Les Mystères de Paris

| 9.02 - Rodolphe et Sarah

 

 

 

II

Rodolphe et Sarah


Nous conduirons le lecteur chez la comtesse Mac-Gregor, qu’une crise salutaire venait d’arracher au délire et aux souffrances qui pendant plusieurs jours avaient donné pour sa vie les craintes les plus sérieuses.
 
Le jour commençait à baisser… Sarah, assise dans un grand fauteuil et soutenue par son frère Thomas Seyton, se regardait avec une profonde attention dans un miroir que lui présentait une de ses femmes agenouillée devant elle.
 
Cette scène se passait dans le salon où la Chouette avait commis sa tentative d’assassinat.
 
La comtesse était d’une pâleur de marbre, que faisait ressortir encore le noir foncé de ses yeux, de ses sourcils et de ses cheveux ; un grand peignoir de mousseline blanche l’enveloppait entièrement.
 
– Donnez-moi le bandeau de corail, dit-elle à une de ses femmes, d’une voix faible, mais impérieuse et brève.
 
– Betty vous l’attachera, reprit Thomas Seyton, vous allez vous fatiguer… Il est déjà d’une si grande imprudence de…
 
– Le bandeau ! le bandeau ! répéta impatiemment Sarah, qui prit ce bijou et le posa à son gré sur son front. Maintenant, attachez-le… et laissez-moi, dit-elle à ses femmes.
 
Au moment où celles-ci se retiraient, elle ajouta :
 
– On fera entrer M. Ferrand, le notaire, dans le petit salon bleu… puis, reprit-elle avec une expression d’orgueil mal dissimulé, dès que S. A. R. le grand-duc de Gerolstein arrivera, on l’introduira ici.
 
« Enfin ! dit Sarah en se rejetant au fond de son fauteuil, dès qu’elle fut seule avec son frère, enfin je touche à cette couronne… le rêve de ma vie… la prédiction va donc s’accomplir !
 
– Sarah, calmez votre exaltation, lui dit sévèrement son frère. Hier encore on désespérait de votre vie ; une dernière déception vous porterait un coup mortel.
 
– Vous avez raison, Tom, la chute serait affreuse, car mes espérances n’ont jamais été plus près de se réaliser. J’en suis certaine, ce qui m’a empêchée de succomber à mes souffrances a été ma pensée constante de profiter de la toute-puissante révélation que m’a faite cette femme au moment de m’assassiner.
 
– De même pendant votre délire… vous reveniez sans cesse à cette idée.
 
– Parce que cette idée seule soutenait ma vie chancelante. Quel espoir !… princesse souveraine… presque reine !… ajouta-t-elle avec enivrement.
 
– Encore une fois, Sarah, pas de rêves insensés ; le réveil serait terrible.
 
– Des rêves insensés ?… Comment ! lorsque Rodolphe saura que cette jeune fille aujourd’hui prisonnière à Saint-Lazare[1], et autrefois confiée au notaire qui l’a fait passer pour morte, est notre enfant, vous croyez que…
 
Seyton interrompit sa sœur :
 
– Je crois, reprit-il avec amertume, que les princes mettent les raisons d’État, les convenances politiques avant les devoirs naturels.
 
– Comptez-vous si peu sur mon adresse ?
 
– Le prince n’est plus l’adolescent candide et passionné que vous avez autrefois séduit ; ce temps est bien loin de lui… et de vous, ma sœur.
 
Sarah haussa légèrement les épaules et dit :
 
– Savez-vous pourquoi j’ai voulu orner mes cheveux de ce bandeau de corail, pourquoi j’ai mis cette robe blanche ? C’est que la première fois que Rodolphe m’a vue, à la cour de Gerolstein, j’étais vêtue de blanc, et je portais ce même bandeau de corail dans mes cheveux.
 
– Comment ! dit Thomas Seyton en regardant sa sœur avec surprise, vous voulez évoquer ces souvenirs ? vous n’en redoutez pas au contraire l’influence ?
 
