Les Mystères de Paris

| 3.03 - La rencontre

 

 

 

III

La rencontre


La nuit était venue, claire et froide.
 
Suivant les avis du Maître d’école, la Chouette avait gagné avec ce brigand un endroit du chemin creux plus éloigné du sentier et plus rapproché du carrefour où Barbillon attendait avec le fiacre.
 
Tortillard, posté en vedette, guettait le retour de Fleur-de-Marie, qu’il devait attirer dans ce guet-apens en la suppliant de venir à son aide pour secourir une pauvre vieille femme.
 
Le fils de Bras-Rouge avait fait quelques pas en dehors du ravin pour aller à la découverte, lorsque, prêtant l’oreille, il entendit au loin la Goualeuse parler à la paysanne qui l’accompagnait.
 
La Goualeuse n’étant plus seule, tout était manqué. Tortillard se hâta de redescendre dans le ravin et de courir avertir la Chouette.
 
– Il y a quelqu’un avec la jeune fille, dit-il d’une voix basse et essoufflée.
 
– Que le béquilleur lui fauche le colas[1], à cette petite gueuse ! s’écria la Chouette en fureur.
 
– Avec qui est-elle ? demanda le Maître d’école.
 
– Sans doute avec la paysanne qui tout à l’heure a passé dans le sentier, suivie d’un gros chien. J’ai reconnu la voix d’une femme, dit Tortillard ; tenez… entendez-vous… entendez-vous le bruit de leurs sabots ?…
 
En effet, dans le silence de la nuit, les semelles de bois résonnaient au loin sur la terre durcie par la gelée.
 
– Elles sont deux… Je peux me charger de la petite à la mante grise ; mais l’autre ! Comment faire ? Fourline n’y voit pas… et Tortillard est trop faible pour amortir cette camarade que le diable étrangle ! Comment faire ? répéta la Chouette.
 
– Je ne suis pas fort ; mais si vous voulez, je me jetterai aux jambes de la paysanne qui a un chien, je m’y accrocherai des mains et des dents : je ne lâcherai pas, allez !… Pendant ce temps-là vous entraînerez bien la petite… vous, la Chouette.
 
– Et si elles crient, si elles regimbent, on les entendra de la ferme, reprit la borgnesse, et on aura le temps de venir à leur secours avant que nous ayons rejoint le fiacre de Barbillon… C’est pas déjà si commode à emporter une femme qui se débat !
 
– Et elles ont un gros chien avec elles ! dit Tortillard.
 
– Bah ! bah ! si ce n’était que ça, d’un coup de soulier je lui casserai la gargoine, à leur chien, dit la Chouette.
 
– Elles approchent, reprit Tortillard en prêtant de nouveau l’oreille au bruit de pas lointains, elles vont descendre dans le ravin.
 
– Mais parle donc, Fourline, dit la Chouette au Maître d’école ; qu’est-ce que tu conseilles, gros têtard ?… Est-ce que tu deviens muet ?
 
– Il n’y a rien à faire aujourd’hui, répondit le brigand.
 
– Et les mille francs du monsieur en deuil, s’écria la Chouette, ils seront donc flambés ? Plus souvent !… Ton couteau ! ton couteau, Fourline ! Je tuerai la camarade pour qu’elle ne nous gêne pas ; quant à la petite, nous deux, Tortillard et moi, nous viendrons bien à bout de la bâillonner.
 
– Mais l’homme en deuil ne s’attend pas à ce que l’on tue quelqu’un…
 
– Eh bien ! nous mettrons ce sang-là en extra sur son mémoire ; faudra bien qu’il nous paye, puisqu’il sera notre complice.
 
– Les voilà !… Elles descendent, dit Tortillard à voix basse.
 
– Ton couteau, mon homme ! s’écria la Chouette aussi à voix basse.
 
– Oh ! la Chouette…, s’écria Tortillard avec effroi en étendant ses mains vers la borgnesse, c’est trop fort… la tuer… Oh ! non, non !
 
