XIX
La dette
Morel le lapidaire avait souvent assisté à des scènes aussi tristes que celles que nous venons de raconter ; pourtant il s’écria, dans un accès de désespoir, en jetant son fouet sur son établi :
– Oh ! Quelle vie ! quelle vie !
– Est-ce ma faute, à moi, si ma mère est idiote ? dit Madeleine en pleurant.
– Est-ce la mienne ? dit Morel. Qu’est-ce que je demande ? de me tuer de travail pour vous tous. Jour et nuit je suis à l’ouvrage ; je ne me plains pas, tant que j’en aurai la force, j’irai ; mais je ne peux pas non plus faire mon état et être en même temps gardien de fou, de malade et d’enfants ! Non, le ciel n’est pas juste à la fin ! Non, il n’est pas juste ! C’est trop de misère pour un seul homme ! dit le lapidaire avec un accent déchirant.
Et, accablé, il retomba sur son escabeau, la tête cachée dans ses mains.
– Puisqu’on n’a pas voulu prendre ma mère à l’hospice, parce qu’elle n’était pas assez folle, qu’est-ce que tu veux que j’y fasse, moi, là ? dit Madeleine de sa voix traînante, dolente et plaintive. Quand tu te tourmenteras de ce que tu ne peux pas empêcher, à quoi ça t’avancera-t-il ?
– À rien, dit l’artisan ; et il essuya ses yeux qu’une larme avait mouillés ; à rien… tu as raison. Mais quand tout vous accable, on n’est quelquefois pas maître de soi.
– Oh ! mon Dieu, mon Dieu ! que j’ai soif ! Je frissonne, et la fièvre me brûle, dit Madeleine.
– Attends, je vais te donner à boire.
Morel alla prendre la cruche sous le toit. Après avoir difficilement brisé la glace qui recouvrait l’eau, il remplit une tasse de ce liquide gelé et s’approcha du grabat de sa femme, qui étendait vers lui ses mains impatientes.
Mais, après un moment de réflexion, il lui dit :
– Non, ça serait trop froid ; dans un accès de fièvre, ça te ferait du mal.
– Ça me fera du mal ? Tant mieux, donne vite alors, reprit Madeleine avec amertume ; ça sera plus tôt fini, ça te débarrassera de moi, tu n’auras plus qu’à être gardien de fou et d’enfants. La malade sera de moins.
– Pourquoi me parler comme cela, Madeleine ? je ne le mérite pas, dit tristement Morel. Tiens, ne me fais pas de chagrin, c’est tout juste s’il me reste assez de raison et de force pour travailler ; je n’ai pas la tête bien solide, elle n’y résisterait pas ; et alors qu’est-ce que vous deviendriez tous ? C’est pour vous que je parle ; s’il ne s’agissait que de moi, je ne m’embarrasserais guère de demain. Dieu merci ! la rivière coule pour tout le monde.
– Pauvre Morel ! dit Madeleine attendrie ; c’est vrai, j’ai eu tort de te dire d’un air fâché que je voudrais te débarrasser de moi. Ne m’en veux pas, mon intention était bonne ; oui, car enfin je vous suis inutile à toi et à nos enfants. Depuis seize mois que je suis alitée… Oh ! mon Dieu ! que j’ai soif ! Je t’en prie, donne-moi à boire.
– Tout à l’heure ; je tâche de réchauffer la tasse entre mes mains.
– Es-tu bon ! Et moi qui te dis des choses dures, encore !
– Pauvre femme, tu souffres ! Ça aigrit le caractère. Dis-moi tout ce que tu voudras, mais ne me dis pas que tu voudrais me débarrasser de toi.
– Mais à quoi te suis-je bonne ?
– À quoi nous sont bons nos enfants ?
– À te surcharger de travail.
– Sans doute ! aussi, grâce à vous autres, je trouve la force d’être à l’ouvrage quelquefois vingt heures par jour, à ce point que j’en suis devenu difforme et estropié. Est-ce que tu crois que sans cela je ferais pour l’amour de moi tout seul le métier que je fais ? Oh ! non, la vie n’est pas assez belle, j’en finirais avec elle.
– C’est comme moi, reprit Madeleine ; sans les enfants, il y a longtemps que je t’aurais dit : « Morel, tu en as assez, moi aussi ; le temps d’allumer un réchaud de charbon, on se moque de la misère… » Mais ces enfants… ces enfants…
– Tu vois donc bien qu’ils sont bons à quelque chose, dit Morel avec une admirable naïveté. Allons, tiens, bois, mais par petites gorgées, car c’est encore bien froid.