– Je connais Rodolphe mieux que vous. Sans doute mes traits, aujourd’hui changés par l’âge et par la souffrance, ne sont plus ceux de la jeune fille de seize ans qu’il a éperdument aimée, qu’il a seule aimée, car j’étais son premier amour… Et cet amour, unique dans la vie de l’homme, laisse toujours dans son cœur des traces ineffaçables. Aussi, croyez-moi, mon frère, la vue de cette parure réveillera chez Rodolphe non-seulement les souvenirs de son amour, nais encore ceux de sa jeunesse… Et pour les hommes ces derniers souvenirs sont toujours doux et précieux.
 
– Mais à ces doux souvenirs s’en joignent de terribles ; et le sinistre dénoûment de votre amour ? et l’odieuse conduite du père du prince envers vous ? et votre silence obstiné lorsque Rodolphe, après votre mariage avec le comte Mac-Gregor, vous redemandait votre fille alors tout enfant, votre fille dont une froide lettre de vous lui a appris la mort il y a dix ans ? Oubliez-vous donc que depuis ce temps le prince n’a eu pour vous que mépris et haine ?
 
– La pitié a remplacé la haine. Depuis qu’il m’a sue mourante, chaque jour il a envoyé le baron de Graün s’informer de mes nouvelles.
 
– Par humanité.
 
– Tout à l’heure, il m’a fait répondre qu’il allait venir ici. Cette concession est immense, mon frère.
 
– Il vous croit expirante ; il suppose qu’il s’agit d’un dernier adieu, et il vient. Vous avez eu tort de ne pas lui écrire la révélation que vous allez lui faire.
 
– Je sais pourquoi j’agis ainsi. Cette révélation le comblera de surprise, de joie et je serai là pour profiter de son premier élan d’attendrissement. Aujourd’hui, ou jamais, il me dira : « Un mariage doit légitimer la naissance de notre enfant. » S’il le dit, sa parole est sacrée, et l’espoir de toute ma vie est enfin réalisé.
 
– S’il vous fait cette promesse, oui.
 
– Et pour qu’il la fasse, rien n’est à négliger dans cette circonstance décisive. Je connais Rodolphe, il me hait, quoique je ne devine pas le motif de sa haine, car jamais je n’ai manqué devant lui au rôle que je m’étais imposé.
 
– Peut-être, car il n’est pas homme à haïr sans raison.
 
– Il n’importe ; une fois certain d’avoir retrouvé sa fille, il surmontera son aversion pour moi, et ne reculera devant aucun sacrifice pour assurer à son enfant le sort le plus enviable, pour la rendre aussi magnifiquement heureuse qu’elle aura été jusqu’alors infortunée.
 
– Qu’il assure le sort le plus brillant à votre fille, soit ; mais entre cette réparation et la résolution de vous épouser afin de légitimer la naissance de cette enfant, il y a un abîme.
 
– Son amour de père comblera cet abîme.
 
– Mais cette infortunée a sans doute vécu jusqu’ici dans un état précaire ou misérable ?
 
– Rodolphe voudra d’autant plus l’élever qu’elle aura été plus abaissée.
 
– Songez-y donc, la faire asseoir au rang des familles souveraines de l’Europe ! la reconnaître pour sa fille aux yeux de ces princes, de ces rois dont il est le parent ou l’allié !
 
– Ne connaissez-vous pas son caractère étrange, impétueux et résolu, son exagération chevaleresque à propos de tout ce qu’il regarde comme juste et commandé par le devoir ?
 
– Mais cette malheureuse enfant a peut-être été si viciée par la misère où elle doit avoir vécu, que le prince, au lieu d’éprouver de l’attrait pour elle…
 
– Que dites-vous ? s’écria Sarah en interrompant son frère. N’est-elle pas aussi belle jeune fille qu’elle était ravissante enfant ? Rodolphe, sans la connaître, ne s’était-il pas assez intéressé à elle pour vouloir se charger de son avenir ? Ne l’avait-il pas envoyée à sa ferme de Bouqueval dont nous l’avons fait enlever ?…
 
– Oui, grâce à votre persistance à vouloir rompre tous les liens d’affection du prince, dans l’espoir insensé de le ramener un jour à vous.
 
