III
Voisin et voisine
Le brodequin lacé, la jolie jambe disparut sous les amples plis de la robe raisin de Corinthe, et Rigolette reprit :
– Ah ! vous étiez là, monsieur le sournois ?…
– J’étais là… admirant en silence.
– Et qu’admiriez-vous, mon voisin ?
– Cette gentille petite chambre… car vous êtes logée comme une reine, ma voisine…
– Dame ! voyez-vous, c’est mon luxe ; je ne sors jamais, c’est bien le moins que je me plaise chez moi…
– Mais je n’en reviens pas, quels jolis rideaux !… et cette commode aussi belle que l’acajou… Vous avez dû dépenser furieusement d’argent ici ?
– Ne m’en parlez pas !… J’avais à moi quatre cent vingt-cinq francs en sortant de prison… presque tout y a passé…
– En sortant de prison ! Vous ?…
– Oui… c’est toute une histoire ! Vous pensez bien ; n’est-ce pas, que je n’étais pas en prison pour avoir fait mal !
– Sans doute… mais comment ?
– Après le choléra, je me suis trouvée toute seule au monde. J’avais alors, je crois, dix ans…
– Mais, jusque-là, qui avait pris soin de vous ?
– Oh ! de bien braves gens !… mais ils sont morts du choléra… (Ici, les grands yeux noirs de Rigolette devinrent humides.) On a vendu le peu qu’ils possédaient pour payer quelques petites dettes, et je suis restée sans personne qui voulût me recueillir ; ne sachant comment faire, je suis allée à un corps de garde qui était en face de notre maison, et j’ai dit au factionnaire : « Monsieur le soldat, mes parents sont morts, je ne sais où aller ; qu’est-ce qu’il faut que je fasse ? » Là-dessus l’officier est venu ; il m’a fait conduire chez le commissaire, qui m’a fait mettre en prison comme vagabonde, et j’en suis sortie à seize ans.
– Mais vos parents ?
– Je ne sais pas qui était mon père, j’avais six ans quand j’ai perdu ma mère, qui m’avait retirée des Enfants-Trouvés, où elle avait été forcée de me mettre d’abord. Les braves gens dont je vous ai parlé demeuraient dans notre maison ; ils n’avaient pas d’enfants : me voyant orpheline ils m’ont prise avec eux.
– Et quel était leur état, leur position ?
– Papa Crétu, je l’appelais comme ça, était peintre en bâtiment et sa femme bordeuse…
– Étaient-ce au moins des ouvriers aisés ?
– Comme dans tous les ménages : quand je dis ménages, ils n’étaient pas mariés, mais ils s’appelaient mari et femme. Il y avait des hauts et des bas ; aujourd’hui dans l’abondance, si le travail donnait ; demain dans la gêne, s’il ne donnait pas ; mais ça n’empêchait pas l’homme et la femme d’être contents de tout et toujours gais (à ce souvenir la physionomie de Rigolette redevint sereine). Il n’y avait pas dans le quartier un ménage pareil ; toujours en train, toujours chantant ; avec ça bons comme il n’est pas possible : ce qui était à eux était aux autres. Maman Crétu était une grosse réjouie de trente ans, propre comme un sou, vive comme une anguille, joyeuse comme un pinson. Son mari était un autre Roger-Bontemps ; il avait un grand nez, une grande bouche, toujours un bonnet de papier sur la tête, et une figure si drôle, mais si drôle, qu’on ne pouvait le regarder sans rire. Une fois revenu à la maison, après l’ouvrage, il ne faisait que chanter, grimacer, gambader comme un enfant, il me faisait danser, sauter sur ses genoux ; il jouait avec moi comme s’il avait été de mon âge ; et sa femme me gâtait que c’était une bénédiction ! Tous deux ne me demandaient qu’une chose, d’être de bonne humeur ; et ce n’était pas ça, Dieu merci ! qui me manquait. Aussi ils m’ont baptisée Rigolette et le nom m’en est resté. Quant à la gaieté, ils me donnaient l’exemple ; jamais je ne les ai vus tristes. S’ils se faisaient des reproches, c’était la femme qui disait à son mari : « Tiens, Crétu, c’est bête, mais tu me fais trop rire ! » Ou bien c’était lui qui disait à sa femme : « Tiens, tais-toi, Ramonette (je ne sais pas pourquoi il l’appelait Ramonette), tais-toi, tu me fais mal, tu es trop drôle !… » Et moi je riais de les voir rire… Voilà comme j’ai été élevée, et comme ils m’ont formé le caractère… J’espère que j’ai profité !
– À merveille, ma voisine ! Ainsi entre eux jamais de disputes ?
