VIII
Présentation
Le mal que font les méchants sans le savoir est souvent plus cruel que celui qu’ils veulent faire.
SCHILLER (Wallenstein, acte II)
Quelques jours après le meurtre de Mme Séraphin, la mort de la Chouette et l’arrestation de la bande de malfaiteurs surpris chez Bras-Rouge, Rodolphe se rendit à la maison de la rue du Temple.
Nous l’avons dit, voulant lutter de ruse avec Jacques Ferrand, découvrir ses crimes cachés, l’obliger à les réparer et le punir d’une manière terrible dans le cas où, à force d’adresse et d’hypocrisie, ce misérable réussirait à échapper à la vengeance des lois, Rodolphe avait fait venir d’une prison d’Allemagne une créole métisse, femme indigne du nègre David.
Arrivée la veille, cette créature, aussi belle que pervertie, aussi enchanteresse que dangereuse, avait reçu des instructions détaillées du baron de Graün.
On a vu dans le dernier entretien de Rodolphe avec Mme Pipelet que celle-ci ayant très-adroitement proposé Cecily à Mme Séraphin pour remplacer Louise Morel comme servante du notaire, la femme de charge avait parfaitement accueilli ses ouvertures et promis d’en parler à Jacques Ferrand, ce qu’elle avait fait dans les termes les plus favorables à Cecily, le matin même du jour où elle (Mme Séraphin) avait été noyée à l’île du Ravageur.
Rodolphe venait donc savoir le résultat de la présentation de Cecily.
À son grand étonnement, en entrant dans la loge, il trouva, quoiqu’il fût onze heures du matin, M. Pipelet couché et Anastasie debout auprès de son lit, lui offrant un breuvage.
Alfred, dont le front et les yeux disparaissaient sous un formidable bonnet de coton, ne répondait pas à Anastasie ; elle en conclut qu’il dormait et ferma les rideaux du lit ; en se retournant, elle aperçut Rodolphe. Aussitôt elle se mit, selon son usage, au port d’arme, le revers de sa main gauche collé à sa perruque.
– Votre servante, mon roi des locataires, vous me voyez bouleversée, ahurie, exténuée. Il y a de fameux tremblements dans la maison… sans compter qu’Alfred est alité depuis hier.
– Et qu’a-t-il donc ?
– Est-ce que ça se demande ?
– Comment ?
– Toujours du même numéro. Le monstre s’acharne de plus en plus après Alfred, il me l’abrutit, que je ne sais plus qu’en faire…
– Encore Cabrion ?
– Encore.
– C’est donc le diable ?
– Je finirai par le croire, monsieur Rodolphe ; car ce gredin-là devine toujours les moments où je suis sortie… À peine ai-je les talons tournés que, crac, il est ici sur le dos de mon vieux chéri, qui n’a pas plus de défense qu’un enfant. Hier encore, pendant que j’étais allée chez M. Ferrand, le notaire… C’est encore là où il y a du nouveau.
– Et Cecily ? dit vivement Rodolphe ; je venais savoir…
– Tenez, mon roi des locataires, ne m’embrouillez pas ; j’ai tant… tant de choses à vous dire… que je m’y perdrai, si vous rompez mon fil.
– Voyons… je vous écoute…
– D’abord, pour ce qui est de la maison, figurez-vous qu’on est venu arrêter la mère Burette.
– La prêteuse sur gages du second ?
– Mon Dieu, oui ; il paraît qu’elle en avait de drôles de métiers, outre celui de prêteuse ! Elle était par là-dessus receleuse, baricandeuse, fondeuse, voleuse, allumeuse, enjôleuse, brocanteuse, fricoteuse, enfin tout ce qui rime à gueuse ; le pire, c’est que son vieil amoureux, M. Bras-Rouge, notre principal locataire, est aussi arrêté… Je vous dis que c’est un vrai tremblement dans la maison, quoi !
– Aussi arrêté… Bras-Rouge ?
