Les Mystères de Paris

| 4.16 - Le testament

 

 

 

XVI

Le testament


Le lecteur a peut-être oublié le portrait de la belle-mère de Mme d’Harville, tracé par celle-ci.
 
Répétons que Mme d’Orbigny est une petite femme blonde, mince, ayant les cils presque blancs, les yeux ronds et d’un bleu pâle ; sa parole est mielleuse, son regard hypocrite, ses manières insinuantes et insidieuses. En étudiant sa physionomie fausse et perfide, on y découvre quelque chose de sournoisement cruel.
 
– Quel charmant jeune homme que M. de Saint-Remy ! dit Mme d’Orbigny à Jacques Ferrand lorsque le vicomte fut sorti.
 
– Charmant. Mais, madame, causons d’affaires… Vous m’avez écrit de Normandie que vous vouliez me consulter sur de graves intérêts…
 
– N’avez-vous pas toujours été mon conseil depuis que ce bon docteur Polidori m’a adressée à vous ?… À propos, avez-vous de ses nouvelles ? demanda Mme d’Orbigny d’un air parfaitement détaché.
 
– Depuis son départ de Paris il ne m’a pas écrit une seule fois, répondit non moins indifféremment le notaire.
 
Avertissons le lecteur que ces deux personnages se mentaient effrontément l’un à l’autre. Le notaire avait vu récemment Polidori (un de ses deux complices) et lui avait proposé d’aller à Asnières, chez les Martial, pirates d’eau douce dont nous parlerons plus tard, d’aller, disons-nous, empoisonner Louise Morel, sous le nom du Dr Vincent.
 
La belle-mère de Mme d’Harville se rendait à Paris afin d’avoir aussi une conférence secrète avec ce scélérat, depuis assez longtemps caché, nous l’avons dit, sous le nom de César Bradamanti.
 
– Mais il ne s’agit pas du bon docteur, reprit la belle-mère de Mme d’Harville ; vous me voyez très-inquiète : mon mari est indisposé ; sa santé s’affaiblit de plus en plus. Sans me donner de craintes graves… son état me tourmente… ou plutôt le tourmente, dit Mme d’Orbigny en essuyant ses yeux légèrement humectés.
 
– De quoi s’agit-il ?
 
– Il parle incessamment de dernières dispositions à prendre… de testament…
 
Ici Mme d’Orbigny cacha son visage dans son mouchoir pendant quelques minutes.
 
– Cela est triste, sans doute, reprit le notaire, mais cette précaution n’a en elle-même rien de fâcheux… Quelles seraient d’ailleurs les intentions de M. d’Orbigny, madame ?
 
– Mon Dieu, que sais-je ?… Vous sentez bien que, lorsqu’il met la conversation sur ce sujet, je ne l’y laisse pas longtemps.
 
– Mais, enfin, à ce propos, ne vous a-t-il rien dit de positif ?
 
– Je crois, reprit Mme d’Orbigny d’un air parfaitement désintéressé, je crois qu’il veut non-seulement me donner tout ce que la loi lui permet de me donner… mais… Oh ! tenez, je vous en prie, ne parlons pas de cela…
 
– De quoi parlerons-nous ?
 
– Hélas ! vous avez raison, homme impitoyable ! Il faut, malgré moi, revenir au triste sujet qui m’amène auprès de vous. Eh bien ! M. d’Orbigny pousse la bonté jusqu’à vouloir… dénaturer une partie de sa fortune et me faire don… d’une somme considérable.
 
– Mais sa fille, sa fille ? s’écria sévèrement M. Ferrand. Je dois vous déclarer que depuis un an M. d’Harville m’a chargé de ses affaires. Je lui ai dernièrement encore fait acheter une terre magnifique. Vous connaissez ma rudesse en affaires, peu m’importe que M. d’Harville soit un client ; ce que je plaide, c’est la cause de la justice ; si votre mari veut prendre envers sa fille, Mme d’Harville, une détermination qui ne semble pas convenable… je vous le dirai brutalement, il ne faudra pas compter sur mon concours. Nette et droite, telle a toujours été ma ligne de conduite.
 
– Et la mienne donc ! Ainsi je répète sans cesse à mon mari ce que vous me dites là : « Votre fille a de grands torts envers vous, soit ; mais ce n’est pas une raison pour la déshériter. »
 
– Très-bien, à la bonne heure. Et que répondit-il ?
 