– Et cependant, sans cet espoir insensé, je n’aurais pas découvert, au prix de ma vie, le secret de l’existence de ma fille. N’est-ce pas enfin par cette femme qui l’avait arrachée de la ferme que j’ai connu l’indigne fourberie du notaire Jacques Ferrand ?
 
– Il est fâcheux qu’on m’ait refusé ce matin l’entrée de Saint-Lazare, où se trouve, vous a-t-on dit, cette malheureuse enfant ; malgré ma vive insistance, on en a voulu répondre à aucun des renseignements que je demandais, parce que je n’avais pas de lettre d’introduction auprès du directeur de la prison. J’ai écrit au préfet en votre nom, mais je n’aurai sans doute sa réponse que demain, et le prince va être ici tout à l’heure. Encore une fois, je regrette que vous ne puissiez lui présenter vous-même votre fille ; il eût mieux valu attendre sa sortie de prison avant de mander le grand-duc ici.
 
– Attendre ! et sais-je seulement si la crise salutaire où je me trouve durera jusqu’à demain ? Peut-être suis-je passagèrement soutenue par la seule énergie de mon ambition.
 
– Mais quelles preuves donnerez-vous au prince ? Vous croira-t-il ?
 
– Il me croira lorsqu’il aura lu le commencement de la révélation que j’écrivais sous la dictée de cette femme quand elle m’a frappée, révélation dont heureusement je n’ai oublié aucune circonstance ; il me croira lorsqu’il aura lu votre correspondance avec Mme Séraphin et Jacques Ferrand jusqu’à la mort supposée de l’enfant ; il me croira lorsqu’il aura entendu les aveux du notaire, qui, épouvanté de mes menaces, sera ici tout à l’heure ; il me croira lorsqu’il verra le portrait de ma fille à l’âge de six ans, portrait qui, m’a dit cette femme, est encore à cette heure d’une ressemblance frappante. Tant de preuves suffiront pour montrer au prince que je dis vrai, et pour décider chez lui ce premier mouvement qui peut faire de moi presque une reine… Ah ! ne fût-ce qu’un jour, une heure, au moins je mourrais contente !
 
À ce moment, on entendit le bruit d’une voiture qui entrait dans la cour.
 
– C’est lui… c’est Rodolphe !…, s’écria Sarah à Thomas Seyton.
 
Celui-ci s’approcha précipitamment d’un rideau, le souleva et répondit :
 
– Oui, c’est le prince ; il descend de voiture.
 
– Laissez-moi seule, voici le moment décisif, dit Sarah avec un sang-froid inaltérable, car une ambition monstrueuse, un égoïsme impitoyable avait toujours été et était encore l’unique mobile de cette femme. Dans l’espèce de résurrection miraculeuse de sa fille, elle ne voyait que le moyen de parvenir enfin au but constant de sa vie.
 
Après avoir un moment hésité à quitter l’appartement, Thomas Seyton, se rapprochant tout à coup de sa sœur, lui dit :
 
– C’est moi qui apprendrai au prince comment votre fille, qu’on avait crue morte, a été sauvée. Cet entretien serait trop dangereux pour vous… une émotion violente vous tuerait, et après une séparation si longue… la vue du prince… les souvenirs de ce temps…
 
– Votre main, mon frère, dit Sarah.
 
Puis, appuyant sur son cœur impassible la main de Thomas Seyton, elle ajouta avec un sourire sinistre et glacial :
 
– Suis-je émue ?
 