– Oh ! merci, Morel, dit Madeleine en buvant avec avidité.
– Assez, assez…
– C’était trop froid ; mon frisson redouble, dit Madeleine en lui rendant la tasse.
– Mon Dieu, mon Dieu ! je te l’avais bien dit, tu souffres…
– Je n’ai plus la force de trembler. Il me semble que je suis saisie de tous les côtés dans un gros glaçon, voilà tout…
Morel ôta sa veste, la mit sur les pieds de sa femme, et resta le torse nu. Le malheureux n’avait pas de chemise.
– Mais tu vas geler, Morel !
– Tout à l’heure, si j’ai trop froid, je reprendrai ma veste un moment.
– Pauvre homme !… ah ! tu as bien raison, le ciel n’est pas juste. Qu’est-ce que nous avons fait pour être si malheureux, tandis que d’autres… ?
– Chacun a ses peines, les grands comme les petits.
– Oui, mais les grands ont des peines qui ne leur creusent pas l’estomac et qui ne les font pas grelotter. Tiens, quand je pense qu’avec le prix d’un de ces diamants que tu polis nous aurions de quoi vivre dans l’aisance, nous et nos enfants, ça révolte. Et à quoi ça leur sert-il, ces diamants ?
– S’il n’y avait qu’à dire : à quoi ça sert-il aux autres ? on irait loin. C’est comme si tu disais : à quoi ça sert-il à ce monsieur, que Mme Pipelet appelle le commandant, d’avoir loué et meublé le premier étage de cette maison, où il ne vient jamais ? À quoi ça lui sert-il d’avoir là de bons matelas, de bonnes couvertures, puisqu’il loge ailleurs ?
– C’est bien vrai. Il y aurait là de quoi nipper pour longtemps plus d’un pauvre ménage comme le nôtre… sans compter que tous les jours Mme Pipelet fait du feu pour empêcher ses meubles d’être abîmés par l’humidité. Tant de bonne chaleur perdue, tandis que nous et nos enfants nous gelons ! Mais tu me diras à ça : nous ne sommes pas des meubles. Oh ! ces riches, c’est si dur !
– Pas plus durs que d’autres, Madeleine. Mais ils ne savent pas, vois-tu, ce que c’est que la misère. Ça naît heureux, ça vit heureux, ça meurt heureux : à propos de quoi veux-tu que ça pense à nous ? Et puis, je te dis… ils ne savent pas… Comment se feraient-ils une idée des privations des autres ? Ont-ils grand-faim, grande est leur joie, ils n’en dînent que mieux. Fait-il grand froid, tant mieux, ils appellent ça une belle gelée : c’est tout simple ; s’ils sortent à pied, ils rentrent ensuite au coin d’un bon foyer, et la froidure leur fait trouver le feu meilleur ; ils ne peuvent donc pas nous plaindre beaucoup, puisqu’à eux la faim et le froid leur tournent à plaisir. Ils ne savent pas, vois-tu, ils ne savent pas !… À leur place nous ferions comme eux.
– Les pauvres gens sont donc meilleurs qu’eux tous, puisqu’ils s’entraident ! Cette bonne petite Mlle Rigolette, qui nous a si souvent veillés, moi ou les enfants, pendant nos maladies, a emmené hier Jérôme et Pierre pour partager son souper. Et son souper, ça n’est guère ; une tasse de lait et du pain. À son âge on a bon appétit ; bien sûr elle se sera privée.
– Pauvre fille ! Oui, elle est bien bonne. Et pourquoi ? parce qu’elle connaît la peine. Et, comme je dis toujours : si les riches savaient ! Si les riches savaient !
– Et cette petite dame qui est venue avant-hier, d’un air effaré, nous demander si nous avions besoin de quelque chose, maintenant elle sait, celle-là, ce que c’est que des malheureux… eh bien ! elle n’est pas revenue.
– Elle reviendra peut-être ; car, malgré sa figure effrayée, elle avait l’air bien doux et bien comme il faut.
– Oh ! avec toi, dès qu’on est riche, on a toujours raison. On dirait que les riches sont faits d’une autre pâte que nous.
