Les Mystères de Paris

| 9.10 - Espérance

 

 

 

X

Espérance


Les premiers jours du printemps approchaient, le soleil commençait à prendre un peu de force, le ciel était pur, l’air tiède… Fleur-de-Marie, appuyée sur le bras de la Louve, essayait ses forces en se promenant dans le jardin de la petite maison du docteur Griffon.
 
La chaleur vivifiante du soleil et le mouvement de la promenade coloraient d’une teinte rosée les traits pâles et amaigris de la Goualeuse ; ses vêtements de paysanne ayant été déchirés dans la précipitation des premiers secours qu’on lui avait donnés, elle portait une robe de mérinos d’un bleu foncé, faite en blouse, et seulement serrée autour de sa taille délicate et fine par une cordelière de laine.
 
– Quel bon soleil ! dit-elle à la Louve en s’arrêtant au pied d’une charmille d’arbres verts exposés au midi et qui s’arrondissaient autour d’un banc de pierre. Voulez-vous que nous nous asseyions un moment ici, la Louve ?
 
– Est-ce que vous avez besoin de me demander si je veux ? répondit brusquement la femme de Martial en haussant les épaules.
 
Puis, ôtant de son cou un châle de bourre de soie, elle le ploya en quatre, s’agenouilla, le posa sur le sable un peu humide de l’allée et dit à la Goualeuse :
 
– Mettez vos pieds là-dessus.
 
– Mais, la Louve, dit Fleur-de-Marie, qui s’était aperçue trop tard du dessein de sa compagne pour l’empêcher de l’exécuter ; mais, la Louve, vous allez abîmer votre châle.
 
– Pas tant de raisons !… la terre est fraîche, dit la Louve.
 
Et, prenant d’autorité les petits pieds de Fleur-de-Marie, elle les posa sur le châle.
 
– Comme vous me gâtez, la Louve…
 
– Hum !… vous ne le méritez guère : toujours à vous débattre contre ce que je veux faire pour votre bien… Vous n’êtes pas fatiguée ? Voilà une bonne demi-heure que nous marchons… Midi vient de sonner à Asnières.
 
– Je suis un peu lasse… mais je sens que cette promenade m’a fait du bien.
 
– Vous voyez… vous étiez lasse. Vous ne pouviez pas me demander plus tôt de vous asseoir ?
 
– Ne me grondez pas ; je ne m’apercevais pas de ma lassitude. C’est si bon de marcher quand on a été longtemps alitée… de voir le soleil, les arbres, la campagne, quand on a cru ne les revoir jamais !
 
– Le fait est que vous avez été dans un état désespéré durant deux jours. Pauvre Goualeuse… oui, on peut vous dire cela maintenant… on désespérait de vous.
 
– Et puis figurez-vous, la Louve, que me voyant sous l’eau… malgré moi je me suis rappelé qu’une méchante femme qui m’avait tourmentée quand j’étais petite me menaçait toujours de me jeter aux poissons. Plus tard elle avait encore voulu me noyer[1]. Alors je me suis dit : « Je n’ai pas de bonheur… c’est une fatalité, je n’y échapperai pas… »
 
– Pauvre Goualeuse… ç’a été votre dernière idée quand vous vous êtes crue perdue ?
 
– Oh ! non… dit Fleur-de-Marie avec exaltation. Quand je me suis sentie mourir… ma dernière pensée a été pour celui que je regarde comme mon Dieu ; de même qu’en me sentant renaître, ma première pensée s’est élevée vers lui…
 
– C’est plaisir de vous faire du bien, à vous… vous n’oubliez pas.
 
– Oh ! non !… c’est si bon de s’endormir avec sa reconnaissance et de s’éveiller avec elle !
 
– Aussi on se mettrait dans le feu pour vous.
 
– Bonne Louve… Tenez, je vous assure qu’une des causes qui me rendent heureuse de vivre… c’est l’espoir de vous porter bonheur, d’accomplir ma promesse… vous savez, nos châteaux en Espagne de Saint-Lazare ?
 
– Quant à cela, il y a du temps de reste. Vous voilà sur pied, j’ai fait mes frais… comme dit mon homme.
 
– Pourvu que M. le comte de Saint-Remy me dise tantôt que le médecin me permet d’écrire à Mme Georges ! Elle doit être si inquiète ! et peut-être M. Rodolphe aussi ! ajouta Fleur-de-Marie en baissant les yeux et en rougissant de nouveau à la pensée de son Dieu. Peut-être ils me croient morte !
 
