Les Mystères de Paris

| 3.02 - Le presbytère

 

 

 

II

Le presbytère


Les dernières lueurs du soleil s’éteignaient lentement derrière la masse importante du château d’Écouen et des bois qui l’environnaient ; de tous côtés s’étendaient à perte de vue des plaines immenses aux sillons bruns, durcis par la gelée… vaste solitude dont le hameau de Bouqueval semblait l’oasis.
 
Le ciel, d’une sérénité parfaite, se marbrait au couchant de longues traînées de pourpre, signe certain de vent et de froid ; ces tons, d’abord d’un rouge vif, devenaient violets à mesure que le crépuscule envahissait l’atmosphère.
 
Le croissant de la lune, fin, délié comme la moitié d’un anneau d’argent, commençait à briller doucement dans un milieu d’azur et d’ombre.
 
Le silence était absolu, l’heure solennelle.
 
Le curé s’arrêta un moment sur la colline, pour jouir de l’aspect de cette belle soirée.
 
Après quelques moment de recueillement, étendant sa main tremblante vers les profondeurs de l’horizon à demi voilé par la brume de soir, il dit à Fleur-de-Marie, qui marchait pensive à côté de lui :
 
– Voyez donc, mon enfant, cette immensité dont on n’aperçoit plus les bornes… on n’entend pas le moindre bruit… il me semble que le silence et l’infini nous donnent presque une idée de l’éternité… Je vous dis cela, Marie, parce que vous êtes sensible aux beautés de la création. Souvent j’ai été touché de l’admiration religieuse qu’elles vous inspiraient, à vous… qui en avez été si longtemps déshéritée. N’êtes-vous pas frappée comme moi du calme imposant qui règne à cette heure ?
 
La Goualeuse ne répondit rien.
 
Étonné, le curé la regarda ; elle pleurait.
 
– Qu’avez-vous donc, mon enfant ?
 
– Mon père, je suis bien malheureuse !
 
– Malheureuse ? Vous… maintenant malheureuse ?
 
– Je sais que je n’ai pas le droit de me plaindre de mon sort, après tout ce qu’on a fait pour moi… et pourtant…
 
– Et pourtant ?
 
– Ah ! mon père, pardonnez-moi ces chagrins ; ils offensent peut-être mes bienfaiteurs…
 
– Écoutez, Marie, nous vous avons souvent demandé le motif de la tristesse dont vous êtes quelquefois accablée, et qui cause à votre seconde mère de vives inquiétudes… Vous avez évité de nous répondre ; nous avons respecté votre secret en nous affligeant de ne pouvoir soulager vos peines.
 
– Hélas ! mon père, je ne puis vous dire ce qui se passe en moi. Ainsi que vous, tout à l’heure, je me suis sentie émue à l’aspect de cette soirée calme et triste… mon cœur s’est brisé… et j’ai pleuré…
 
– Mais qu’avez-vous, Marie ? Vous savez combien l’on vous aime… Voyons, avouez-moi tout. D’ailleurs, je puis vous dire cela ; le jour approche où Mme Georges et M. Rodolphe vous présenteront aux fonts du baptême, en prenant devant Dieu l’engagement de vous protéger toujours.
 
– M. Rodolphe ? Lui… qui m’a sauvée ! s’écria Fleur-de-Marie en joignant les mains ; il daignerait me donner cette nouvelle preuve d’affection ! Oh ! tenez, je ne vous cacherai rien, mon père, je crains trop d’être ingrate.
 
– Ingrate ! Et comment ?
 
– Pour me faire comprendre, il faut que je vous parle des premiers jours où je suis venue à la ferme.
 
– Je vous écoute ; nous causerons en marchant.
 
– Vous serez indulgent, n’est-ce pas, mon père ? Ce que je vais vous dire est peut-être bien mal.
 
– Le Seigneur vous a prouvé qu’il était miséricordieux. Prenez courage.
 
– Lorsque j’ai su, en arrivant ici, que je ne quitterais pas la ferme et Mme Georges, dit Fleur-de-Marie après un moment de recueillement, j’ai cru faire un beau rêve. D’abord j’éprouvais comme un étourdissement de bonheur ; à chaque instant, je songeais à M. Rodolphe. Bien souvent, toute seule et malgré moi, je levais les yeux au ciel comme pour l’y chercher et le remercier. Enfin… je m’en accuse, mon père… je pensais plus à lui qu’à Dieu ; car il avait fait pour moi ce que Dieu seul aurait pu faire. J’étais heureuse… heureuse comme quelqu’un qui a échappé pour toujours à un grand danger. Vous et Mme Georges, vous étiez si bons pour moi que je me croyais plus à plaindre qu’à blâmer.
 