– Jamais, au grand jamais !… Le dimanche, le lundi, quelquefois le mardi, ils faisaient, comme ils disaient, la noce, et ils m’emmenaient toujours avec eux. Papa Crétu était très-bon ouvrier, quand il voulait travailler, il gagnait ce qu’il lui plaisait ; sa femme aussi. Dès qu’ils avaient de quoi faire le dimanche et le lundi, et vivre au courant tant bien que mal, ils étaient contents. Après ça, fallait-il chômer, ils étaient contents tout de même… Je me rappelle que, quand nous n’avions que du pain et de l’eau, papa Crétu prenait dans sa bibliothèque…
– Il avait une bibliothèque ?
– Il appelait ainsi un petit casier où il mettait tous les recueils de chansons nouvelles… Il les achetait et il les savait toutes. Quand il n’y avait donc que du pain à la maison, il prenait dans sa bibliothèque un vieux livre de cuisine, et il nous disait : « Voyons, qu’est-ce que nous allons manger aujourd’hui ? Ceci ? Cela ?… » et il nous lisait le titre d’une foule de bonnes choses. Chacun choisissait son plat ; papa Crétu prenait une casserole vide, et, avec des mines et des plaisanteries les plus drôles du monde, il avait l’air de mettre dans la casserole tout ce qu’il fallait pour composer un bon ragoût ; et puis il faisait semblant de verser ça dans un plat vide aussi, qu’il posait sur la table, toujours avec des grimaces à nous tenir les côtes ; il reprenait ensuite son livre, et pendant qu’il nous lisait, par exemple, le récit d’une bonne fricassée de poulet que nous avions choisie, et qui nous faisait venir l’eau à la bouche… nous mangions notre pain… avec sa lecture, en riant comme des fous.
– Et ce joyeux ménage avait des dettes ?
– Jamais ! Tant qu’il y avait de l’argent, on noçait ; quand il n’y en avait pas, on dînait en détrempe, comme disait papa Crétu à cause de son état.
– Et à l’avenir, il n’y songeait pas ?
– Ah bien, oui ! L’avenir, pour nous, c’était le dimanche et le lundi. L’été, nous les passions aux barrières ; l’hiver, dans le faubourg.
– Puisque ces bonnes gens se convenaient si bien, puisqu’ils faisaient si fréquemment la noce, pourquoi ne se mariaient-ils pas ?
– Un de leurs amis leur a demandé ça une fois devant moi.
– Eh bien ?
– Ils ont répondu : « Si nous avons un jour des enfants, à la bonne heure ! mais, pour nous deux, nous nous trouvons bien comme ça… À quoi bon nous forcer à faire ce que nous faisons de bon cœur ? Ça serait des frais et nous n’avons pas d’argent de trop. » Mais, voyez un peu, reprit Rigolette, comme je bavarde. C’est qu’aussi, une fois que je suis sur le compte de ces braves gens, qui ont été si bons pour moi, je ne peux pas m’empêcher d’en parler longuement. Tenez, mon voisin, soyez assez gentil pour prendre mon châle sur le lit et pour me l’attacher là, sous le col de ma chemisette, avec cette grosse épingle, et nous allons descendre, car il nous faut le temps de choisir au Temple ce que vous voulez acheter pour ces pauvres Morel.
Rodolphe s’empressa d’obéir aux ordres de Rigolette ; il prit sur le lit un grand châle tartan de couleur brune, à larges raies ponceau, et le posa soigneusement sur les charmantes épaules de Rigolette.
– Maintenant, mon voisin, relevez un peu mon col, pincez bien la robe et le châle ensemble, enfoncez l’épingle, et surtout prenez garde de me piquer.
Pour exécuter ces nouveaux commandements, il fallut que Rodolphe touchât presque ce cou d’ivoire, où se dessinait, si noire et si nette, l’attache des beaux cheveux d’ébène de Rigolette.
Le jour était bas, Rodolphe s’approcha… très-près… trop près sans doute, car la grisette jeta un petit cri effarouché.
Nous ne saurions dire la cause de ce petit cri.
Était-ce la pointe de l’épingle ? Était-ce la bouche de Rodolphe qui avait effleuré ce cou blanc, frais et poli ? Toujours est-il que Rigolette se retourna vivement et s’écria d’un air moitié riant, moitié triste, qui fit presque regretter à Rodolphe l’innocente liberté qu’il avait prise :
– Mon voisin, je ne vous prierai plus jamais d’attacher mon châle.
– Pardon, ma voisine… je suis si maladroit !
– Au contraire, monsieur, et c’est ce dont je me plains… Voyons, votre bras ; mais soyez sage, ou nous nous fâcherons !