– Comme le croient aussi ceux qui vous ont fait noyer, pauvre petite. Oh ! les brigands !
 
– Vous supposez donc toujours que ce n’est pas un accident, la Louve ?
 
– Un accident ! Oui, les Martial appellent ça des accidents… Quand je dis les Martial… c’est sans compter mon homme… car il n’est pas de la famille, lui… pas plus que n’en seront jamais François et Amandine.
 
– Mais quel intérêt pouvait-on avoir à ma mort ? Je n’ai jamais fait de mal à personne… personne ne me connaît.
 
– C’est égal… si les Martial sont assez scélérats pour noyer quelqu’un, ils ne sont pas assez bêtes pour le faire sans y avoir un intérêt. Quelques mots que la veuve a dits à mon homme dans la prison… me le prouvent bien.
 
– Il a donc été voir sa mère, cette femme terrible ?
 
– Oui, il n’y a plus d’espoir pour elle, ni pour Calebasse, ni pour Nicolas. On avait découvert bien des choses, mais ce gueux de Nicolas, dans l’espoir d’avoir la vie sauve, a dénoncé sa mère et sa sœur pour un autre assassinat. Ça fait qu’ils y passeront tous. L’avocat n’espère plus rien ; les gens de la justice disent qu’il faut un exemple.
 
– Ah ! c’est affreux ! presque toute une famille.
 
– Oui, à moins que Nicolas ne s’évade. Il est dans la même prison qu’un monstre de bandit appelé le Squelette, qui machine un complot pour se sauver, lui et d’autres. C’est Nicolas qui a fait dire cela à Martial par un prisonnier sortant ; car mon homme a été encore assez faible pour aller voir son gueux de frère à la Force. Alors, encouragé par cette visite, ce misérable, que l’enfer confonde ! a eu le front de faire dire à mon homme que d’un moment à l’autre il pourrait s’échapper, et que Martial lui tienne prêts chez le père Micou de l’argent et des habits pour se déguiser.
 
– Votre Martial a si bon cœur !
 
– Bon cœur tant que vous voudrez, la Goualeuse ; mais que le diable me brûle si je laisse mon homme aider un assassin qui a voulu le tuer ! Martial ne dénoncera pas le complot d’évasion, c’est déjà beaucoup… D’ailleurs, maintenant que vous voilà en santé, la Goualeuse, nous allons partir, moi, mon homme et les enfants, pour notre tour de France ; nous ne remettrons jamais les pieds à Paris : c’était bien assez pénible à Martial d’être appelé fils du guillotiné. Qu’est-ce que cela serait donc lorsque mère, frère et sœur y auraient passé ?
 
– Vous attendrez au moins que j’aie parlé de vous à M. Rodolphe, si je le revois. Vous êtes revenue au bien, j’ai dit que je vous en ferais récompenser, je veux tenir ma parole. Sans cela comment m’acquitterais-je envers vous ? Vous m’avez sauvé la vie… et pendant ma maladie vous m’avez comblée de soins.
 
– Justement ! maintenant j’aurais l’air intéressée, si je vous laissais demander quelque chose pour moi à vos protecteurs. Vous êtes sauvée… je vous répète que j’ai fait mes frais.
 
– Bonne Louve… rassurez-vous… ce n’est pas vous qui serez intéressée, c’est moi qui serai reconnaissante.
 
– Écoutez donc ! dit tout d’un coup la Louve en se levant, on dirait le bruit d’une voiture. Oui… oui, elle approche ; tenez, la voilà ; l’avez-vous vu passer devant la grille ? Il y a une femme dedans.
 
– Oh ! mon Dieu ! s’écria Fleur-de-Marie avec émotion, il m’a semblé reconnaître…
 
– Qui donc ?
 
– Une jeune et jolie dame que j’ai vue à Saint-Lazare, et qui a été bien bonne pour moi.
 
– Elle sait donc que vous êtes ici ?
 
– Je l’ignore ; mais elle connaît la personne dont je vous parlais toujours, et qui, si elle le veut, et elle le voudra, je l’espère, pourra réaliser nos châteaux en Espagne de la prison.
 
