Les Mystères de Paris

| 5.02 - Le piège

 

 

 

II

Le piège


Mme d’Harville s’aperçut que Rodolphe la contemplait en silence. Elle rougit, baissa les yeux, puis, les relevant avec une confusion charmante, elle lui dit :
 
– Vous riez de mon exaltation, monseigneur ! C’est que je suis impatiente de goûter ces douces joies qui vont animer ma vie, jusqu’à présent triste et inutile. Tel n’était pas sans doute le sort que j’avais rêvé… Il est un sentiment, un bonheur, le plus vif de tous… que je ne dois jamais connaître. Quoique bien jeune encore, il me faut y renoncer !… ajouta Clémence avec un soupir contraint. Puis elle reprit : Mais enfin, grâce à vous, mon sauveur, toujours grâce à vous, je me serai créé d’autres intérêts ; la charité remplacera l’amour. J’ai déjà dû à vos conseils de si touchantes émotions ! Vos paroles, monseigneur, ont tant d’influence sur moi !… Plus je médite, plus j’approfondis vos idées, plus je les trouve justes, grandes, fécondes. Puis, quand je songe que, non content de prendre en commisération des peines qui devraient vous être indifférentes, vous me donnez encore les avis les plus salutaires, en me guidant pas à pas dans cette voie nouvelle que vous avez ouverte à un pauvre cœur chagrin et abattu… oh ! monseigneur, quel trésor de bonté renferme donc votre âme ? Où avez-vous puisé tant de généreuse pitié ?
 
– J’ai beaucoup souffert, je souffre encore… voilà pourquoi je sais le secret de bien des douleurs !
 
– Vous, monseigneur, vous malheureux !
 
– Oui, car l’on dirait que, pour me préparer à compatir à toutes les infortunes, le sort a voulu que je les subisse toutes… Ami, il m’a frappé dans mon ami ; amant, il m’a frappé dans la première femme que j’ai aimée avec l’aveugle confiance de la jeunesse ; époux, il m’a frappé dans ma femme ; fils, il m’a frappé dans mon père ; père, il m’a frappé dans mon enfant.
 
– Je croyais, monseigneur, que la grande-duchesse ne vous avait pas laissé d’enfant.
 
– En effet ; mais avant mon mariage j’avais une fille, morte toute petite… Eh bien ! si étrange que cela vous paraisse, la perte de cette enfant, que j’ai vue à peine, est le regret de toute ma vie. Plus je vieillis, plus ce chagrin devient profond ! Chaque année en redouble l’amertume ; on dirait qu’il grandit en raison de l’âge que devrait avoir ma fille. Maintenant elle aurait dix-sept ans !
 
– Et sa mère, monseigneur, vit-elle encore ? demanda Clémence après un moment d’hésitation.
 
– Oh ! ne m’en parlez pas, s’écria Rodolphe, dont les traits se rembrunirent à la pensée de Sarah. Sa mère est une indigne créature, une âme bronzée par l’égoïsme et par l’ambition. Quelquefois je me demande s’il ne vaut pas mieux pour ma fille d’être morte que d’être restée aux mains de sa mère.
 
Clémence éprouva une sorte de satisfaction en entendant Rodolphe s’exprimer ainsi.
 
– Oh ! je conçois alors, s’écria-t-elle, que vous regrettiez doublement votre fille.
 
– Je l’aurais tant aimée !… Et puis il me semble que chez nous autres princes il y a toujours dans notre amour pour un fils une sorte d’intérêt de race et de nom, d’arrière-pensée politique. Mais une fille ! une fille ! on l’aime pour elle seule. Par cela même que l’on a vu, hélas ! l’humanité sous ses faces les plus sinistres, quelles délices de se reposer dans la contemplation d’une âme candide et pure ! de respirer son parfum virginal, d’épier avec une tendresse inquiète ses tressaillements ingénus ! La mère la plus folle, la plus fière de sa fille, n’éprouve pas ces ravissements ; elle lui est trop pareille pour l’apprécier, pour goûter ces douceurs ineffables ; elle appréciera bien davantage les mâles qualités d’un fils vaillant et hardi. Car enfin ne trouvez-vous pas que ce qui rend encore plus touchant peut-être l’amour d’une mère pour son fils, l’amour d’un père pour sa fille, c’est que dans ces affections il y a un être faible qui a toujours besoin de protection ? Le fils protège sa mère, le père protège sa fille.
 
– Oh ! c’est vrai, monseigneur.
 
– Mais, hélas ! à quoi bon comprendre ces jouissances ineffables, lorsqu’on ne doit jamais les éprouver ! reprit Rodolphe avec abattement.
 
Clémence ne put retenir une larme, tant l’accent de Rodolphe avait été profond, déchirant.
 
Après un moment de silence, rougissant presque de l’émotion à laquelle il s’était laissé entraîner, il dit à Mme d’Harville en souriant tristement :
 
– Pardon, madame, mes regrets et mes souvenirs m’ont emporté malgré moi ; vous m’excuserez, n’est-ce pas ?
 