– Non… rien… rien… pas un battement précipité, dit Seyton avec stupeur, je sais quel empire vous avez sur vous-même. Mais dans un tel moment, mais quand il s’agit pour vous ou d’une couronne ou de la mort… car, encore une fois, songez-y, la perte de cette dernière espérance vous serait mortelle. En vérité, votre calme me confond !
 
– Pourquoi cet étonnement, mon frère ? Jusqu’ici, ne le savez-vous pas ? rien… non, rien n’a jamais fait battre ce cœur de marbre : il ne palpitera que le jour où je sentirai poser sur mon front la couronne souveraine. J’entends Rodolphe… laissez-moi…
 
– Mais…
 
– Laissez-moi, s’écria Sarah d’un ton si impérieux, si résolu, que son frère quitta l’appartement quelques moments avant qu’on y eût introduit le prince.
 
Lorsque Rodolphe entra dans le salon, son regard exprimait la pitié. Mais, voyant Sarah assise dans son fauteuil et presque parée, il recula de surprise, sa physionomie devint aussitôt sombre et méfiante.
 
La comtesse, devinant sa pensée, lui dit d’une voix douce et faible :
 
– Vous croyiez me trouver expirante, vous veniez pour recevoir mes derniers adieux ?
 
– J’ai toujours regardé comme sacrés les derniers vœux des mourants : mais il s’agit d’une tromperie sacrilège…
 
– Rassurez-vous, dit Sarah en interrompant Rodolphe, rassurez-vous, je ne vous ai pas trompé ; il me reste, je crois, peu d’heures à vivre. Pardonnez-moi une dernière coquetterie. J’ai voulu vous épargner le sinistre entourage qui accompagne ordinairement l’agonie ; j’ai voulu mourir vêtue comme je l’étais la première fois où je vous vis. Hélas ! après dix années de séparation, vous voilà donc enfin ? Merci ! oh ! merci ! Mais, à votre tour, rendez grâces à Dieu de vous avoir inspiré la pensée d’écouter ma dernière prière. Si vous m’aviez refusé… j’emportais avec moi un secret qui va faire la joie… le bonheur de votre vie. Joie mêlée de quelque tristesse… bonheur mêlé de quelques larmes… comme toute félicité humaine ; mais cette félicité, vous l’achèteriez encore au prix de la moitié des jours qui vous restent à vivre !
 
– Que voulez-vous dire ? lui demanda le prince avec surprise.
 
– Oui, Rodolphe, si vous n’étiez pas venu… ce secret m’aurait suivie dans la tombe… c’eût été ma seule vengeance… et encore… non, non, je n’aurais pas eu ce terrible courage. Quoique vous m’ayez bien fait souffrir, j’aurais partagé avec vous ce suprême bonheur dont, plus heureux que moi, vous jouirez longtemps, bien longtemps, je l’espère.
 
– Mais encore, madame, de quoi s’agit-il ?
 
– Lorsque vous le saurez, vous ne pourrez comprendre la lenteur que je mets à vous en instruire, car vous regarderez cette révélation comme un miracle du ciel. Mais, chose étrange, moi qui d’un mot peux vous causer le plus grand bonheur que vous ayez peut-être jamais ressenti… j’éprouve, quoique maintenant les minutes de ma vie soient comptées, j’éprouve une satisfaction indéfinissable à prolonger votre attente… et puis je connais votre cœur… et, malgré la fermeté de votre caractère, je craindrais de vous annoncer sans préparation une découverte aussi incroyable. Les émotions d’une joie foudroyante ont aussi leurs dangers.
 
– Votre pâleur augmente, vous contenez à peine une violente agitation, dit Rodolphe ; tout ceci est, je le crois, grave et solennel.
 
– Grave et solennel, reprit Sarah d’une voix émue ; car, malgré son impassibilité habituelle, en songeant à l’immense portée de la révélation qu’elle allait faire à Rodolphe, elle se sentait plus troublée qu’elle n’avait cru l’être ; aussi, ne pouvant se contraindre plus longtemps, elle s’écria :
 
– Rodolphe… notre fille existe…
 
– Notre fille !…
 
– Elle vit ! vous dis-je…
 
Ces mots, l’accent de vérité avec lequel ils furent prononcés, remuèrent le prince jusqu’au fond des entrailles.
 