– Une place de garde-chasse pour mon homme, avec une cabane pour nous au milieu des bois, dit la Louve en soupirant. Tout ça c’est des féeries… c’est trop beau, cela ne peut pas arriver.
 
Un bruit de pas précipités se fit entendre, derrière la charmille ; François et Amandine qui, grâce aux bontés du comte de Saint-Remy, n’avaient pas quitté la Louve, arrivèrent essoufflés en criant :
 
– La Louve, voici une belle dame avec M. de Saint-Remy ; ils demandent à voir tout de suite Fleur-de-Marie.
 
– Je ne m’étais pas trompée ! dit la Goualeuse.
 
Presque au même instant parut M. de Saint-Remy, accompagné de Mme d’Harville. À peine celle-ci eut-elle aperçu Fleur-de-Marie qu’elle s’écria en courant à elle et en la serrant tendrement entre ses bras :
 
– Pauvre chère enfant… vous voilà… Ah !… sauvée !… sauvée miraculeusement d’une horrible mort… Avec quel bonheur je vous retrouve… moi qui, ainsi que vos amis, vous avais crue perdue… vous avais tant regrettée !
 
– Je suis aussi bien heureuse de vous revoir, madame ; car je n’ai jamais oublié vos bontés pour moi, dit Fleur-de-Marie en répondant aux tendresses de Mme d’Harville avec une grâce et une modestie charmantes.
 
– Ah ! vous ne savez pas quelle sera la surprise, la folle joie de vos amis qui à cette heure vous pleurent si amèrement…
 
Fleur-de-Marie, prenant par la main la Louve, qui s’était retirée à l’écart, dit à Mme d’Harville en la lui présentant :
 
– Puisque mon salut est si cher à mes bienfaiteurs, permettez-moi de vous demander leurs bontés pour ma compagne, qui m’a sauvée au risque de sa vie…
 
– Soyez tranquille, mon enfant… vos amis prouveront à la brave Louve qu’ils savent que c’est à elle qu’ils doivent le bonheur de vous revoir.
 
La Louve, rouge, confuse, n’osant ni répondre ni lever les yeux sur Mme d’Harville, tant la présence d’une femme de cette dignité lui imposait, n’avait pu cacher son étonnement en entendant Clémence prononcer son nom…
 
– Mais il n’y a pas un moment à perdre, reprit la marquise. Je meurs d’impatience de vous emmener, Fleur-de-Marie ; j’ai apporté dans la voiture un châle, un manteau bien chaud ; venez, venez, mon enfant… Puis, s’adressant au comte : Serez-vous assez bon pour donner mon adresse à cette courageuse femme, afin qu’elle puisse demain faire ses adieux à Fleur-de-Marie ? De la sorte vous serez bien forcée de venir nous voir, ajouta Mme d’Harville en s’adressant à la Louve.
 
– Oh ! madame, j’irai bien sûr, répondit celle-ci, puisque ce sera pour dire adieu à la Goualeuse, j’aurais trop de chagrin de ne pouvoir pas l’embrasser encore une fois.
 
 
Quelques minutes après, Mme d’Harville et la Goualeuse étaient sur la route de Paris.
 
 
Rodolphe, après avoir assisté à la mort de Jacques Ferrand si terriblement puni de ses crimes, était rentré chez lui dans un accablement inexprimable.
 
Ensuite d’une longue et pénible nuit d’insomnie, il avait mandé près de lui sir Walter Murph, pour confier à ce vieux et fidèle ami l’écrasante découverte de la veille au sujet de Fleur-de-Marie.
 
Le digne squire fut atterré ; mieux que personne il pouvait comprendre et partager l’immensité de la douleur du prince.
 
Celui-ci, pâle, abattu, les yeux rougis par des larmes récentes, venait de faire à Murph cette poignante révélation.
 
– Du courage ! dit le squire en essuyant ses yeux ; car, malgré son flegme, il avait aussi pleuré. Oui, du courage… monseigneur ! beaucoup de courage !… Pas de vaines consolations… ce chagrin doit être incurable…
 
– Tu as raison… Ce que je ressentais hier n’est rien auprès de ce que je ressens aujourd’hui…
 
– Hier, monseigneur… vous éprouviez l’étourdissement de ce coup ; mais sa réaction vous sera de jour en jour plus douloureuse… Ainsi donc, du courage !… L’avenir est triste… bien triste.
 