– Oui, dans son cabaret des Champs-Élysées ; on a coffré jusqu’à son fils Tortillard, ce méchant petit boiteux… On dit qu’il s’est passé chez lui un tas de massacres ; qu’ils étaient là une bande de scélérats ; que la Chouette, une des amies de la mère Burette, a été étranglée, et que si on n’était pas venu à temps, ils assassinaient la mère Mathieu, la courtière en pierreries, qui faisait travailler ce pauvre Morel… En voilà-t-il de ces nouvelles !
« Bras-Rouge arrêté ! la Chouette morte ! se dit Rodolphe avec étonnement ; l’horrible vieille a mérité son sort ; cette pauvre Fleur-de-Marie est du moins vengée. »
– Voilà donc pour ce qui est d’ici… sans compter la nouvelle infamie de Cabrion, je vas tout de suite en finir avec ce brigand-là… Vous allez voir quel front ! Quand on a arrêté la mère Burette, et que nous avons su que Bras-Rouge, notre principal locataire, était aussi pincé, j’ai dit au vieux chéri : « Faut qu’tu trottes tout de suite chez le propriétaire, lui apprendre que M. Bras-Rouge est coffré. » Alfred part. Au bout de deux heures, il m’arrive… mais dans un état… mais dans un état… blanc comme un linge et soufflant comme un bœuf.
– Quoi donc encore ?
– Vous allez voir, monsieur Rodolphe : figurez-vous qu’à dix pas d’ici il y a un grand mur blanc ; mon vieux chéri, en sortant de la maison, regarde par hasard sur ce mur ; qu’est-ce qu’il y voit écrit au charbon en grosses lettres ? Pipelet-Cabrion, les deux noms joints par un grand trait d’union (c’est ce trait d’union avec ce scélérat-là qui l’estomaque le plus, mon vieux chéri). Bon, ça commence à le renverser ; dix pas plus loin, qu’est-ce qu’il voit sur la grande porte du Temple ? encore Pipelet-Cabrion, toujours avec un trait d’union ; il va toujours ; à chaque pas, monsieur Rodolphe, il voit écrits ces damnés noms sur les murs des maisons, sur les portes, partout Pipelet-Cabrion[1]. Mon vieux chéri commençait à y voir trente-six chandelles ; il croyait que tous les passants le regardaient ; il enfonçait son chapeau sur son nez, tant il était honteux. Il prend le boulevard, croyant que ce gueux de Cabrion aura borné ses immondices à la rue du Temple. Ah bien ! oui… tout le long des boulevards, à chaque endroit où il y avait de quoi écrire, toujours Pipelet-Cabrion à mort !… Enfin le pauvre cher homme est arrivé si bouleversé chez le propriétaire qu’après avoir bredouillé, pataugé, barboté pendant un quart d’heure au vis-à-vis du propriétaire, celui-ci n’a rien compris du tout à ce qu’Alfred venait lui chanter ; il l’a renvoyé en l’appelant vieil imbécile, et lui a dit de m’envoyer pour expliquer la chose. Bon ! Alfred sort, s’en revient par un autre chemin pour éviter les noms qu’il avait vus écrits sut les murs… Ah bien ! oui…
– Encore Pipelet et Cabrion !
– Comme vous dites, mon roi des locataires ; de façon que le pauvre cher homme m’est arrivé ici abruti, ahuri, voulant s’exiler. Il me raconte l’histoire, je le calme comme je peux, je le laisse, et je pars avec Mlle Cecily pour aller chez le notaire… avant d’aller chez le propriétaire… Vous croyez que c’est tout ? Joliment ! À peine avais-je le dos tourné, que ce Cabrion, qui avait guetté ma sortie, eut le front d’envoyer ici deux grandes drôlesses qui se sont mises aux trousses d’Alfred… Tenez, les cheveux m’en dressent sur la tête… je vous dirai cela tout à l’heure… finissons du notaire.
« Je pars donc en fiacre avec Mlle Cecily… comme vous me l’aviez recommandé… Elle avait son joli costume de paysanne allemande, vu qu’elle arrivait et qu’elle n’avait pas eu le temps de s’en faire faire un autre, ainsi que je devais le dire à M. Ferrand.