– Je ne dis pas cela, reprit doucement Morel ; je dis au contraire qu’ils ont leurs défauts ; nous avons, nous, les nôtres.
« Le malheur est qu’ils ne savent pas… Le malheur est qu’il y a, par exemple, beaucoup d’agents pour découvrir les gueux qui ont commis des crimes, et qu’il n’y a pas d’agents pour découvrir les honnêtes ouvriers accablés de famille qui sont dans la dernière des misères et qui, faute d’un peu de secours donné à point, se laissent quelquefois tenter. C’est bon de punir le mal, ça serait peut-être meilleur de l’empêcher. Vous êtes resté probe jusqu’à cinquante ans ; mais l’extrême misère, la faim vous poussent au mal, et voilà un coquin de plus ; tandis que si on avait su… Mais à quoi bon penser à cela ?… Le monde est comme il est. Je suis pauvre et désespéré, je parle ainsi ; je serais riche, je parlerais de fêtes et de plaisirs.
« Eh bien ! pauvre femme, comment vas-tu ?
– Toujours la même chose… Je ne sens plus mes jambes. Mais toi, tu trembles ; reprends donc ta veste, et souffle cette chandelle qui brûle pour rien ; voilà le jour.
En effet, une lueur blafarde, glissant péniblement à travers la neige dont était obstrué le carreau de la lucarne, commençait à jeter une triste clarté dans l’intérieur de ce réduit et rendait son aspect plus affreux encore. L’ombre de la nuit voilait au moins une partie de ces misères.
– Je vais attendre qu’il fasse assez clair pour me remettre à travailler, dit le lapidaire en s’asseyant sur le bord de la paillasse de sa femme et en appuyant son front dans ses deux mains.
Après quelques moments de silence, Madeleine lui dit :
– Quand Mme Mathieu doit-elle revenir chercher les pierres auxquelles tu travailles ?
– Ce matin. Je n’ai plus qu’une facette d’un diamant faux à polir.
– Un diamant faux !… toi qui ne tailles que des pierres fines, malgré ce qu’on croit dans la maison !
– Comment ! tu ne sais pas !… Mais c’est juste, quand l’autre jour Mme Mathieu est venue, tu dormais. Elle m’a donné dix diamants faux, dix cailloux du Rhin à tailler, juste de la même grosseur et de la même manière que le même nombre de pierres fines qu’elle m’apportait, celles qui sont là avec des rubis. Je n’ai jamais vu des diamants d’une plus belle eau ; ces dix pierres-là valent certainement plus de soixante mille francs.
– Et pourquoi te les fait-elle imiter en faux ?
– Une grande dame à qui ils appartiennent, une duchesse, je crois, a chargé M. Baudoin le joaillier de vendre sa parure et de lui faire faire à la place une parure en pierres fausses. Mme Mathieu, la courtière en pierreries de M. Baudoin, m’a appris cela en m’apportant les pierres vraies, afin que je donne aux fausses la même coupe et la même forme ; Mme Mathieu a chargé de la même besogne quatre autres lapidaires, car il y a quarante ou cinquante pierres à tailler. Je ne pouvais pas tout faire, cela devait être prêt ce matin ; il faut à M. Baudoin le temps de remonter des pierres fausses. Mme Mathieu dit que souvent des dames font ainsi en cachette remplacer leurs diamants par des cailloux du Rhin.
– Tu vois bien, les fausses pierres font le même effet que les vraies, et les grandes dames, qui mettent seulement ça pour se parer, n’auraient jamais l’idée de sacrifier un diamant au soulagement de malheureux comme nous !
– Pauvre femme ! Sois donc raisonnable, le chagrin te rend injuste. Qui est-ce qui sait que nous, les Morel, sommes malheureux ?
– Oh ! quel homme, quel homme ! On te couperait en morceaux, toi, que tu dirais merci.
Morel haussa les épaules avec compassion.
– Combien te devra ce matin Mme Mathieu ? reprit Madeleine.
– Rien, puisque je suis en avance avec elle de cent vingt francs.
– Rien ! Mais nous avons fini hier nos derniers vingt sous.
– Oui, dit Morel d’un air abattu.
– Et comment allons-nous faire ?
– Je ne sais pas.
– Et le boulanger ne veut plus nous fournir à crédit…
– Non, puisque hier j’ai emprunté le quart d’un pain à Mme Pipelet.
– La mère Burette ne nous prêterait rien ?
