Les Mystères de Paris

| 9.12 - Devouement

 

 

 

XII

Dévouement


– Ah ! madame ! s’écria Rodolphe dès que Murph et David se furent éloignés, vous ne savez pas ce que c’est que la comtesse Sarah ? c’est la mère de Fleur-de-Marie !
 
– Grand Dieu !
 
– Et je la croyais morte !
 
Il y eut un moment de profond silence.
 
Mme d’Harville pâlit beaucoup, son cœur se brisa.
 
– Ce que vous ignorez encore, reprit Rodolphe avec amertume, c’est que cette femme, aussi égoïste qu’ambitieuse, n’aimant en moi que le prince, m’avait, dans ma première jeunesse, amené à une union plus tard rompue. Voulant alors se remarier, la comtesse a causé tous les malheurs de son enfant en l’abandonnant à des mains mercenaires.
 
– Ah ! maintenant, monseigneur, je comprends l’aversion que vous aviez pour elle.
 
– Vous comprenez aussi pourquoi, deux fois, elle a voulu vous perdre par d’infâmes délations ! Toujours en proie à une implacable ambition, elle croyait me forcer de revenir à elle en m’isolant de toute affection.
 
– Oh ! quel calcul affreux !
 
– Et elle n’est pas morte !
 
– Monseigneur, ce regret n’est pas digne de vous !
 
– C’est que vous ignorez tous les maux qu’elle a causés ! En ce moment encore… alors que, retrouvant ma fille… j’allais lui donner une mère digne d’elle… Oh ! non… non… cette femme est un démon vengeur attaché à mes pas…
 
– Allons, monseigneur, du courage, dit Clémence en essuyant ses larmes qui coulaient malgré elle, vous avez un grand, un saint devoir à remplir. Vous l’avez dit vous-même dans un juste et généreux élan d’amour paternel, désormais, le sort de votre fille doit être aussi heureux qu’il a été misérable. Elle doit être aussi élevée qu’elle a été abaissée. Pour cela… il faut légitimer sa naissance… pour cela, il faut épouser la comtesse Mac-Gregor.
 
– Jamais, jamais. Ce serait récompenser le parjure, l’égoïsme et la féroce ambition de cette mère dénaturée. Je reconnaîtrai ma fille, vous l’adopterez, et, ainsi que je l’espérais, elle trouvera en vous une affection maternelle.
 
– Non, monseigneur, vous ne ferez pas cela ; non, vous ne laisserez pas dans l’ombre la naissance de votre enfant. La comtesse Sarah est de noble et ancienne maison ; pour vous, sans doute, cette alliance est disproportionnée, mais elle est honorable. Par ce mariage, votre fille ne sera pas légitimée, mais légitime, et ainsi, quel que soit l’avenir qui l’attende, elle pourra se glorifier de son père et avouer hautement sa mère.
 
– Mais renoncer à vous, mon Dieu ! c’est impossible. Ah ! vous ne songez pas ce qu’aurait été pour moi cette vie partagée entre vous et ma fille, mes deux seuls amours de ce monde.
 
– Il vous reste votre enfant, monseigneur. Dieu vous l’a miraculeusement rendue. Trouver votre bonheur incomplet serait de l’ingratitude !
 
– Ah ! vous ne m’aimez pas comme je vous aime.
 
– Croyez cela, monseigneur, croyez-le, le sacrifice que vous faites à vos devoirs vous semblera moins pénible.
 
– Mais si vous m’aimez, mais si vos regrets sont aussi amers que les miens, vous serez affreusement malheureuse. Que vous restera-t-il ?
 
– La charité, monseigneur ! cet admirable sentiment que vous avez éveillé dans mon cœur… ce sentiment qui jusqu’ici m’a fait oublier bien des chagrins, et à qui j’ai dû de bien douces consolations.
 
– De grâce, écoutez-moi. Soit, j’épouserai cette femme ; mais une fois le sacrifice accompli, est-ce qu’il me sera possible de vivre auprès d’elle ? d’elle, qui ne m’inspire qu’aversion et mépris ? Non, non, nous resterons à jamais séparés l’un de l’autre, jamais elle ne verra ma fille. Ainsi Fleur-de-Marie… perdra en vous la plus tendre des mères.
 
– Il lui restera le plus tendre des pères. Par le mariage, elle sera la fille légitime d’un prince souverain de l’Europe, et, ainsi que vous l’avez dit, monseigneur, sa position sera aussi éclatante qu’elle était obscure.
 
– Vous êtes impitoyable… je suis bien malheureux !
 
– Osez-vous parler ainsi… vous si grand, si juste… vous qui comprenez si noblement le devoir, le dévouement et l’abnégation ? Tout à l’heure, avant cette révélation providentielle, quand vous pleuriez votre enfant avec des sanglots si déchirants, si l’on vous eût dit : « Faites un vœu, un seul, et il sera réalisé », vous vous seriez écrié : « Ma fille… oh ! ma fille… qu’elle vive ! » Ce prodige s’accomplit… votre fille vous est rendue… et vous vous dites malheureux. Ah ! monseigneur, que Fleur-de-Marie ne vous entende pas !
 
– Vous avez raison, dit Rodolphe après un long silence, tant de bonheur… c’eût été le ciel… sur la terre… et je ne mérite pas cela… Je ferai ce que je dois. Je ne regrette pas mon hésitation, je lui ai dû une nouvelle preuve de la beauté de votre âme.
 
– Cette âme, c’est vous qui l’avez agrandie, élevée. Si ce que je fais est bien, c’est vous que j’en glorifie, ainsi que je vous ai toujours glorifié des bonnes pensées que j’ai eues. Courage, monseigneur, dès que Fleur-de-Marie pourra soutenir ce voyage, emmenez-la. Une fois en Allemagne, dans ce pays si calme et si grave, sa transformation sera complète, et le passé ne sera plus pour elle qu’un songe triste et lointain.
 
– Mais vous ? mais vous ?
 
– Moi… je ne puis bien vous dire cela maintenant, parce que je ne pourrai le dire toujours avec joie et orgueil, mon amour pour vous sera mon ange gardien, mon sauveur, ma vertu, mon avenir ; tout ce que je ferai de bien viendra de lui et retournera à lui. Chaque jour je vous écrirai, pardonnez-moi cette exigence, c’est la seule que je me permette. Vous, monseigneur, vous me répondrez quelquefois… pour me donner des nouvelles de celle qu’un moment au moins j’ai appelée ma fille, dit Clémence sans pouvoir retenir ses pleurs, et qui le sera toujours dans ma pensée ; enfin, lorsque les années nous aurons donné le droit d’avouer hautement l’inaltérable affection qui nous lie… eh bien ! je vous le jure sur votre fille, si vous le désirez, j’irai vivre en Allemagne, dans la même ville que vous, pour ne plus nous quitter, et terminer ainsi une vie qui aurait pu être plus digne.
 
– Monseigneur ! s’écria Murph en entrant précipitamment, celle que Dieu vous a rendue a repris ses sens, elle renaît. Son premier mot a été : « Mon père !… » Elle demande à vous voir.
 
 
Peu d’instants après, Mme d’Harville avait quitté l’hôtel du prince, et celui-ci se rendait en hâte chez la comtesse Mac-Gregor, accompagné de Murph, du baron de Graün et d’un aide de camp.