« Vous me croirez si vous voulez, mon roi des locataires, j’ai vu bien des jolies filles ; je me suis vue moi-même dans mon printemps ; mais jamais je n’ai vu (moi comprise) une jeunesse qui puisse approcher à cent piques de Cecily. Elle a surtout dans le regard de ses grands scélérats d’yeux noirs… quelque chose… quelque chose… enfin on ne sait pas ce que c’est ; mais pour sûr… il y a quelque chose qui vous frappe… Quels yeux !
« Enfin, tenez, Alfred n’est pas suspect ; eh bien ! la première fois qu’elle l’a regardé, il est devenu rouge comme une carotte, ce pauvre vieux chéri… et pour rien au monde il n’aurait voulu fixer la donzelle une seconde fois… il en a eu pour une heure à se trémousser sur sa chaise, comme s’il avait été assis sur des orties ; il m’a dit après qu’il ne savait pas comment ça se faisait, mais que le regard de Cecily lui avait rappelé toutes les histoires de cet effronté de Bradamanti sur les sauvagesses qui le faisaient tant rougir, ma vieille bégueule d’Alfred…
– Mais le notaire ? Le notaire ?
– M’y voilà, monsieur Rodolphe. Il était environ sept heures du soir quand nous arrivons chez M. Ferrand ; je dis au portier d’avertir son maître que c’est Mme Pipelet qui est là avec la bonne dont Mme Séraphin lui a parlé et qu’elle lui a dit d’amener. Là-dessus, le portier pousse un soupir et me demande si je sais ce qui est arrivé à Mme Séraphin. Je lui dis que non… Ah ! monsieur Rodolphe, en voilà encore un autre tremblement !
– Quoi donc ?
– La Séraphin s’est noyée dans une partie de campagne qu’elle avait été faire avec une de ses parentes.
– Noyée !… Une partie de campagne en hiver !… dit Rodolphe surpris.
– Mon Dieu, oui, monsieur Rodolphe, noyée… Quant à moi, ça m’étonne plus que cela ne m’attriste ; car depuis le malheur de cette pauvre Louise, qu’elle avait dénoncée, je la détestais, la Séraphin. Aussi, ma foi, je me dis : « Elle s’est noyée, eh bien ! elle s’est noyée, après tout… je n’en mourrai pas… » Voilà mon caractère.
– Et M. Ferrand ?
– Le portier me dit d’abord qu’il ne croyait pas que je pourrais voir son maître, et me prie d’attendre dans sa loge ; mais au bout d’un moment il revient me chercher ; nous traversons la cour et nous entrons dans une chambre au rez-de-chaussée.
« Il n’y avait qu’une mauvaise chandelle pour éclairer. Le notaire était assis au coin d’un feu où fumaillait un restant de tison… Quelle baraque ! Je n’avais jamais vu M. Ferrand… Dieu de Dieu, est-il vilain ! En voilà encore un qui aurait beau m’offrir le trône de l’Arabie pour faire des traits à Alfred…
– Et le notaire a-t-il paru frappé de la beauté de Cecily ?
– Est-ce qu’on peut le savoir avec ses lunettes vertes ?… Un vieux sacristain pareil, ça ne doit pas se connaître en femmes. Pourtant, quand nous sommes entrées toutes les deux, il a fait comme un soubresaut sur sa chaise ; c’était sans doute l’étonnement de voir le costume alsacien de Cecily ; car elle avait (en cent milliards de fois mieux) la tournure d’une de ces marchandes de petits balais, avec ses cotillons courts et ses jolies jambes chaussées de bas bleus à coins rouges : sapristi… quel mollet !… et la cheville si mince !… et le pied si mignon !… Finalement le notaire a eu l’air ahuri en la voyant.
– C’était sans doute la bizarrerie du costume de Cecily qui le frappait ?
– Faut croire ; mais le moment croustilleux approchait. Heureusement je me suis rappelé la maxime que vous m’avez dite, monsieur Rodolphe ; ça a été mon salut.
– Quelle maxime ?