– Nous prêter !… Maintenant qu’elle a tous nos effets en gage, sur quoi nous prêterait-elle ?… sur nos enfants ? dit Morel avec un sourire amer.
– Mais ma mère, les enfants et toi, vous n’avez mangé hier qu’une livre et demie de pain à vous tous ! Vous ne pouvez pas mourir de faim non plus. Aussi c’est ta faute ; tu n’a pas voulu te faire inscrire cette année au bureau de charité.
– On n’inscrit que les pauvres qui ont des meubles, et nous n’en avons plus ; on nous regarde comme en garni. C’est comme pour être admis aux salles d’asile, il faut que les enfants aient au moins une blouse, et les nôtres n’ont que des haillons ; et puis, pour le bureau de charité, il aurait fallu, pour me faire inscrire, aller, retourner peut-être vingt fois au bureau, puisque nous n’avons pas de protections. Ça me ferait perdre plus de temps que ça ne vaudrait.
– Mais comment faire alors ?
– Peut-être cette petite dame qui est venue hier ne nous oubliera pas.
– Oui, comptes-y. Mais Mme Mathieu te prêtera bien cent sous ; tu travailles pour elle depuis dix ans, elle ne peut pas laisser dans une pareille peine un honnête ouvrier chargé de famille.
– Je ne crois pas qu’elle puisse nous prêter quelque chose. Elle a fait tout ce qu’elle a pu en m’avançant petit à petit cent vingt francs ; c’est une grosse somme pour elle. Parce qu’elle est courtière de diamants et qu’elle en a quelquefois pour cinquante mille francs dans son cabas, elle n’en est pas plus riche. Quand elle gagne cent francs par mois, elle est bien contente, car elle a des charges, deux nièces à élever. Cent sous pour elle, vois-tu, c’est comme cent sous pour nous, et il y a des moments où on ne les a pas, tu le sais bien. Étant déjà de beaucoup en avance avec moi, elle ne peut s’ôter le pain de la bouche à elle et aux siens.
– Voilà ce que c’est que de travailler pour des courtiers au lieu de travailler pour les forts joailliers ; ils sont moins regardants quelquefois. Mais tu te laisses toujours manger la laine sur le dos, c’est ta faute.
– C’est ma faute ! s’écria ce malheureux, exaspéré par cet absurde reproche ; est-ce ta mère ou non qui est cause de toutes nos misères ? S’il n’avait pas fallu payer le diamant qu’elle a perdu, ta mère, nous serions en avance, nous aurions le prix de mes journées, nous aurions les onze cents francs que nous avons retirés de la caisse d’épargne pour les joindre aux treize cents francs que nous a prêtés ce M. Jacques Ferrand, que Dieu maudisse !
– Tu t’obstines encore à ne lui rien demander, à celui-là. Après ça, il est si avare que ça ne servirait peut-être à rien ; mais enfin on essaie toujours.
– À lui ! À lui ! M’adresser à lui ! s’écria Morel ; j’aimerais mieux me laisser brûler à petit feu. Tiens, ne me parle pas de cet homme-là, tu me rendrais fou.
En disant ces mots, la physionomie du lapidaire, ordinairement douce et résignée, prit une expression de sombre énergie, son pâle visage se colora légèrement ; il se leva brusquement du grabat où il était assis et marcha dans la mansarde avec agitation. Malgré son apparence grêle, difforme, l’attitude et les traits de cet homme respiraient alors une généreuse indignation.
– Je ne suis pas méchant, s’écria-t-il ; de ma vie, je n’ai fait de mal à personne, mais, vois-tu, ce notaire[1] !… Oh ! je lui souhaite autant de mal qu’il m’en a fait. Puis, mettant ses deux mains sur son front, il murmura d’une voix douloureuse : Mon Dieu ! pourquoi donc faut-il qu’un mauvais sort que je n’ai pas mérité me livre, moi et les miens, pieds et poings liés, à cet hypocrite ! Aura-t-il donc le droit d’user de sa richesse pour perdre, corrompre et désoler ceux qu’il veut perdre, corrompre et désoler ?
– C’est ça, c’est ça, dit Madeleine, déchaîne-toi contre lui ; tu seras bien avancé quand il t’aura fait mettre en prison, comme il peut le faire d’un jour à l’autre pour cette lettre de change de treize cents francs, pour laquelle il a obtenu jugement contre toi. Il te tient comme un oiseau au bout d’un fil. Je le déteste autant que toi, ce notaire ; mais, puisque nous sommes dans sa dépendance, il faut bien…
– Laisser déshonorer notre fille, n’est-ce pas ? s’écria le lapidaire d’une voix foudroyante.