– Notre enfant ? répéta-t-il en se rapprochant précipitamment du fauteuil de Sarah, notre enfant ! ma fille !
 
– Elle n’est pas morte, j’en ai des preuves irrécusables… je sais où elle est… demain vous la reverrez.
 
– Ma fille ! ma fille ! répéta Rodolphe avec stupeur, il se pourrait ! elle vivrait !
 
Puis tout à coup, réfléchissant à l’invraisemblance de cet événement, et craignant d’être dupe d’une nouvelle fourberie de Sarah, il s’écria :
 
– Non… non… c’est un rêve ! c’est impossible ! vous me trompez, c’est une ruse, un mensonge indigne !
 
– Rodolphe ! écoutez-moi.
 
– Non, je connais votre ambition, je sais de quoi vous êtes capable, je devine le but de cette tromperie !
 
– Eh bien ! vous dites vrai, je suis capable de tout. Oui, j’avais voulu vous abuser ; oui, quelques jours avant d’être frappée d’un coup mortel, j’avais voulu trouver une jeune fille… que je vous aurais présentée à la place de notre enfant… que vous regrettiez amèrement.
 
– Assez… oh ! assez, madame.
 
– Après cet aveu, vous me croirez peut-être, ou plutôt vous serez bien forcé de vous rendre à l’évidence.
 
– À l’évidence…
 
– Oui, Rodolphe, je le répète, j’avais voulu vous tromper, substituer une jeune fille obscure à celle que nous pleurions ; mais Dieu a voulu, lui, qu’au moment où je faisais ce marché sacrilège… je fusse frappée à mort.
 
– Vous… à ce moment !
 
– Dieu a voulu encore qu’on me proposât… pour jouer ce rôle… de mensonge… savez-vous qui ? notre fille…
 
– Êtes-vous donc en délire… au nom du ciel ?
 
– Je ne suis pas en délire, Rodolphe. Dans cette cassette, avec des papiers et un portrait qui vous prouveront la vérité de ce que je vous dis, vous trouverez un papier taché de mon sang.
 
– De votre sang ?
 
– La femme qui m’a appris que notre fille vivait encore me dictait cette révélation, lorsque j’ai été frappée d’un coup de poignard.
 
– Et qui était-elle ? comment savait-elle ?…
 
– C’est à elle qu’on avait livré notre fille… tout enfant… après l’avoir fait passer pour morte.
 
– Mais cette femme… son nom ?… peut-on la croire ? où l’avez-vous connue ?
 
– Je vous dis, Rodolphe, que tout ceci est fatal, providentiel. Il y a quelques mois, vous aviez tiré une jeune fille de la misère pour l’envoyer à la campagne, n’est-ce pas ?
 
– Oui, à Bouqueval.
 
– La jalousie, la haine, m’égaraient. J’ai fait enlever cette jeune fille par la femme… dont je vous parle…
 
– Et on a conduit la malheureuse enfant à Saint-Lazare.
 
– Où elle est encore.
 
– Elle n’y est plus. Ah ! vous ne savez pas, madame, le mal affreux que vous avez fait… en arrachant cette infortunée de la retraite où je l’avais placée… mais…
 
– Cette jeune fille n’est plus à Saint-Lazare, s’écria Sarah avec épouvante, et vous parlez d’un malheur affreux !
 
– Un monstre de cupidité avait intérêt à sa perte. Ils l’ont noyée, madame… Mais répondez… vous dites que…
 
– Ma fille ! s’écria Sarah, en interrompant Rodolphe et se levant droite, immobile comme une statue de marbre.
 
– Que dit-elle ? mon Dieu ! s’écria Rodolphe.
 