– Vous savez : « C’est assez que l’un veuille pour que l’autre ne veuille pas, ou que l’un ne veuille pas pour que l’autre veuille. » Alors je me dis à moi-même : « Il faut que je débarrasse mon roi des locataires de son Allemande, en la colloquant au maître de Louise ; hardi ! je vas faire une frime » ; et voilà que je dis au notaire, sans lui donner le temps de respirer :
« Pardon, monsieur, si ma nièce vient habillée à la mode de son pays ; mais elle arrive, elle n’a que ces vêtements-là, et je n’ai pas de quoi lui en faire faire d’autres, d’autant plus que ça ne sera pas la peine ; car nous venons seulement pour vous remercier d’avoir dit à Mme Séraphin que vous consentiez à voir Cecily, d’après les bons renseignements que j’avais donnés sur elle ; mais je ne crois pas qu’elle puisse convenir à monsieur. »
– Très-bien, madame Pipelet.
« – Pourquoi votre nièce ne me conviendrait-elle pas ? dit le notaire, qui s’était remis au coin de son feu, et avait l’air de nous regarder par-dessus ses lunettes.
« – Parce que Cecily commence à avoir le mal du pays, monsieur. Il n’y a pas trois jours qu’elle est ici, et elle veut déjà s’en retourner, quand elle devrait mendier sur la route en vendant de petits balais comme ses payses.
« – Et vous qui êtes sa parente, me dit M. Ferrand, vous souffririez cela ?
« – Dame, monsieur, je suis sa parente, c’est vrai ; mais elle est orpheline, elle a vingt ans, et elle est maîtresse de ses actions.
« – Bah ! bah ! maîtresse de ses actions, à cet âge-là on doit obéir à ses parents », reprit-il brusquement.
« Là-dessus voilà Cecily qui se met à pleurnicher et à trembler en se serrant contre moi ; c’était le notaire qui lui faisait peur, bien sûr…
– Et Jacques Ferrand ?
– Il grommelait toujours en maronnant : « Abandonner une fille à cet âge-là, c’est vouloir la perdre ! S’en retourner en Allemagne en mendiant, belle ressource ! et vous, sa tante, vous souffrez une telle conduite ?… »
« Bien, bien, que je me dis, tu vas tout seul, grigou, je te colloquerai Cecily ou j’y perdrai mon nom. »
« – Je suis sa tante, c’est vrai, que je réponds en grognant, et c’est une malheureuse parenté pour moi ; j’ai bien assez de charges ; j’aimerais autant que ma nièce s’en aille, que de l’avoir sur les bras. Que le diable emporte les parents qui vous envoient une grande fille comme ça sans seulement l’affranchir ! » Pour le coup, voilà Cecily, qui avait l’air d’avoir le mot, qui se met à fondre en larmes… Là-dessus le notaire prend son creux comme un prédicateur et se met à me dire :
« – Vous devez compte à Dieu du dépôt que la Providence a remis entre vos mains ; ce serait un crime que d’exposer cette jeune fille à la perdition. Je consens à vous aider dans une œuvre charitable ; si votre nièce me promet d’être laborieuse, honnête et pieuse, et surtout de ne jamais, mais jamais sortir de chez moi, j’aurai pitié d’elle, et je la prendrai à mon service.
« – Non, non, j’aime mieux m’en retourner au pays », dit Cecily en pleurant encore.
« Sa dangereuse fausseté ne lui a pas fait défaut…, pensa Rodolphe ; la diabolique créature a, je le vois, parfaitement compris les ordres du baron de Graün. » Puis le prince reprit tout haut :
– M. Ferrand paraissait-il contrarié de la résistance de Cecily ?