Le curé regarda la Goualeuse avec surprise ; elle continua :
 
– Peu à peu, je me suis habituée à cette vie si douce : je n’avais plus peur, en me réveillant, de me retrouver chez l’ogresse ; je me sentais, pour ainsi dire, dormir avec sécurité ; toute ma joie était d’aider Mme Georges dans ses travaux, de m’appliquer aux leçons que vous me donniez, mon père… et aussi de profiter de vos exhortations. Sauf quelques moments de honte, quand je songeais au passé, je me croyais l’égale de tout le monde, parce que tout le monde était bon pour moi, lorsqu’un jour…
 
Ici les sanglots interrompirent Fleur-de-Marie.
 
– Voyons, calmez-vous, pauvre enfant, courage ! Et continuez.
 
La Goualeuse, essuyant ses yeux, reprit :
 
– Vous vous souvenez, mon père, que, lors des fêtes de la Toussaint, Mme Dubreuil, fermière de M. le duc de Lucenay à Arnouville, est venue ici passer quelque temps avec sa fille.
 
– Sans doute, et je vous ai vue avec plaisir faire connaissance avec Clara Dubreuil ; elle est douée des meilleures qualités.
 
– C’est un ange, mon père… un ange… Quand je sus qu’elle devait venir pendant quelques jours à la ferme, mon bonheur fut bien grand, je ne songeais qu’au moment où je verrais cette compagne si désirée. Enfin elle arriva. J’étais dans ma chambre ; je devais la partager avec elle, je la parais de mon mieux ; on m’envoya chercher. J’entrai dans le salon, mon cœur battait ; Mme Georges, me montrant cette jolie jeune personne, qui avait l’air aussi doux que modeste et bon, me dit : « Marie, voilà une amie pour vous. Et j’espère que vous et ma fille serez bientôt comme deux sœurs », ajouta Mme Dubreuil. À peine sa mère avait-elle dit ces mots, que Mlle Clara accourut m’embrasser… Alors, mon père, dit Fleur-de-Marie en pleurant, je ne sais ce qui se passa tout à coup en moi… mais quand je sentis le visage pur et frais de Clara s’appuyer sur ma joue flétrie… ma joue est devenue brûlante de honte… de remords… je me suis souvenue de ce que j’étais… Moi !… moi, recevoir les caresses d’une jeune personne si honnête !… Oh ! cela me semblait une tromperie… une hypocrisie indigne…
 
– Mais, mon enfant…
 
– Ah ! mon père, s’écria Fleur-de-Marie en interrompant le curé avec une exaltation douloureuse, lorsque M. Rodolphe m’a emmenée de la Cité, j’avais déjà vaguement la conscience de ma dégradation… Mais croyez-vous que l’éducation, que les conseils, que les exemples que j’ai reçus de Mme Georges et de vous, en éclairant tout à coup mon esprit, ne m’aient pas, hélas ! fait comprendre que j’avais été encore plus coupable que malheureuse ?… Avant l’arrivée de Mlle Clara, lorsque ces pensées me tourmentaient, je m’étourdissais en tâchant de contenter Mme Georges et vous, mon père… Si je rougissais du passé, c’était à mes propres yeux… Mais la vue de cette jeune personne de mon âge, si charmante, si vertueuse, m’a fait songer à la distance qui existerait à jamais entre elle et moi… Pour la première fois, j’ai senti qu’il est des flétrissures que rien n’efface… Depuis ce jour, cette pensée ne me quitte plus… Malgré moi, je m’y appesantis sans cesse ; depuis ce jour, enfin, je n’ai plus un moment de repos.
 
La Goualeuse essuya ses yeux remplis de larmes.
 
Après l’avoir regardée pendant quelques instants avec une tendre commisération, le curé reprit :
 
– Réfléchissez donc, mon enfant, que si Mme Georges voulait vous voir l’amie de Mlle Dubreuil, c’est qu’elle vous savait digne de cette liaison par votre bonne conduite. Les reproches que vous vous faites s’adressent presque à votre seconde mère.
 
