur avec un sourire qui l’épouvanta…
 
Le Noir rentra.
 
– Eh bien ! David… et Murph… ?
 
– Il sommeille, monseigneur, dit tristement le médecin. La respiration est toujours… oppressée…
 
– Toujours du danger ?
 
– Sa position… est très-grave, monseigneur… Pourtant, il faut espérer…
 
– Oh ! Murph ! vengeance !… vengeance !… s’écria Rodolphe avec une fureur froide et concentrée. Puis il ajouta : David… un mot…
 
Et il parla tout bas à l’oreille du Noir.
 
Celui-ci tressaillit.
 
– Vous hésitez ? lui dit Rodolphe. Je vous ai pourtant souvent entretenu de cette idée… Le moment de l’appliquer est venu…
 
– Je n’hésite pas, monseigneur… Cette idée, je l’approuve… elle renferme toute une réforme pénale digne de l’examen des grands criminalistes, car cette peine serait à la fois… simple… terrible… et juste… Dans ce cas-ci, elle est applicable. Sans nombrer les crimes qui ont jeté ce brigand au bagne pour sa vie… il a commis trois meurtres… le marchand de bœufs… Murph… et vous, c’est justice…
 
– Et il aura encore devant lui l’horizon sans bornes du repentir, ajouta Rodolphe. Bien, David… vous me comprenez…
 
– Nous concourrons à la même œuvre… monseigneur…
 
Après un moment de silence, Rodolphe ajouta :
 
– Ensuite cinq mille francs lui suffiront-ils, David ?
 
– Parfaitement, monseigneur.
 
– Mon garçon, dit Rodolphe au Chourineur ébahi, j’ai deux mots à dire à monsieur. Pendant ce temps-là, va dans la chambre à côté… tu trouveras un grand portefeuille rouge sur un bureau ; tu y prendras cinq billets de mille francs que tu m’apporteras…
 
– Et pour qui ces cinq mille francs ? s’écria involontairement le Chourineur.
 
– Pour le Maître d’école… et tu diras en même temps qu’on l’amène ici…
 


[1] Qui a préparé le vol.
[2] Forçat libéré.
[3] Espionner.
[4] Le diable.
[5] Crie : prends garde.