– Oui, monsieur Rodolphe ; il maronnait entre ses dents et il lui a dit brusquement :
« – Il ne s’agit pas de ce que vous aimeriez mieux, mademoiselle, mais de ce qui est convenable et décent ; le ciel ne vous abandonnera pas si vous menez une bonne conduite et si vous accomplissez vos devoirs religieux. Vous serez ici dans une maison aussi sévère que sainte ; si votre tante vous aime réellement, elle profitera de mon offre ; vous aurez des gages faibles d’abord ; mais, si par votre sagesse et votre zèle vous méritez mieux, plus tard peut-être je les augmenterai. »
« Bon ! que je m’écrie à moi-même, enfoncé le notaire ! Voilà Cecily colloquée chez toi, vieux fesse-mathieu, vieux sans-cœur ! La Séraphin était à ton service depuis des années, et tu n’as pas seulement l’air de te souvenir qu’elle s’est noyée avant-hier… » Et je reprends tout haut :
« – Sans doute, monsieur, la place est avantageuse, mais si cette jeunesse a le mal du pays…
« – Ce mal passera, me répond le notaire ; voyons, décidez-vous… est-ce oui ou non ? Si vous y consentez, amenez-moi votre nièce demain soir à la même heure, et elle entrera tout de suite à mon service… mon portier la mettra au fait… Quant aux gages je donne, en commençant, vingt francs par mois et vous serez nourrie.
« – Ah ! monsieur, vous mettrez bien cinq francs de plus ?…
« – Non, plus tard… si je suis content, nous verrons… Mais je dois vous prévenir que votre nièce ne sortira jamais et que personne ne viendra la voir.
« – Eh ! mon Dieu, monsieur, qui voulez-vous qui vienne la voir ? Elle ne connaît que moi à Paris, et j’ai ma porte à garder ; ça m’a assez dérangée d’être obligée de l’accompagner ici ; vous ne me verrez plus, elle me sera aussi étrangère que si elle n’était jamais venue de son pays. Quant à ce qu’elle ne sorte pas, il y a un moyen bien simple : laissez-lui le costume de son pays, elle n’osera pas aller habillée comme cela dans les rues.
« – Vous avez raison, me dit le notaire ; c’est d’ailleurs respectable de tenir aux vêtements de son pays… Elle restera donc vêtue en Alsacienne.
« – Allons, que je dis à Cecily, qui, la tête basse, pleurnichait toujours, il faut te décider, ma fille ; une bonne place dans une honnête maison ne se trouve pas tous les jours ; et d’ailleurs, si tu refuses, arrange-toi comme tu voudras, je ne m’en mêle plus. »
« Là-dessus Cecily répond en soupirant, le cœur tout gros, qu’elle consent à rester, mais à condition que si, dans une quinzaine de jours, le mal du pays la tourmente trop, elle pourra s’en aller.
« – Je ne veux pas vous garder de force, dit le notaire, et je ne suis pas embarrassé de trouver des servantes. Voilà votre denier à Dieu : votre tante n’aura qu’à vous ramener ici demain soir. »
« Cecily n’avait pas cessé de pleurnicher. J’ai accepté pour elle le denier à Dieu de quarante sous de ce vieux pingre et nous sommes revenues ici.
– Très-bien, madame Pipelet ! Je n’oublie pas ma promesse ; voilà ce que je vous ai promis si vous parveniez à me placer cette pauvre fille qui m’embarrassait…
– Attendez à demain, mon roi des locataires, dit Mme Pipelet en refusant l’argent de Rodolphe ; car enfin M. Ferrand n’a qu’à se raviser, quand ce soir je vas lui conduire Cecily…
– Je ne crois pas qu’il se ravise ; mais où est-elle ?
– Dans le cabinet qui dépend de l’appartement du commandant ; elle n’en bouge pas d’après vos ordres ; elle a l’air résignée comme un mouton, quoiqu’elle ait des yeux… ah ! quels yeux !… Mais à propos du commandant, est-il intrigant ! Lorsqu’il est venu lui-même surveiller l’emballement de ses meubles, est-ce qu’il ne m’a pas dit que s’il venait ici des lettres adressées à une Mme Vincent, c’était pour lui, et de les lui envoyer rue Mondovi, n° 5 ? Il se fait écrire sous un nom de femme, ce bel oiseau ! Comme c’est malin !… Mais ce n’est pas tout, est-ce qu’il n’a pas eu l’effronterie de me demander ce qu’était devenu son bois !…
« – Votre bois !… Pourquoi donc pas votre forêt tout de suite ? » que je lui ai répondu. Tiens, c’est vrai pour deux mauvaises voies… de rien du tout : une de flotté et une de neuf, car il n’avait pas pris tout bois neuf, le grippe-sous… fait-il son embarras ! Son bois ! « Je l’ai brûlé, votre bois, que je lui dis, pour sauver vos effets de l’humidité : sans cela il aurait poussé des champignons sur votre calotte brodée et sur votre robe de chambre de ver luisant, que vous avez mise joliment souvent pour le roi de Prusse… en attendant cette petite dame qui se moquait de vous. »
Un gémissement sourd et plaintif d’Alfred interrompit Mme Pipelet.