– Mon Dieu ! tais-toi donc, ces enfants sont éveillés… ils t’entendent.
– Bah ! bah ! tant mieux ! reprit Morel avec une effrayante ironie, ça sera d’un bon exemple pour nos deux petites filles ; ça les préparera ; il n’a qu’un jour à en avoir aussi la fantaisie, le notaire ! Ne sommes-nous pas dans sa dépendance ? comme tu dis toujours. Voyons, répète donc encore qu’il peut me faire mettre en prison ; voyons, parle franchement… il faut lui abandonner notre fille, n’est-ce pas ?
Puis ce malheureux termina son imprécation en éclatant en sanglots ; car cette honnête et bonne nature ne pouvait longtemps soutenir ce ton de douloureux sarcasme.
– Ô mes enfants ! s’écria-t-il en fondant en larmes ; mes pauvres enfants ! ma Louise, ma bonne et belle Louise !… trop belle, trop belle !… c’est aussi de là que viennent tous nos malheurs. Si elle n’avait pas été si belle, cet homme ne m’aurait pas proposé de me prêter cet argent. Je suis laborieux et honnête, le joaillier m’aurait donné du temps, je n’aurais pas d’obligation à ce vieux monstre, et il n’abuserait pas du service qu’il nous a rendu pour tâcher de déshonorer ma fille, je ne l’aurais pas laissée un jour chez lui. Mais il le faut, il le faut ; il me tient dans sa dépendance. Oh ! la misère, la misère, que d’outrages elle fait dévorer !
– Mais, comment faire aussi ? Il a dit à Louise : « Si tu t’en vas de chez moi, je fais mettre ton père en prison. »
– Oui, il la tutoie comme la dernière des créatures.
– Si ce n’était que cela, on se ferait une raison ; mais si elle quitte le notaire il te fera prendre, et alors, pendant que tu seras en prison, que veux-tu que je devienne toute seule, moi, avec nos enfants et ma mère ? Quand Louise gagnerait vingt francs par mois dans une autre place, est-ce que nous pourrions vivre six personnes là-dessus ?
– Oui, c’est pour vivre que nous laissons peut-être déshonorer Louise.
– Tu exagères toujours ; le notaire la poursuit, c’est vrai… elle nous l’a dit, mais elle est honnête, tu le sais bien.
– Oh ! oui, elle est honnête, et active, et bonne !… Quand, nous voyant dans la gêne à cause de ta maladie, elle a voulu entrer en place pour ne pas nous être à charge, je ne t’ai pas dit, va, ce que ça m’a coûté !… Elle, servante… maltraitée, humiliée !… elle si fière naturellement qu’en riant… te souviens-tu ? nous riions alors, nous l’appelions la Princesse, parce qu’elle disait toujours qu’à force de propreté elle rendrait notre pauvre réduit comme un petit palais… Chère enfant, ç’aurait été mon luxe de la garder près de nous, quand j’aurais dû passer les nuits au travail… C’est qu’aussi, quand je voyais sa bonne figure rose et ses jolis yeux bruns devant moi, là, près de mon établi, et que je l’écoutais chanter, ma tâche ne me paraissait pas lourde ! Pauvre Louise, si laborieuse et avec ça si gaie… Jusqu’à ta mère dont elle faisait ce qu’elle voulait !… Mais, dame ! aussi quand elle vous parlait, quand elle vous regardait, il n’y avait pas moyen de ne pas dire comme elle… Et toi, comme elle te soignait ! comme elle t’amusait ! Et ses frères et ses sœurs, s’en occupait-elle assez !… Elle trouvait le temps de tout faire. Aussi, avec Louise, tout notre bonheur… tout s’en est allé.
– Tiens, Morel, ne me rappelle pas ça… tu me fends le cœur, dit Madeleine en pleurant à chaudes larmes.
– Et quand je pense que peut-être ce vieux monstre… Tiens, vois-tu… à cette pensée la tête me tourne… Il me prend des envies d’aller le tuer et de me tuer après…
– Et nous ! qu’est-ce que nous deviendrions ? Et puis, encore une fois, tu t’exagères. Le notaire aura peut-être dit cela à Louise comme… en plaisantant… D’ailleurs il va à la messe tous les dimanches ; il fréquente beaucoup de prêtres… Il y a beaucoup de gens qui disent qu’il est plus sûr de placer de l’argent chez lui qu’à la caisse d’épargne.