– Et puis hier… le mépris et l’horreur que m’inspiraient cette femme… mais que Dieu en ait pitié !… elle est à cette heure devant lui… hier enfin, la surprise, la haine, l’effroi, tant de passions violentes refoulaient en moi ces élans de tendresse désespérée… qu’à présent je ne contiens plus… À peine si je pouvais pleurer… Au moins maintenant… auprès de toi… je le peux… Tiens, tu vois… je suis sans forces… je suis lâche, pardonne-moi. Des larmes… encore… toujours… Ô mon enfant !… mon pauvre enfant !…
 
– Pleurez, pleurez, monseigneur… hélas ! la perte est irréparable.
 
– Et tant d’atroces misères à lui faire oublier ! s’écria Rodolphe avec un accent déchirant… après ce qu’elle a souffert !… Songe au sort qui l’attendait !
 
– Peut-être cette transition eût-elle été trop brusque pour cette infortunée, déjà si cruellement éprouvée ?
 
– Oh ! non… non !… va… si tu savais avec quels ménagements… avec quelle réserve je lui aurais appris sa naissance !… Comme je l’aurais doucement préparée à cette révélation… C’était si simple… si facile… Oh ! s’il ne s’était agi que de cela, vois-tu, ajouta le prince avec un sourire navrant, j’aurais été bien tranquille et pas embarrassé. Me mettant à genoux devant cette enfant idolâtrée, je lui aurais dit : « Toi qui as été jusqu’ici si torturée… sois enfin heureuse… et pour toujours heureuse… Tu es ma fille… » Mais non, dit Rodolphe en se reprenant, non… cela aurait été trop brusque, trop imprévu… Oui, je me serais donc bien contenu et je lui aurais dit d’un air calme : « Mon enfant, il faut que je vous apprenne une chose qui va bien vous étonner… Mon Dieu ! oui… figurez-vous qu’on a retrouvé les traces de vos parents… votre père existe… et votre père… c’est moi. » Ici le prince s’interrompit de nouveau. – Non, non ! c’est encore trop brusque, trop prompt… mais ce n’est pas ma faute, cette révélation me vient tout de suite aux lèvres… c’est qu’il faut tant d’empire sur moi… tu comprends, mon ami, tu comprends… Être là, devant sa fille, et se contraindre ! Puis, se laissant emporter à un nouvel accès de désespoir, Rodolphe s’écria : – Mais à quoi bon, à quoi bon ces vaines paroles ? Je n’aurai plus jamais rien à lui dire. Oh ! ce qui est affreux, affreux à penser, vois-tu ? c’est de penser que j’ai eu ma fille près de moi… pendant tout un jour… oui, pendant ce jour à jamais maudit et sacré où je l’ai conduite à la ferme, ce jour où les trésors de son âme angélique se sont révélés à moi dans toute leur pureté ! J’assistais au réveil de cette nature adorable… et rien dans mon cœur ne me disait : « C’est ta fille… » Rien… rien… Ô aveugle, barbare, stupide, que j’étais !… Je ne devinais pas… Oh ! j’étais indigne d’être père !
 
– Mais, monseigneur…
 
– Mais enfin… s’écria le prince, a-t-il dépendu de moi, oui ou non, de ne la jamais quitter ! Pourquoi ne l’ai-je pas adoptée, moi qui pleurais tant ma fille ? Pourquoi, au lieu d’envoyer cette malheureuse enfant chez Mme Georges, ne l’ai-je pas gardée près de moi… ? Aujourd’hui je n’aurais qu’à lui tendre les bras… Pourquoi n’ai-je pas fait cela ? pourquoi ? Ah ! parce qu’on ne fait jamais le bien qu’à demi, parce qu’on n’apprécie les merveilles que lorsqu’elles ont lui et disparu pour toujours… parce qu’au lieu d’élever tout de suite à sa véritable hauteur cette admirable jeune fille qui, malgré la misère, l’abandon, était, par l’esprit et par le cœur, plus grande, plus noble peut-être qu’elle ne le fût jamais devenue par les avantages de la naissance et de l’éducation… j’ai cru faire beaucoup pour elle en la plaçant dans une ferme… auprès de bonnes gens… comme j’aurais fait pour la première mendiante intéressante qui se serait trouvée sur ma route… C’est ma faute… c’est ma faute… Si j’avais fait cela, elle ne serait pas morte… Oh ! si… Je suis bien puni… je l’ai mérité… Mauvais fils… mauvais père !…
 
Murph savait que de pareilles douleurs sont inconsolables ; il se tut.
 