– Voilà le vieux chéri qui rumine, il va s’éveiller… Vous permettez, mon roi des locataires ?
– Certainement… j’ai d’ailleurs encore quelques renseignements à vous demander…
– Eh bien ! vieux chéri, comment ça va-t-il ? demanda Mme Pipelet à son mari, en ouvrant ses rideaux ; voilà M. Rodolphe ; il sait la nouvelle infamie de Cabrion, il te plaint de tout son cœur.
– Ah ! monsieur, dit Alfred en tournant languissamment sa tête vers Rodolphe, cette fois je n’en relèverai pas… le monstre m’a frappé au cœur… Je suis l’objet des brocards de la capitale… mon nom se lit sur tous les murs de Paris… accolé à celui de ce misérable, Pipelet-Cabrion, avec un énorme trait d’union… môssieur… un trait d’union… moi !… uni à cet infernal polisson aux yeux de la capitale de l’Europe !
– M. Rodolphe sait cela… mais ce qu’il ne sait pas, c’est ton aventure d’hier soir avec ces deux grandes drôlesses.
– Ah ! monsieur, il avait gardé sa plus monstrueuse infamie pour la dernière ; celle-là a passé toutes les bornes, dit Alfred d’une voix dolente.
– Voyons, mon cher monsieur Pipelet… racontez-moi ce nouveau malheur.
– Tout ce qu’il m’a fait jusqu’à présent n’était rien auprès de cela, monsieur… Il est arrivé à ses fins… grâce aux procédés les plus honteux… Je ne sais si je vais avoir la force de vous faire ce narré… la confusion… la pudeur m’entraveront à chaque pas.
M. Pipelet s’étant mis péniblement sur son séant croisa pudiquement les revers de son gilet de laine et commença en ces termes :
– Mon épouse venait de sortir ; absorbé dans l’amertume que me causait la nouvelle prostitution de mon nom écrit sur tous les murs de la capitale, je cherchais à me distraire en m’occupant d’un ressemelage d’une botte vingt fois reprise et vingt fois abandonnée, grâce aux opiniâtres persécutions de mon bourreau. J’étais assis devant une table, lorsque je vois la porte de ma loge s’ouvrir et une femme entrer.
« Cette femme était enveloppée d’un manteau à capuchon ; je me soulevai honnêtement de mon siège et portai la main à mon chapeau. À ce moment une seconde femme, aussi enveloppée d’un manteau à capuchon, entre dans ma loge et ferme la porte en dedans… Quoique étonné de la familiarité de ce procédé et du silence que gardaient les deux femmes, je me ressoulève de ma chaise, et je reporte la main à mon chapeau… Alors, monsieur… non, non, je ne pourrai jamais… ma pudeur se révolte…
– Voyons, vieille bégueule… nous sommes entre hommes… va donc.
– Alors, reprit Alfred en devenant cramoisi, les manteaux tombent et qu’est-ce que je vois ? Deux espèces de sirènes ou de nymphes, sans autres vêtements qu’une tunique de feuillage, la tête aussi couronnée de feuillage ; j’étais pétrifié… Alors toutes deux s’avancent vers moi en me tendant leurs bras, comme pour m’engager à m’y précipiter[2]…
– Les coquines !… dit Anastasie.