– Ma fille ! répéta Sarah, dont le visage devint livide et effrayant de désespoir ; ils ont tué ma fille !
 
– La Goualeuse, votre fille ! ! !… répéta Rodolphe en se reculant avec horreur.
 
– La Goualeuse… oui… c’est le nom que m’a dit cette femme surnommée la Chouette. Morte… morte ! reprit Sarah, toujours immobile, toujours le regard fixe ; ils l’ont tuée.
 
– Sarah ! reprit Rodolphe aussi pâle, aussi effrayant que la comtesse, revenez à vous… répondez-moi. La Goualeuse… cette jeune fille que vous avez fait enlever par la Chouette à Bouqueval… était…
 
– Notre fille !
 
– Elle ! ! !
 
– Et ils l’ont tuée !
 
– Oh ! non… non… vous délirez… cela ne peut pas être… Vous ne savez pas, non, vous ne savez pas combien cela serait affreux. Sarah ! revenez à vous… parlez-moi tranquillement. Asseyez-vous, calmez-vous. Souvent il y a des ressemblances, des apparences qui trompent ; on est si enclin à croire ce qu’on désire. Ce n’est pas un reproche que je vous fais… mais expliquez-moi bien… dites-moi bien toutes les raisons qui vous portent à penser cela, car cela ne peut pas être… non, non ! il ne faut pas que cela soit ! cela n’est pas !
 
Après un moment de silence, la comtesse rassembla ses pensées et dit à Rodolphe d’une voix défaillante :
 
– Apprenant votre mariage, pensant à me marier moi-même, je n’ai pas pu garder notre fille auprès de moi ; elle avait quatre ans alors…
 
– Mais à cette époque je vous l’ai demandée, moi… avec prières, s’écria Rodolphe d’un ton déchirant, et mes lettres sont restées sans réponse. La seule que vous m’ayez écrite m’annonçait sa mort !
 
– Je voulais me venger de vos mépris en vous refusant votre enfant. Cela était indigne. Mais écoutez-moi… je le sens… la vie m’échappe, ce dernier coup m’accable…
 
– Non ! non ! je ne vous crois pas… je ne veux pas vous croire. La Goualeuse… ma fille ! Ô mon Dieu, vous ne voudriez pas cela !
 
– Écoutez-moi, vous dis-je. Lorsqu’elle eut quatre ans, mon frère chargea Mme Séraphin, veuve d’un ancien serviteur à lui, d’élever l’enfant jusqu’à ce qu’elle fût en âge d’entrer en pension. La somme destinée à assurer l’avenir de notre fille fut déposée par mon frère chez un notaire cité pour sa probité. Les lettres de cet homme et de Mme Séraphin, adressées à cette époque à moi et à mon frère, sont là… dans cette cassette. Au bout d’un an on m’écrivit que la santé de ma fille s’altérait… huit mois après qu’elle était morte, et l’on m’envoya son acte de décès. À cette époque, Mme Séraphin est entrée au service de Jacques Ferrand, après avoir livré notre fille à la Chouette, par l’intermédiaire d’un misérable actuellement au bagne de Rochefort. Je commençais à écrire cette déclaration de la Chouette, lorsqu’elle m’a frappée. Ce papier est là… avec un portrait de notre fille à l’âge de quatre ans. Examinez tout, lettres, déclaration, portrait ; et vous, qui l’avez vue… cette malheureuse enfant… jugez.
 
Après ces mots qui épuisèrent ses forces, Sarah tomba défaillante dans son fauteuil.
 
Rodolphe resta foudroyé par cette révélation.
 
Il est de ces malheurs si imprévus, si abominables, qu’on tâche de ne pas y croire jusqu’à ce qu’une évidence écrasante vous y contraigne…
 
Rodolphe, persuadé de la mort de Fleur-de-Marie, n’avait plus qu’un espoir, celui de se convaincre qu’elle n’était pas sa fille.
 