– Il répond : « Je laisserai à ma fille vingt-cinq mille francs de rentes. Elle a eu plus d’un million de sa mère ; son mari a personnellement une fortune énorme ; ne puis-je pas vous abandonner le reste, à vous, ma tendre amie, le seul soutien, la seule consolation de mes vieux jours, mon ange gardien ? »
 
« Je vous répète ces paroles trop flatteuses, dit Mme d’Orbigny avec un soupir de modestie, pour vous montrer combien M. d’Orbigny est bon pour moi ; mais, malgré cela, j’ai toujours refusé ses offres ; ce que voyant, il s’est décidé à me prier de venir vous trouver.
 
– Mais je ne connais pas M. d’Orbigny.
 
– Mais lui, comme tout le monde, connaît votre loyauté.
 
– Mais comment vous a-t-il adressée à moi ?
 
– Pour couper court à mes refus, à mes scrupules, il m’a dit : « Je ne vous propose pas de consulter mon notaire, vous le croiriez trop à ma dévotion ; mais je m’en rapporterai absolument à la décision d’un homme dont le rigorisme de probité est proverbial, M. Jacques Ferrand. S’il trouve votre délicatesse compromise par votre acquiescement à mes offres, nous n’en parlerons plus ; sinon vous vous résignerez. – J’y consens, dis-je à M. d’Orbigny, et voilà comment vous êtes devenu notre arbitre. – S’il m’approuve, ajouta mon mari, je lui enverrai un plein pouvoir pour réaliser, en mon nom, mes valeurs de rentes et de portefeuille ; il gardera cette somme en dépôt, et après moi, ma tendre amie, vous aurez au moins une existence digne de vous. »
 
Jamais peut-être M. Ferrand ne sentit plus qu’en ce moment l’utilité de ses lunettes. Sans elles, Mme d’Orbigny eût sans doute été frappée du regard étincelant du notaire, dont les yeux semblèrent s’illuminer à ce mot de dépôt.
 
Il répondit néanmoins d’un ton bourru :
 
– C’est impatientant… voilà la dix ou douzième fois qu’on me choisit ainsi pour arbitre… toujours sous le prétexte de ma probité… on n’a que ce mot à la bouche… Ma probité !… ma probité !… bel avantage… ça ne me vaut que des ennuis… que des tracas…
 
– Mon bon monsieur Ferrand… voyons… ne me rudoyez pas. Vous écrirez donc à M. d’Orbigny, il attend votre lettre afin de vous adresser ses pleins pouvoirs… pour réaliser cette somme…
 
– Combien à peu près ?….
 
– Il m’a parlé, je crois, de quatre à cinq cent mille francs.
 
– La somme est moins considérable que je ne le croyais ; après tout, vous vous êtes dévouée à M. d’Orbigny… Sa fille est riche… vous n’avez rien… je puis approuver cela ; il me semble que loyalement vous devez accepter…
 
– Vrai… vous croyez ? dit Mme d’Orbigny, dupe comme tout le monde de la probité proverbiale du notaire, et qui n’avait pas été détrompée à cet égard par Polidori.
 
– Vous pouvez accepter, répéta-t-il.
 
– J’accepterai donc, dit Mme d’Orbigny avec un soupir.
 
Le premier clerc frappa à la porte.
 
– Qu’est-ce ? demanda M. Ferrand.
 
– Mme la comtesse Mac-Gregor.
 
– Faites attendre un moment…
 
– Je vous laisse donc, mon cher monsieur Ferrand, dit Mme d’Orbigny, vous écrirez à mon mari… puisqu’il le désire, et il vous enverra ses pleins pouvoirs demain…
 
– J’écrirai…
 
– Adieu, mon digne et bon conseil.
 
– Ah ! vous ne savez pas, vous autres gens du monde, combien il est désagréable de se charger de pareils dépôts… la responsabilité qui pèse sur nous. Je vous dis qu’il n’y a rien de plus détestable que cette belle réputation de probité, qui ne vous attire que des corvées !
 
– Et l’admiration des gens de bien !
 
– Dieu merci ! je place ailleurs qu’ici-bas la récompense que j’ambitionne ! dit M. Ferrand d’un ton béat.
 
 
À Mme d’Orbigny succéda Sarah Mac-Gregor.