– Les avances de ces impudiques me révoltèrent, reprit Alfred, animé d’une chaste indignation ; et, selon cette habitude qui ne m’abandonne jamais dans les circonstances les plus critiques de ma vie, je restai complètement immobile sur ma chaise ; alors, profitant de ma stupeur, les deux sirènes s’approchent avec une espèce de cadence, en faisant des ronds de jambe et en arrondissant les bras… Je m’immobilise de plus en plus. Elles m’atteignent… elles m’enlacent.
– Enlacer un homme d’âge et marié… les gredines ! Ah ! si j’avais été là… avec mon manche à balai…, s’écria Anastasie, je vous en aurais donné, de la cadence et des ronds de jambe, gourgandines !
– Quand je me sens enlacé, reprit Alfred, mon sang ne fait qu’un tour… j’ai la petite mort… Alors l’une des sirènes… la plus effrontée, une grande blonde, se penche sur mon épaule, m’enlève mon chapeau et me met le chef à nu, toujours en cadence… avec des ronds de jambe et en arrondissant les bras. Alors sa complice, tirant une paire de ciseaux de son feuillage, rassemble en une énorme mèche tout ce qui me restait de cheveux derrière la tête, et me coupe le tout, monsieur, le tout… toujours avec des ronds de jambe ; puis elle dit en chantonnant et en cadençant : « C’est pour Cabrion… » Et l’autre impudique de répéter en chœur : « C’est pour Cabrion… c’est pour Cabrion ! »
Après une pause accompagnée d’un soupir douloureux, Alfred reprit :
– Pendant cette impudente spoliation… je lève les yeux et je vois collée aux vitres de la loge la figure infernale de Cabrion avec sa barbe et son chapeau pointu… il riait, il riait… il était hideux. Pour échapper à cette vision odieuse, je ferme les yeux… Quand je les ai rouverts, tout avait disparu… je me suis retrouvé sur ma chaise… le chef à nu et complètement dévasté !… Vous le voyez, monsieur, Cabrion est arrivé à ses fins à force de ruse, d’opiniâtreté et d’audace… et par quels moyens, mon Dieu !… Il voulait me faire passer pour son ami !… Il a commencé par afficher ici que nous faisions commerce d’amitié ensemble. Non content de cela… à cette heure mon nom est accolé au sien sur tous les murs de la capitale avec un énorme trait d’union. Il n’y a pas à cette heure un habitant de Paris qui mette en doute mon intimité avec ce misérable ; il voulait de mes cheveux, il en a… il les a tous, grâce aux exactions de ces sirènes effrontées. Maintenant, monsieur, vous le voyez, il ne me reste qu’à quitter la France… ma belle France… où je croyais vivre et mourir…
Et Alfred se jeta à la renverse sur son lit en joignant les mains.
– Mais au contraire, vieux chéri, maintenant qu’il a de tes cheveux, il te laissera tranquille.
– Me laisser tranquille ! s’écria M. Pipelet avec un soubresaut convulsif ; mais tu ne le connais pas, il est insatiable. Maintenant qui sait ce qu’il voudra de moi ?
Rigolette, paraissant à l’entrée de la loge, mit un terme aux lamentations de M. Pipelet.
– N’entrez pas, mademoiselle ! cria M. Pipelet, fidèle à ses habitudes de chaste susceptibilité. Je suis au lit et en linge.
Ce disant, il tira un de ses draps jusqu’à son menton. Rigolette s’arrêta discrètement au seuil de la porte.
– Justement, ma voisine, j’allais chez vous, lui dit Rodolphe. Veuillez m’attendre un moment. Puis, s’adressant à Anastasie : N’oubliez pas de conduire Cecily ce soir chez M. Ferrand.
– Soyez tranquille, mon roi des locataires, à sept heures, elle y sera installée. Maintenant que la femme Morel peut marcher, je la prierai de garder ma loge, car Alfred ne voudrait pas, pour un empire, rester tout seul.
[1] On se souvient peut-être qu’on pouvait lire, il y a quelques années, sur tous les murs et dans tous les quartiers de Paris le nom de Crédeville, ainsi écrit par suite d’une charge d’ateliers. [2] Deux danseuses de la Porte-Saint-Martin, amies de Cabrion, vêtues de maillots et d’un costume de ballet.