Avec un calme effrayant qui épouvanta Sarah, il s’approcha de la table, ouvrit la cassette et se mit à lire les lettres une à une, à examiner, avec une attention scrupuleuse, les papiers qui les accompagnaient.
 
Ces lettres timbrées et datées par la poste, écrites à Sarah et à son frère par le notaire et par Mme Séraphin, étaient relatives à l’enfance de Fleur-de-Marie et au placement des fonds qu’on lui destinait.
 
Rodolphe ne pouvait douter de l’authenticité de cette correspondance.
 
La déclaration de la Chouette se trouvait confirmée par les renseignements dont nous avons parlé au commencement de cette histoire, renseignements pris par ordre de Rodolphe, et qui signalaient un nommé Pierre Tournemine, forçat alors à Rochefort, comme l’homme qui avait reçu Fleur-de-Marie des mains de Mme Séraphin pour la livrer à la Chouette… à la Chouette, que la malheureuse enfant avait reconnue plus tard devant Rodolphe au tapis-franc de l’ogresse.
 
Rodolphe ne pouvait plus douter de l’identité de ces personnages et de celle de la Goualeuse.
 
L’acte de décès paraissait en règle ; mais Ferrand avait lui-même avoué à Cecily que ce faux acte avait servi à la spoliation d’une somme considérable, autrefois placée en viager sur la tête de la jeune fille qu’il avait fait noyer par Martial à l’île du Ravageur.
 
Ce fut donc avec une croissante et épouvantable angoisse que Rodolphe acquit, malgré lui, cette terrible conviction que la Goualeuse était sa fille et qu’elle était morte.
 
Malheureusement pour lui… tout semblait confirmer cette créance.
 
Avant de condamner Jacques Ferrand sur les preuves données par le notaire lui-même à Cecily, le prince, dans son vif intérêt pour la Goualeuse, ayant fait prendre des informations à Asnières, avait appris qu’en effet deux femmes, l’une vieille et l’autre jeune, vêtue en paysanne, s’étaient noyées en se rendant à l’île du Ravageur, et que le bruit public accusait les Martial de ce nouveau crime.
 
Disons enfin que, malgré les soins du docteur Griffon, du comte de Saint-Remy et de la Louve, Fleur-de-Marie, longtemps dans un état désespéré, entrait à peine en convalescence, et que sa faiblesse morale et physique était encore telle qu’elle n’avait pu jusqu’alors prévenir ni Mme Georges ni Rodolphe de sa position.
 
Ce concours de circonstances ne pouvait laisser le moindre espoir au prince.
 
Une dernière épreuve lui était réservée.
 
Il jeta enfin les yeux sur le portrait qu’il avait presque craint de regarder.
 
Ce coup fut affreux.
 
Dans cette figure enfantine et charmante, déjà belle de cette beauté divine que l’on prête aux chérubins, il retrouva d’une manière saisissante les traits de Fleur-de-Marie… son nez fin et droit, son noble front, sa petite bouche déjà un peu sérieuse. « Car, disait Mme Séraphin à Sarah dans une des lettres que Rodolphe venait de lire, l’enfant demande toujours sa mère et est bien triste. »
 
C’étaient encore ses grands yeux d’un bleu si pur et si doux… d’un bleu de bluet, avait dit la Chouette à Sarah, en reconnaissant dans cette miniature les traits de l’infortunée qu’elle avait poursuivie enfant sous le nom de Pégriotte, jeune fille sous le nom de Goualeuse.
 
À la vue de ce portrait, les tumultueux et violents sentiments de Rodolphe furent étouffés par ses larmes.
 
Il retomba brisé dans un fauteuil et cacha sa figure dans ses mains en sanglotant.
 


[1] Le lecteur n’a pas oublié que la Chouette, un moment avant de frapper Sarah croyait et lui avait dit que la Goualeuse était encore à Saint-Lazare, ignorant que le jour même Jacques Ferrand l’avait fait conduire à l’île du Ravageur par Mme Séraphin.