– Ah ! monseigneur, croyez que je partage vos chagrins. N’en ai-je pas le droit ? N’avez-vous pas partagé les miens ? Malheureusement les consolations que je puis vous offrir sont vaines…
 
– Non, non… le témoignage de votre intérêt m’est doux et salutaire ; c’est déjà presque un soulagement de dire que l’on souffre… et je ne vous l’aurais pas dit sans la nature de notre entretien, qui a réveillé en moi des souvenirs douloureux… C’est une faiblesse, mais je ne puis entendre parler d’une jeune fille sans songer à celle que j’ai perdue…
 
– Ces préoccupations sont si naturelles ! Tenez, monseigneur, depuis que je vous ai vu, j’ai accompagné dans ses visites aux prisons une femme de mes amies qui est patronnesse de l’œuvre des jeunes détenues de Saint-Lazare ; cette maison renferme des créatures bien coupables. Si je n’avais pas été mère, je les aurais jugées, sans doute, avec encore plus de sévérité… tandis que je ressens pour elles une pitié douloureuse en songeant que peut-être elles n’eussent pas été perdues sans l’abandon et la misère où on les a laissées depuis leur enfance… Je ne sais pourquoi, après ces pensées, il me semble aimer ma fille davantage encore…
 
– Allons, courage, dit Rodolphe avec un sourire mélancolique. Cet entretien me laisse rassuré sur vous… Une voie salutaire vous est ouverte ; en la suivant vous traverserez, sans faillir, ces années d’épreuves si dangereuses pour les femmes, et surtout pour une femme douée comme vous l’êtes. Votre mérite sera grand… vous aurez encore à lutter, à souffrir… car vous êtes bien jeune, mais vous reprendrez des forces en songeant au bien que vous aurez fait… à celui que vous aurez à faire encore…
 
Mme d’Harville fondit en larmes.
 
– Au moins, dit-elle, votre appui, vos conseils ne me manqueront jamais, n’est-ce pas, monseigneur ?
 
– De près ou de loin, toujours je prendrai le plus vif intérêt à ce qui vous touche… toujours, autant qu’il sera en moi, je contribuerai à votre bonheur… à celui de l’homme auquel j’ai voué la plus constante amitié.
 
– Oh ! merci de cette promesse, monseigneur, dit Clémence en essuyant ses larmes. Sans votre généreux soutien, je le sens, mes forces m’abandonneraient… mais, croyez-moi… je vous le jure ici, j’accomplirai courageusement mon devoir.
 
À ces mots, une petite porte cachée dans la tenture s’ouvrit brusquement.
 
Clémence poussa un cri ; Rodolphe tressaillit.
 
M. d’Harville parut, pâle, ému, profondément attendri, les yeux humides de larmes.
 
Le premier étonnement passé, le marquis dit à Rodolphe en lui donnant la lettre de Sarah :
 
– Monseigneur… voici la lettre infâme que j’ai reçue tout à l’heure devant vous… Veuillez la brûler après l’avoir lue.
 
Clémence regardait son mari avec stupeur.
 
– Oh ! c’est infâme ! s’écria Rodolphe indigné.
 
– Eh bien ! monseigneur… Il y a quelque chose de plus lâche encore que cette lâcheté anonyme… C’est ma conduite !
 
– Que voulez-vous dire ?
 
– Tout à l’heure, au lieu de vous montrer cette lettre franchement, hardiment, je vous l’ai cachée, j’ai feint le calme pendant que j’avais la jalousie, la rage, le désespoir dans le cœur… Ce n’est pas tout… Savez-vous ce que j’ai fait, monseigneur ? Je suis allé honteusement me tapir derrière cette porte pour vous épier… Oui, j’ai été assez misérable pour douter de votre loyauté, de votre honneur… Oh ! l’auteur de ces lettres sait à qui il les adresse… Il sait combien ma tête est faible… Eh bien ! monseigneur, dites, après avoir entendu ce que je viens d’entendre, car je n’ai pas perdu un mot de votre entretien, car je sais quels intérêts vous attirent rue du Temple… après avoir été assez bassement défiant pour me faire le complice de cette horrible calomnie en y croyant… n’est-ce pas à genoux que je dois vous demander grâce et pitié ?… Et c’est que ce que je fais, monseigneur… et c’est ce que je fais, Clémence car je n’ai plus d’espoir que dans votre générosité.
 
– Eh ! mon Dieu, mon cher Albert, qu’ai-je à vous pardonner ? dit Rodolphe en tendant ses deux mains au marquis avec la plus touchante cordialité. Maintenant, vous savez nos secrets, à moi et à Mme d’Harville ; j’en suis ravi, je pourrai vous sermonner tout à mon aise. Me voici votre confident forcé, et, ce qui vaut encore mieux, vous voici le confident de Mme d’Harville : c’est dire que vous connaissez maintenant tout ce que vous devez attendre de ce noble cœur.
 
– Et vous, Clémence, dit tristement M. d’Harville à sa femme, me pardonnerez-vous encore cela ?
 
– Oui, à condition que vous m’aiderez à assurer votre bonheur… Et elle tendit la main à son mari, qui la serra avec émotion.
 
– Ma foi, mon cher marquis, s’écria Rodolphe, nos ennemis sont maladroits ! Grâce à eux, nous voici plus intimes que par le passé. Vous n’avez jamais plus justement apprécié Mme d’Harville, jamais elle ne vous a été plus dévouée. Avouez que nous sommes bien vengés des envieux et des méchants ! C’est toujours cela, en attendant mieux… car je devine d’où le coup est parti, et je n’ai pas l’habitude de souffrir patiemment le mal que l’on fait à mes amis. Mais ceci me regarde. Adieu, madame, voici notre intrigue découverte, vous ne serez plus seule à secourir vos protégés. Soyez tranquille, nous renouerons bientôt quelque mystérieuse entreprise, et le marquis sera bien fin s’il la découvre.
 
 
Après avoir accompagné Rodolphe jusqu’à sa voiture pour le remercier encore, le marquis rentra chez lui sans revoir Clémence.