– Qu’est-ce que cela prouve ? Qu’il est riche et hypocrite… je connais bien Louise… elle est honnête… Oui, mais elle nous aime comme on n’aime pas ; son cœur saigne de notre misère. Elle sait que sans moi vous mourriez tout à fait de faim ; et si le notaire l’a menacée de me faire mettre en prison… la malheureuse a été peut-être capable… Oh ! ma tête !… c’est à en devenir fou !
– Mon Dieu ! si cela était arrivé, le notaire lui aurait donné de l’argent, des cadeaux, et, bien sûr, elle n’aurait rien gardé pour elle ; elle nous en aurait fait profiter.
– Tais-toi… je ne comprends pas seulement que tu aies des idées pareilles… Louise accepter… Louise…
– Mais pas pour elle… pour nous…
– Tais-toi… encore une fois, tais-toi !… tu me fais frémir… Sans moi… je ne sais pas ce que tu serais devenue… et mes enfants aussi avec des raisons pareilles.
– Quel mal est-ce que je dis ?
– Aucun…
– Eh bien ! pourquoi crains-tu que ?…
Le lapidaire interrompit impatiemment sa femme :
– Je crains, parce que je remarque que depuis trois mois… chaque fois que Louise vient ici et qu’elle m’embrasse… elle rougit.
– Du plaisir de te voir.
– Ou de honte… elle est de plus en plus triste…
– Parce qu’elle nous voit de plus en plus malheureux. Et puis, quand je lui parle du notaire, elle dit que maintenant il ne la menace plus de la prison pour toi.
– Oui, mais à quel prix ne la menace-t-il plus ? elle ne le dit pas, et elle rougit en m’embrassant… Oh ! mon Dieu ! ça serait déjà pourtant bien mal à un maître de dire à une pauvre fille honnête, dont le pain dépend de lui : « Cède, ou je te chasse : et si l’on vient s’informer de toi, je répondrai que tu es un mauvais sujet, pour t’empêcher de te placer ailleurs… » Mais lui dire : « Cède, ou je fais mettre ton père en prison ! » lui dire cela lorsqu’on sait que toute une famille vit du travail de ce père, oh ! c’est mille fois plus criminel encore !
– Et quand on pense qu’avec un des diamants qui sont là sur ton établi tu pourrais avoir de quoi rembourser le notaire, faire sortir notre fille de chez lui et la garder chez nous…, dit lentement Madeleine.
– Quand tu me répéteras cent fois la même chose, à quoi bon ?… Certainement que, si j’étais riche, je ne serais pas pauvre, reprit Morel avec une douloureuse impatience.
La probité était tellement naturelle et pour ainsi dire tellement organique chez cet homme, qu’il ne lui venait pas à l’esprit que sa femme abattue, aigrie par le malheur, pût concevoir quelque arrière-pensée mauvaise et voulût tenter son irréprochable honnêteté.
Il reprit amèrement :
– Il faut se résigner. Heureux ceux qui peuvent avoir leurs enfants auprès d’eux et les défendre des pièges ; mais une fille du peuple, qui la garantit ? personne… Est-elle en âge de gagner quelque chose, elle part le matin pour son atelier, rentre le soir ; pendant ce temps-là la mère travaille de son côté, le père du sien. Le temps, c’est notre fortune, et le pain est si cher qu’il ne nous reste pas le loisir de veiller sur nos enfants ; et puis on crie à l’inconduite des filles pauvres… comme si leurs parents avaient le moyen de les garder chez eux, ou le temps de les surveiller quand elles sont dehors… Les privations ne nous sont rien auprès du chagrin de quitter notre femme, notre enfant, notre père… C’est surtout à nous, pauvres gens, que la vie de famille serait salutaire et consolante… Et, dès que nos enfants sont en âge de raison, nous sommes forcés de nous en séparer !
À ce moment on frappa bruyamment à la porte de la mansarde.
[1] Le lecteur se souvient peut-être que Fleur-de-Marie avait été confiée toute jeune à ce notaire, et que sa femme de charge abandonna l’enfant à la Chouette, qui devait s’en charger moyennant mille francs une fois payés.