Après un assez long silence, Rodolphe reprit d’une voix altérée :
 
– Je ne resterai pas ici, Paris m’est odieux… demain je pars…
 
– Vous avez raison, monseigneur…
 
– Nous ferons un détour, je m’arrêterai à la ferme de Bouqueval… J’irai m’enfermer quelques heures dans la chambre où ma fille a passe les seuls jours heureux de sa triste vie… Là on recueillera avec religion tout ce qui reste d’elle… les livres où elle commençait à lire… les cahiers où elle a écrit… les vêtements qu’elle a portés… tout… jusqu’aux meubles… jusqu’aux tentures de cette chambre, dont je prendrai moi-même un dessin exact… Et à Gerolstein… dans le parc réservé où j’ai fait élever un monument à la mémoire de mon père outragé… je ferai construire une petite maison où se trouvera cette chambre… là j’irai pleurer ma fille… De ces deux funèbres monuments, l’un me rappellera mon crime envers mon père, l’autre le châtiment qui m’a frappé dans mon enfant… Après un nouveau silence, Rodolphe ajouta : Ainsi donc, que tout soit prêt… demain matin…
 
Murph, voulant essayer de distraire un moment le prince de ses sinistres pensées, lui dit :
 
– Tout sera prêt, monseigneur ; seulement vous oubliez que demain devait avoir lieu à Bouqueval le mariage du fils de Mme Georges et de Rigolette… Non-seulement vous avez assuré l’avenir de Germain et doté magnifiquement sa fiancée… mais vous leur avez promis d’assister à leur mariage comme témoin… Alors seulement ils devaient savoir le nom de leur bienfaiteur.
 
– Il est vrai, j’ai promis cela… Ils sont à la ferme… et je ne puis y aller demain… sans assister à cette fête… et je l’avoue, je n’aurai pas ce courage…
 
– La vue du bonheur de ces jeunes gens calmerait peut-être un peu votre chagrin.
 
– Non, non, la douleur est solitaire et égoïste… Demain tu iras m’excuser et me représenter auprès d’eux, tu prieras Mme Georges de rassembler tout ce qui a appartenu à ma fille… On fera faire le dessin de sa chambre et on me l’enverra en Allemagne.
 
– Partirez-vous donc aussi, monseigneur, sans voir Mme la marquise d’Harville ?
 
Au souvenir de Clémence, Rodolphe tressaillit… ce sincère amour vivait toujours en lui, ardent et profond… mais dans ce moment il était pour ainsi dire noyé sous le flot d’amertume dont son cœur était inondé…
 
Par une contradiction bizarre, le prince sentait que la tendre affection de Mme d’Harville aurait pu seule l’aider à supporter le malheur qui le frappait, et il se reprochait cette pensée comme indigne de la rigidité de sa douleur paternelle.
 
– Je partirai sans voir Mme d’Harville, répondit Rodolphe. Il y a peu de jours, je lui écrivais la peine que me causait la mort de Fleur-de-Marie. Quand elle saura que Fleur-de-Marie était ma fille, elle comprendra qu’il est de ces douleurs ou plutôt de ces punitions fatales qu’il faut avoir le courage de subir seul… oui, seul, pour qu’elles soient expiatoires… et elle est terrible, l’expiation que la fatalité m’impose, terrible ! car elle commence… pour moi… à l’heure où le déclin de la vie commence aussi.
 
On frappa légèrement et discrètement à la porte du cabinet de Rodolphe, qui fit un mouvement d’impatience chagrine.
 
Murph se leva et alla ouvrir.
 
À travers la porte entrebâillée, un aide de camp du prince dit au squire quelques mots à voix basse. Celui-ci répondit par un signe de tête, et, se tournant vers Rodolphe :
 
– Monseigneur me permet-il de m’absenter un moment ? Quelqu’un veut me parler à l’instant même pour le service de Votre Altesse Royale.
 
– Va… répondit le prince.
 
À peine Murph fut-il parti que Rodolphe, cachant sa figure dans ses mains, poussa un long gémissement.
 