– Vrai, ma voisine, ce n’est pas faute… Votre joli cou était si blanc, que j’ai eu comme un éblouissement… Malgré moi ma tête s’est baissée… et…
– Bien, bien ! À l’avenir j’aurai soin de ne plus vous donner de ces éblouissements-là, dit Rigolette en le menaçant du doigt ; puis elle ferma sa porte. Tenez, mon voisin, prenez ma clef ; elle est si grosse, qu’elle crèverait ma poche… C’est un vrai pistolet.
Et de rire.
Rodolphe se chargea (c’est le mot) d’une énorme clef qui aurait pu glorieusement figurer sur un de ces plats allégoriques que les vaincus viennent humblement offrir aux vainqueurs d’une ville.
Quoique Rodolphe se crût assez changé par les années pour ne pas être reconnu par Polidori, avant de passer devant la porte du charlatan, il releva le collet de son paletot.
– Mon voisin, n’oubliez pas de prévenir M. Pipelet que l’on va apporter des effets qu’il faudra monter dans votre chambre, dit Rigolette.
– Vous avez raison ma voisine ; nous allons entrer un moment dans la loge du portier.
M. Pipelet, son éternel chapeau tromblon sur la tête, était, comme toujours, vêtu de son habit vert et gravement assis devant une table couverte de morceaux de cuir et de débris de chaussures de toutes sortes ; il s’occupait alors de ressemeler une botte, avec le sérieux de la conscience qu’il mettait à toutes choses. Anastasie était absente de la loge.
– Eh bien ! monsieur Pipelet, lui dit Rigolette, j’espère que voilà du nouveau ! Grâce à mon voisin les pauvres Morel sont hors de peine… Quand on pense qu’on allait conduire le pauvre ouvrier en prison ! Oh ! ces gardes du commerce sont de vrais sans-cœur !
– Et des sans-mœurs, mademoiselle, ajouta M. Pipelet d’un ton courroucé en gesticulant, avec une botte en réparation dans laquelle il avait introduit sa main et son bras gauches. Non, je ne crains pas de le répéter à la face du ciel et des hommes, ce sont de grands sans-mœurs. Ils ont profité des ténèbres de l’escalier pour oser porter leurs gestes indécents jusque sur la taille de mon épouse ! En entendant les cris de sa pudeur offensée, malgré moi j’ai cédé à la vivacité de mon caractère. Je ne le cache pas, mon premier mouvement a été de rester immobile et de devenir pourpre de honte, en songeant aux odieux attentats dont Anastasie venait d’être victime… comme me le prouvait l’égarement de sa raison, puisque, dans son délire, elle avait jeté son poêlon de faïence du haut en bas de l’escalier. À cet instant, ces affreux débauchés ont passé devant ma loge…
– Vous les avez poursuivis, j’espère, monsieur Pipelet ? dit Rigolette, qui avait assez de peine à conserver son sérieux.
– J’y songeais, répondit M. Pipelet avec un profond soupir, lorsque j’ai réfléchi qu’il me faudrait affronter leurs regards, peut-être même leurs propos licencieux, cela m’a révolté, m’a mis hors de moi. Je ne suis pas plus méchant qu’un autre, mais quand ces éhontés ont passé devant la loge, mon sang n’a fait qu’un tour, et je n’ai pu m’empêcher de mettre brusquement ma main devant mes yeux, pour me dérober la vue de ces luxurieux malfaiteurs ! ! ! Mais cela ne m’étonna pas, il devait m’arriver quelque chose de malheureux aujourd’hui, j’avais rêvé de ce monstre de Cabrion !
Rigolette sourit, et le bruit des soupirs de M. Pipelet se confondit avec les coups de marteau qu’il appliquait sur la semelle de sa vieille botte.
D’après les réflexions d’Alfred, il résultait qu’Anastasie s’était outrageusement vantée, imitant à sa manière le coquet manège de ces femmes qui, pour raviver le feu de leurs maris ou de leurs amants, se disent incessamment et dangereusement courtisées.
– Mon voisin, dit tout bas Rigolette à Rodolphe, laissez croire à ce pauvre M. Pipelet qu’on a agacé sa femme : intérieurement ça le flatte.
Ne voulant pas, en effet, détruire l’illusion dont se berçait M. Pipelet, Rodolphe lui dit :
– Vous avez sagement pris le parti des sages, mon cher monsieur Pipelet, celui du mépris. D’ailleurs, la vertu de Mme Pipelet est au-dessus de toute atteinte.
– Sa vertu, monsieur… sa vertu ! Et Alfred recommença de gesticuler avec sa botte au bras, j’en porterais ma tête sur l’échafaud ! La gloire du grand Napoléon… et la vertu d’Anastasie… j’en peux répondre comme de mon propre honneur, monsieur !