– Je le sais, mon père, j’avais tort, sans doute ; mais je ne pouvais surmonter ma honte et ma crainte… Ce n’est pas tout… il me faut du courage pour achever…
 
– Continuez, Marie ; jusqu’ici vos scrupules, ou plutôt vos remords, prouvent en faveur de votre cœur.
 
– Une fois Clara établie à la ferme, je fus aussi triste que j’avais d’abord cru être heureuse en pensant au plaisir d’avoir une compagne de mon âge ; elle, au contraire, était toute joyeuse. On lui avait fait un lit dans ma chambre. Le premier soir, avant de se coucher, elle m’embrassa et me dit qu’elle m’aimait déjà, qu’elle se sentait beaucoup d’attrait pour moi ; elle me demanda de l’appeler Clara, comme elle m’appellerait Marie. Ensuite elle pria Dieu, en me disant qu’elle joindrait mon nom à ses prières, si je voulais joindre son nom aux miennes. Je n’osai pas lui refuser cela. Après avoir encore causé quelque temps, elle s’endormit ; moi, je ne m’étais pas couchée ; je m’approchai d’elle ; je regardais en pleurant sa figure d’ange ; et puis, en pensant qu’elle dormait dans la même chambre que moi… que moi, qu’on avait trouvée chez l’ogresse avec des voleurs et des assassins… je tremblais comme si j’avais commis une mauvaise action, j’avais de vagues frayeurs… Il me semblait que Dieu me punirait un jour… Je me couchai, j’eus des rêves affreux, je revis les figures sinistres que j’avais presque oubliées, le Chourineur, le Maître d’école, la Chouette, cette femme borgne qui m’avait torturée étant petite. Oh ! quelle nuit !… mon Dieu ! quelle nuit ! quels rêves ! dit la Goualeuse en frémissant encore à ce souvenir.
 
– Pauvre Marie ! reprit le curé avec émotion ; que ne m’avez-vous fait plus tôt ces tristes confidences ! Je vous aurais rassurée… Mais continuez.
 
– Je m’étais endormie bien tard : Mlle Clara vint m’éveiller en m’embrassant. Pour vaincre ce qu’elle appelait ma froideur et me prouver son amitié, elle voulut me confier un secret ; elle devait s’unir, lorsqu’elle aurait dix-huit ans accomplis, au fils d’un fermier de Goussainville, qu’elle aimait tendrement ; le mariage était depuis longtemps arrêté entre les deux familles. Ensuite, elle me raconta en peu de mots sa vie passée… vie simple, calme, heureuse : elle n’avait jamais quitté sa mère, elle ne la quitterait jamais ; car son fiancé devait partager l’exploitation de la ferme avec M. Dubreuil. « Maintenant, Marie, me dit-elle, vous me connaissez comme si vous étiez ma sœur ; racontez-moi donc votre vie… » À ces mots, je crus mourir de honte… je rougis, je balbutiai. J’ignorais ce que Mme Georges avait dit de moi ; je craignais de la démentir. Je répondis vaguement qu’orpheline et élevée par des personnes sévères, je n’avais pas été très-heureuse pendant mon enfance, et que mon bonheur datait de mon séjour auprès de Mme Georges. Alors, Clara, bien plus par intérêt que par curiosité, me demanda où j’avais été élevée : était-ce à la ville, ou à la campagne ? Comment se nommait mon père ? Elle me demanda surtout si je me rappelais d’avoir vu ma mère. Chacune de ces questions m’embarrassait autant qu’elle me peinait ; car il me fallait y répondre par des mensonges, et vous m’avez appris, mon père, combien il est mal de mentir… Mais Clara n’imagina pas que je pouvais la tromper. Attribuant l’hésitation de mes réponses au chagrin que me causaient les tristes souvenirs de mon enfance, Clara me crut, me plaignit avec une bonté qui me navra. Ô mon père ! vous ne saurez jamais ce que j’ai souffert dans ce premier entretien ! Combien il me coûtait de ne pas dire une parole qui ne fût hypocrite et fausse !…
 
– Infortunée ! Que la colère de Dieu s’appesantisse sur ceux qui, en vous jetant dans une abominable voie de perditions, vous forceront peut-être de subir toute votre vie les inexorables conséquences d’une première faute !
 