– Oh ! s’écria-t-il, ce que je ressens m’épouvante… Mon âme déborde de fiel et de haine ; la présence de mon meilleur ami me pèse… le souvenir d’un noble et pur amour m’importune et me trouble et puis… cela est lâche et indigne, mais hier j’ai appris avec une joie barbare la mort de Sarah… de cette mère dénaturée qui a causé la perte de ma fille ; je me plais à retracer l’horrible agonie du monstre qui a fait tuer mon enfant. Ô rage ! je suis arrivé trop tard ! s’écria-t-il en bondissant sur son fauteuil. Pourtant, hier, je ne souffrais pas cela, et hier comme aujourd’hui je savais ma fille morte… Oh ! oui, mais je ne me disais pas ces mots, qui désormais empoisonneront ma vie : « J’ai vu ma fille, je lui ai parlé, j’ai admiré tout ce qu’il y avait d’adorable en elle. » Oh ! que de temps j’ai perdu à cette ferme ! Quand je songe que je n’y suis allé que trois fois… oui, pas plus. Et je pouvais y aller tous les jours… voir ma fille tous les jours… Que dis-je ! la garder à jamais près de moi. Oh ! tel sera mon supplice… de me répéter cela toujours… toujours !
 
Et le malheureux trouvait une volupté cruelle à revenir à cette pensée désolante et sans issue ; car le propre des grandes douleurs est de s’aviver incessamment par de terribles redites.
 
Tout à coup la porte du cabinet s’ouvrit, et Murph entra très-pâle, si pâle que le prince se leva à demi et s’écria :
 
– Murph, qu’as-tu ?
 
– Rien, monseigneur…
 
– Tu es bien pâle, pourtant.
 
– C’est… l’étonnement.
 
– Quel étonnement ?
 
– Mme d’Harville !
 
– Mme d’Harville, grand Dieu ! un nouveau malheur !…
 
– Non, non, monseigneur, rassurez-vous, elle est… là… dans le salon de service.
 
– Elle… ici… elle chez moi, c’est impossible !
 
– Aussi, monseigneur… vous dis-je… la surprise.
 
– Une telle démarche de sa part… Mais qu’y a-t-il donc, au nom du ciel ?
 
– Je ne sais… mais je ne puis me rendre compte de ce que j’éprouve…
 
– Tu me caches quelque chose ?
 
– Sur l’honneur, monseigneur… sur l’honneur… non… je ne sais pas ce que Mme la marquise m’a dit.
 
– Mais que t’a-t-elle dit ?
 
– « Sir Walter – et sa voix était émue, mais son regard rayonnait de joie – ma présence ici doit vous étonner beaucoup. Mais il est certaines circonstances si impérieuses qu’elles laissent peu le temps de songer aux convenances. Priez Son Altesse de m’accorder à l’instant quelques moments d’entretien en votre présence, car je sais que le prince n’a pas au monde de meilleur ami que vous. J’aurais pu lui demander de me faire la grâce de venir chez moi ; mais c’eût été un retard d’une heure peut-être, et le prince me saura gré de n’avoir pas retardé d’une minute cette entrevue… », a-t-elle ajouté avec une expression qui m’a fait tressaillir.
 
– Mais, dit Rodolphe d’une voix altérée, et devenant plus pâle encore que Murph, je ne devine pas la cause de ton trouble… de… ton émotion… de… ta pâleur… il y a autre chose… Cette entrevue…
 
– Sur l’honneur, je ne… sais rien de plus. Ces seuls mots de la marquise m’ont bouleversé. Pourquoi ? je l’ignore… Mais vous-même, vous êtes bien pâle, monseigneur.
 
– Moi ? dit Rodolphe en s’appuyant sur son fauteuil, car il sentait ses genoux se dérober sous lui.
 
– Je vous dis, monseigneur, que vous êtes aussi bouleversé que moi. Qu’avez-vous ?
 
– Dussé-je mourir sous le coup… prie Mme d’Harville d’entrer, s’écria le prince.
 
Par une sympathie étrange, la visite si inattendue, si extraordinaire de Mme d’Harville, avait éveillé chez Murph et chez Rodolphe une même vague et folle espérance ; mais cet espoir leur semblait si insensé que ni l’un ni l’autre n’avaient voulu se l’avouer. Mme d’Harville, suivie de Murph, entra dans le cabinet du prince.
 


[1] Dans une des caves submergées de Bras-Rouge, aux Champs-Élysées.