– Et vous avez raison, monsieur Pipelet. Mais oubliez ces misérables recors ; veuillez, je vous prie, me rendre un service.
– L’homme est né pour s’entraider, répliqua M. Pipelet d’un ton sentencieux et mélancolique ; à plus forte raison, lorsqu’il est question d’un aussi bon locataire que monsieur.
– Il s’agirait de faire monter chez moi différents objets qu’on apportera tout à l’heure. Ils sont destinés aux Morel.
– Soyez tranquille, monsieur, je surveillerai cela.
– Puis, reprit tristement Rodolphe, il faudrait demander un prêtre pour veiller la petite fille qu’ils ont perdue cette nuit, aller déclarer son décès et, en même temps, commander un service et un convoi décents. Voici de l’argent… Ne ménagez rien : le bienfaiteur de Morel, dont je ne suis que l’agent, veut que tout soit fait pour le mieux.
– Fiez-vous-en à moi, monsieur, Anastasie est allée acheter notre dîner ; dès qu’elle rentrera, je lui ferai garder la loge et je m’occuperai de vos commissions.
À ce moment, un homme si complètement embossé dans son manteau, comme disent les Espagnols, qu’on apercevait à peine ses yeux, s’informa, sans trop s’approcher de la loge, et restant le plus possible dans l’ombre, si Mme Burette, marchande d’objets d’occasion, était chez elle.
– Venez-vous de Saint-Denis ? lui demanda M. Pipelet d’un air d’intelligence.
– Oui, en une heure un quart.
– C’est bien cela, alors montez.
L’homme au manteau disparut rapidement dans l’escalier.
– Qu’est-ce que cela signifie ? dit Rodolphe à M. Pipelet.
– Il se manigance quelque chose chez la mère Burette… c’est des allées, des venues continuelles. Elle m’a dit ce matin : « Vous demanderez à toutes les personnes qui viendront pour moi : « Venez-vous de Saint-Denis ? » Celles qui répondront : « Oui, en une heure un quart », vous les laisserez monter… mais pas d’autres. »
– C’est un véritable mot d’ordre ! dit Rodolphe assez intrigué.
– Justement, monsieur. Aussi me suis-je dit à part moi : il se manigance quelque chose chez la mère Burette. Sans compter que Tortillard, un mauvais garnement, un petit boiteux, qui est employé chez M. César Bradamanti, est rentré cette nuit à deux heures, avec une vieille femme borgne qu’on appelle la Chouette. Celle-ci est restée jusqu’à quatre heures du matin chez la mère Burette, pendant qu’un fiacre l’attendait à la porte. D’où venait cette femme borgne ? Que venait faire cette femme borgne à une heure aussi indue ? Telles sont les questions que je me suis posées sans pouvoir y répondre, ajouta gravement M. Pipelet.
– Et cette femme que vous appelez la Chouette est repartie à quatre heures du matin en fiacre ? demanda Rodolphe.
– Oui, monsieur ; et elle va sans doute revenir : car la mère Burette m’a dit que la consigne ne regardait pas la borgnesse.
Rodolphe pensa, non sans raison, que la Chouette machinait quelque nouveau méfait ; mais, hélas ! il était loin de songer à quel point cette nouvelle trame l’intéressait.
– C’est donc bien convenu, mon cher monsieur Pipelet ; n’oubliez pas tout ce que je vous ai recommandé pour les Morel, et priez aussi votre femme de leur faire apporter un bon repas de chez le meilleur traiteur du voisinage.
– Soyez tranquille, dit M. Pipelet ; aussitôt que mon épouse sera de retour, j’irai à la mairie, à l’église et chez le traiteur… À l’église pour le mort… chez le traiteur pour les vivants…, ajouta philosophiquement et poétiquement M. Pipelet. C’est comme fait, monsieur… c’est comme fait.
À la porte de l’allée, Rodolphe et Rigolette se trouvèrent face à face avec Anastasie, qui revenait du marché, rapportant un lourd panier de provisions.
– À la bonne heure ! s’écria la portière en regardant le voisin et la voisine d’un air narquois et significatif ; vous voilà déjà bras dessus bras dessous… Ça va !… Chaud !… Chaud !… Tiens… faut bien que jeunesse se passe !… à jolie fille beau garçon… vive l’amour ! Et alllllez donc !
Et la vieille disparut dans les profondeurs de l’allée en criant :
– Alfred ! ne geins pas, vieux chéri… voilà ta Stasie qui t’apporte du nanan, gros friand !
Rodolphe, offrant son bras à Rigolette, sortit avec elle de la maison de la rue du Temple.