– Oh ! oui, ceux-là ont été bien méchants, mon père, reprit amèrement Fleur-de-Marie, car ma honte est ineffaçable. Ce n’est pas tout ; à mesure que Clara me parlait du bonheur qui l’attendait, de son mariage, de sa douce vie de famille, je ne pouvais m’empêcher de comparer mon sort au sien ; car, malgré les bontés dont on me comble, mon sort sera toujours misérable ; vous et Mme Georges, en me faisant comprendre la vertu, vous m’avez fait aussi comprendre la profondeur de mon abjection passée ; rien ne pourra m’empêcher d’avoir été le rebut de ce qu’il y a de plus vil au monde. Hélas ! puisque la connaissance du bien et du mal devait m’être si funeste, que ne me laissait-on à mon malheureux sort !
 
– Oh ! Marie ! Marie !…
 
– N’est-ce pas, mon père… ce que je dis est bien mal ? Hélas voilà ce que je n’osais vous avouer… Oui, quelquefois je suis assez ingrate pour méconnaître les bontés dont on me comble, pour me dire : « Si l’on ne m’eût pas arrachée à l’infamie, eh bien ! la misère, les coups m’eussent tuée bien vite ; au moins je serais morte dans l’ignorance d’une pureté que je regretterai toujours. »
 
– Hélas ! Marie, cela est fatal ! Une nature, même généreusement douée par le Créateur, n’eût-elle été plongée qu’un jour dans la fange dont on vous a tirée, en garde un stigmate ineffaçable… Telle est l’immutabilité de la justice divine !
 
– Vous le voyez bien, mon père, s’écria douloureusement Fleur-de-Marie, je dois désespérer jusqu’à la mort !
 
– Vous devez désespérer d’effacer de votre vie cette page désolante, dit le prêtre d’une voix triste et grave, mais vous devez espérer en la miséricorde infinie du Tout-Puissant. Ici-bas, pour vous, pauvre enfant, larmes, remords, expiation, mais un jour, là-haut, ajouta-t-il en élevant sa main vers le firmament qui commençait à s’étoiler, là-haut, pardon, félicité éternelle !
 
– Pitié… pitié, mon Dieu !… je suis si jeune… et ma vie sera peut-être encore si longue !… dit la Goualeuse d’une voix déchirante, en tombant à genoux aux pieds du curé par un mouvement involontaire.
 
Le prêtre était debout au sommet de la colline, non loin de laquelle s’élevait le presbytère ; sa soutane noire, sa figure vénérable, encadrée de longs cheveux blancs et doucement éclairée par les dernières clartés du crépuscule, se dessinaient sur l’horizon, d’une transparence, d’une limpidité profondes : or pâle au couchant, saphir au zénith.
 
Le prêtre levait au ciel une de ses mains tremblantes, et abandonnait l’autre à Fleur-de-Marie, qui la couvrait de larmes.
 
Le capuchon de sa mante grise, à ce moment rabattu sur ses épaules, laissait voir le profil enchanteur de la jeune fille, son charmant regard suppliant et baigné de larmes… son cou d’une blancheur éblouissantes, où se voyait l’attache soyeuse de ses jolis cheveux blonds.
 
Cette scène simple et grande offrait un contraste, une coïncidence bizarre, avec l’ignoble scène qui, presque au même instant, se passait dans les profondeurs du chemin creux entre le Maître d’école et la Chouette.
 
Caché dans les ténèbres d’un noir ravin, assailli de lâches terreurs, un effroyable meurtrier, portant la peine de ses forfaits, s’était aussi agenouillé… mais devant sa complice, furie railleuse, vengeresse, qui le tourmentait sans merci et le poussait à de nouveaux crimes… sa complice… cause première des malheurs de Fleur-de-Marie.
 
De Fleur-de-Marie que torturait un remords incessant.
 
L’exagération de sa douleur n’était-elle pas concevable ? Entourée depuis son enfance d’êtres dégradés, méchants, infâmes ; quittant sa prison pour l’antre de l’ogresse, autre prison horrible ; n’étant jamais sortie des cours de sa geôle ou des rues caverneuses de la Cité, cette malheureuse jeune fille n’avait-elle pas vécu jusqu’alors dans l’ignorance profonde du beau et du bien, aussi étrangère aux sentiments nobles et religieux qu’aux splendeurs magnifiques de la nature ?
 