– Ton couteau ! je te dis…, répéta tout bas la Chouette, sans faire attention aux supplications de Tortillard et en se déchaussant à la hâte. Je vas ôter mes souliers, ajouta-t-elle, pour les surprendre en marchant à pas de loup derrière elles ; il fait déjà sombre ; mais je reconnaîtrai bien la petite à sa mante, et je refroidirai[2]l’autre.
 
– Non ! dit le brigand, aujourd’hui c’est inutile ; il sera toujours temps demain.
 
– Tu as peur, frileux ! dit la Chouette avec un mépris farouche…
 
– Je n’ai pas peur, répondit le Maître d’école ; mais tu peux manquer ton coup et tout perdre.
 
Le chien qui accompagnait la paysanne, éventant sans doute les gens embusqués dans le chemin creux, s’arrêta court, aboya avec furie et ne répondit pas aux appels réitérés de Fleur-de-Marie.
 
– Entends-tu leur chien ? Les voilà… vite, ton couteau… ou sinon !… s’écria la Chouette d’un air menaçant.
 
– Viens donc me le prendre… de force ! dit le Maître d’école.
 
– C’est fini ! il est trop tard ! s’écria la Chouette après avoir écouté un moment avec attention, les voilà passées… Tu me payeras ça ! va, potence ! ajouta-t-elle furieuse, en montrant le poing à son complice, mille francs de perdus par ta faute !
 
– Mille, deux mille, peut-être trois mille de gagnés, au contraire, reprit le Maître d’école d’un ton d’autorité. Écoute-moi, la Chouette, ajouta-t-il, et tu verras si j’ai eu tort de te refuser mon couteau… Tu vas retourner auprès de Barbillon… vous vous en irez tous les deux avec sa voiture au rendez-vous où vous attend le monsieur en deuil… vous lui direz qu’il n’y a rien à faire aujourd’hui, mais que demain ce sera enlevé…
 
– Et toi ? murmura la Chouette toujours courroucée.
 
– Écoute encore : la petite va seule tous les soirs reconduire le prêtre ; c’est un hasard si aujourd’hui elle a rencontré quelqu’un ; il est probable que demain nous aurons meilleure chance : demain donc tu reviendras à cette heure, au carrefour, avec Barbillon et sa voiture.
 
– Mais toi ? mais toi ?
 
– Tortillard va me conduire à la ferme où demeure cette fille ; il dira que nous sommes égarés, que je suis son père, un pauvre ouvrier mécanicien, aveuglé par accident ; que nous allions à Louvres, chez un de nos parents qui pouvait nous donner quelques secours, et que nous nous sommes perdus dans les champs en voulant couper au court. Nous demanderons à passer la nuit à la ferme, dans un coin de l’étable. Jamais ça ne se refuse. Ces paysans nous croiront et nous donneront à coucher. Tortillard examinera bien les portes, les fenêtres, les issues de la maison : il y a toujours de l’argent chez ces gens-là à l’approche des fermages. Moi qui ai eu des terres, ajouta-t-il avec amertume, je sais ça. Nous sommes dans la première quinzaine de janvier… c’est le bon moment, c’est le temps où on paye les termes échus… La ferme est située, dites-vous, dans un endroit désert ; une fois que nous en connaîtrons les entrées et les sorties, on pourra y revenir avec les amis : c’est une affaire à mitonner…
 
– Toujours têtard, et quelle sorbonne ! dit la Chouette en se radoucissant ; continue, Fourline.
 