Et voilà que tout à coup elle abandonne son cloaque infect pour une retraite charmante et rustique, sa vie immonde, pour partager une existence heureuse et paisible avec les êtres les plus vertueux ; les plus tendres, les plus compatissants à ses infortunes…
 
Enfin tout ce qu’il y a d’admirable dans la créature et dans la création se révèle à la fois et en un moment à son âme étonnée. À ce spectacle imposant, son esprit s’agrandit, son intelligence se développe, ses nobles instincts s’éveillent… Et c’est parce que son esprit s’est agrandi, parce que son intelligence s’est développée, parce que ses nobles instincts se sont éveillés… qu’ayant la conscience de la dégradation première, elle ressent pour sa vie passée une douloureuse et incurable horreur, et comprend, hélas ! ainsi qu’elle le dit, qu’il est des souillures qui ne s’effacent jamais…
 
 
– Ô malheur à moi ! disait la Goualeuse désespérée, ma vie tout entière, fût-elle aussi longue, aussi pure que la vôtre, mon père, sera désormais flétrie par la conscience et par le souvenir du passé… Malheur à moi !
 
– Bonheur pour vous, au contraire, Marie, bonheur pour vous, à qui le Seigneur envoie ces remords pleins d’amertume, mais salutaires ! Ils prouvent la religieuse susceptibilité de votre âme ! Tant d’autres, moins noblement bien douées que vous, eussent, à votre place, vite oublié le passé pour ne songer qu’à jouir de la félicité présente ! Une âme délicate comme la vôtre rencontre des souffrances là où le vulgaire ne ressent aucune douleur ! Mais chacune de ces souffrances vous sera comptée là-haut. Croyez-moi, Dieu ne vous a laissé un moment dans la voie mauvaise que pour vous réserver la gloire du repentir et la récompense éternelle due à l’expiation ! Ne l’a-t-il pas dit lui-même : « Ceux-là qui font le bien sans combat, et qui viennent à moi le sourire aux lèvres, ceux-là sont mes élus ; mais ceux-là qui, blessés dans la lutte, viennent à moi saignants et meurtris, ceux-là sont les élus d’entre mes élus !… » Courage donc, mon enfant !… soutien, appui, conseils, rien ne vous manquera… Je suis bien vieux, mais Mme Georges, mais M. Rodolphe ont encore de longues années à vivre… M. Rodolphe, surtout… qui vous témoigne tant d’intérêt… qui suit vos progrès avec une sollicitude si éclairée… Dites, Marie, dites, pourriez-vous jamais regretter de l’avoir rencontré ?
 
La Goualeuse allait répondre lorsqu’elle fut interrompue par la paysanne dont nous avons parlé, qui, suivant la même route que la jeune fille et l’abbé, venait de les rejoindre. C’était une des servantes de la ferme.
 
– Pardon, excuse, monsieur le curé, dit-elle au prêtre, mais Mme Georges m’a dit d’apporter ce panier de fruits au presbytère, et qu’en même temps je ramènerais Mlle Marie, car il se fait tard ; mais j’ai pris Turc avec moi, dit la fille de ferme en caressant un énorme chien des Pyrénées, qui eût défié un ours au combat. Quoiqu’il n’y ait jamais de mauvaise rencontre dans le pays, c’est toujours plus prudent.
 
– Vous avez raison, Claudine ; nous voici d’ailleurs arrivés au presbytère ; vous remercierez Mme Georges pour moi.
 
Puis, s’adressant tout bas à la Goualeuse, le curé lui dit d’un ton grave :
 
– Il faut que je me rende demain à la conférence du diocèse ; mais je serai de retour sur les cinq heures. Si vous le voulez, mon enfant, je vous attendrai au presbytère. Je vois, à l’état de votre esprit, que vous avez besoin de vous entretenir longuement encore avec moi.
 
– Je vous remercie, mon père, répondit Fleur-de-Marie ; demain je viendrai, puisque vous voulez bien me le permettre.
 
– Mais nous voici arrivés à la porte du jardin, dit le prêtre ; laissez ce panier là, Claudine, ma gouvernante le prendra. Retournez vite à la ferme avec Marie ; car la nuit est presque venue et le froid augmente. À demain, Marie, à cinq heures !
 
– À demain, mon père.
 
L’abbé rentra dans son jardin.
 
La Goualeuse et Claudine, suivies de Turc, reprirent le chemin de la métairie.