– Demain matin, au lieu de quitter la ferme, je me plaindrai d’une douleur qui m’empêchera de marcher. Si on ne me croit pas, je montrerai la plaie que j’ai gardée depuis que j’ai brisé ma manille[3], et dont je souffre toujours. Je dirai que c’est une brûlure que je me suis faite avec une barre de fer rouge dans mon état de mécanicien ; on me croira. Ainsi je resterai à la ferme une partie de la journée, pour que Tortillard ait encore le temps de tout bien examiner. Quand le soir arrivera, au moment où la petite sortira, comme d’habitude, avec le prêtre, je dirai que je suis mieux, et que je me trouve en état de partir. Moi et Tortillard nous suivrons la jeune fille de loin, nous reviendrons l’attendre ici en dehors du ravin. Nous connaissant déjà, elle n’aura pas de défiance en nous revoyant ; nous l’aborderons… nous deux Tortillard… et une fois qu’elle sera à portée de mon bras, j’en réponds ; elle est enflanquée, et les mille francs sont à nous. Ce n’est pas tout… dans deux ou trois jours nous pourrons donner l’affaire de la ferme au Barbillon ou à d’autres, et partager ensuite avec eux s’il y a quelque chose, puisque c’est nous qui auront nourri le poupart[4].
 
– Tiens, sans mirettes[5], t’as pas ton pareil, dit la Chouette en embrassant le Maître d’école. Mais si par hasard la petite ne reconduit pas le prêtre demain soir ?
 
– Nous recommencerons après-demain, c’est un de ces morceaux qui se mangent froids et lentement ; d’ailleurs ça fera des frais qui augmenteront la mémoire du monsieur en deuil ; et puis, une fois dans la ferme, je saurai bien juger, d’après ce que j’entendrai dire, si nous avons chance d’enlever la petite par le moyen que nous tentons ; sinon nous en chercherons un autre.
 
– Ça va, mon homme ! Il est fameux, ton plan ! Dis donc, Fourline, quand tu seras tout à fait infirme, faudra te faire grinche consultant ; tu gagneras autant d’argent qu’un rat de prison[6]. Allons, embrasse ta Chouette, et dépêche-toi… ces paysans, ça se couche comme les poules. Je me sauve retrouver Barbillon ; demain à quatre heures nous serons à la croix du carrefour avec lui et sa roulante à moins que d’ici là on ne l’arrête pour avoir escarpé le mari de la laitière… de la rue de la Vieille-Draperie. Mais, si ça n’est pas lui, ça sera un autre, puisque le faux fiacre appartient au monsieur en deuil, qui s’en est déjà servi. Un quart d’heure après notre arrivée au carrefour, je serai ici à t’attendre.
 
– C’est dit… À demain, la Chouette.
 
– Et moi, qui oubliais de donner de la cire à Tortillard, s’il y a quelque empreinte à prendre à la ferme ! Tiens, sauras-tu bien t’en servir, fifi ? dit la borgnesse en donnant un morceau de cire à Tortillard.
 
– Oui, oui, allez ; papa m’a montré. J’ai pris pour lui l’empreinte de la serrure d’une petite cassette de fer que mon maître le charlatan garde dans son cabinet noir.
 
– À la bonne heure, et pour qu’elle ne colle pas, n’oublie pas de mouiller la cire après l’avoir bien échauffée dans ta main.
 
– Connu, connu ! répondit Tortillard. Mais vous voyez, je fais tout ce que vous me dites, et ça… parce que vous m’aimez un petit peu ? n’est-ce pas, la Chouette ?
 
– Si je t’aime !… Je t’aime comme si je t’avais eu de feu le grand Napoléon ! dit la Chouette en embrassant Tortillard, qui fut immodérément flatté de cette comparaison impériale. À demain, Fourline.
 
– À demain, reprit le Maître d’école.
 
La Chouette alla rejoindre le fiacre.
 
Le Maître d’école et Tortillard sortirent du chemin creux et se dirigèrent du côté de la ferme ; la lumière qui brillait à travers les fenêtres leur servait de guide.
 
Étrange fatalité qui rapprochait ainsi Anselme Duresnel de sa femme, qu’il n’avait pas vue depuis sa condamnation aux travaux forcés.
 


[1] Que le bourreau lui coupe le cou.
[2] Je tuerai.
[3] Anneau qui tient à la chaîne des forçats.
[4] Indiqué, préparé le vol.
[5] Sans yeux.
[6] Qu’un avocat.