Les Mystères de Paris

| 9.05 - Les visions

 

 

 

V

Les visions


Lorsque les ténèbres eurent envahi la chambre où il se trouvait avec Polidori, les douleurs aiguës de Jacques Ferrand cessèrent peu à peu.
 
– Pourquoi as-tu autant tardé à éteindre cette lampe ? dit Jacques Ferrand. Était-ce pour me faire endurer les tourments de l’enfer ? Oh ! que j’ai souffert… mon Dieu, que j’ai souffert !
 
– Maintenant, souffres-tu moins ?
 
– J’éprouve encore une irritation violente… mais ce n’est rien auprès de ce que je ressentais tout à l’heure.
 
– Je te l’avais dit : dès que le souvenir de cette femme excitera l’un de tes sens, presque à l’instant ce sens sera frappé par un de ces terribles phénomènes qui déconcertent la science, et que les croyants pourraient prendre pour une terrible punition de Dieu…
 
– Ne me parle pas de Dieu ! s’écria le monstre en grinçant des dents.
 
– Je t’en parlais… pour mémoire… Mais, puisque tu tiens à ta vie, si misérable qu’elle soit… songe bien, je te le répète, que tu seras emporté pendant une de ces crises furieuses, si tu les provoques encore…
 
– Je tiens à la vie… parce que le souvenir de Cecily est toute ma vie…
 
– Mais ce souvenir te tue, t’épuise, te consume !
 
– Je ne puis ni ne veux m’y soustraire… Je suis incarné à Cecily comme le sang l’est au corps… Cet homme m’a pris toute ma fortune, il n’a pu me ravir l’ardente et impérissable image de cette enchanteresse ; cette image est à moi ; à toute heure elle est là comme mon esclave… elle dit ce que je veux ; elle me regarde comme je veux… elle m’adore comme je veux ! s’écria le notaire dans un nouvel accès de passion frénétique.
 
– Jacques ! ne t’exalte pas ! souviens-toi de la crise de tout à l’heure !
 
Le notaire n’entendit pas son complice, qui prévit une nouvelle hallucination.
 
En effet, Jacques Ferrand reprit en poussant un éclat de rire convulsif et sardonique :
 
– M’enlever Cecily ! Mais ils ne savent donc pas qu’on arrive à l’impossible en concentrant la puissance de toutes ses facultés sur un objet ? Ainsi tout à l’heure… je… vais monter dans la chambre de Cecily, où je n’ai pas osé aller depuis son départ… Oh ! voir… toucher les vêtements qui lui ont appartenu… la glace devant laquelle elle s’habillait… ce sera la voir elle-même ! Oui, en attachant énergiquement mes yeux sur cette glace… bientôt j’y verrai apparaître Cecily, ce ne sera pas une illusion, un mirage, ce sera bien elle, je la trouverai là… comme le statuaire trouve la statue dans le bloc de marbre… Mais, par tous les feux de l’enfer, dont je brûle, ce ne sera pas une pâle et froide Galatée.
 
– Où vas-tu ? dit tout d’un coup Polidori en entendant Jacques Ferrand se lever, car l’obscurité la plus profonde régnait toujours dans cette pièce.
 
– Je vais trouver Cecily…
 
– Tu n’iras pas ! l’aspect de cette chambre te tuerait.
 
– Cecily m’attend là-haut.
 
– Tu n’iras pas, je te tiens, je ne te lâche pas, dit Polidori en saisissant le notaire par le bras.
 
Jacques Ferrand, arrivé au dernier degré de l’épuisement, ne pouvait lutter contre Polidori qui l’étreignait d’une main vigoureuse.
 
– Tu veux m’empêcher d’aller trouver Cecily ?
 
– Oui, et d’ailleurs il y a une lampe allumée dans la salle voisine ; tu sais quel effet la lumière a tout à l’heure produit sur ta vue.
 
– Cecily est en haut… elle m’attend… je traverserais une fournaise ardente pour aller la rejoindre… Laisse-moi… elle m’a dit que j’étais son vieux tigre… prends garde, mes griffes sont tranchantes.
 
– Tu ne sortiras pas ! je t’attacherai plutôt sur ton lit comme un fou furieux.
 
– Polidori, écoute, je ne suis pas fou, j’ai toute ma raison, je sais bien que Cecily n’est pas matériellement là-haut… mais, pour moi, les fantômes de mon imagination valent des réalités…
 
– Silence ! s’écria tout à coup Polidori en prêtant l’oreille, tout à l’heure j’avais cru entendre une voiture s’arrêter à la porte ; je ne m’étais pas trompé ; j’entends maintenant un bruit de voix dans la cour.
 
– Tu veux me distraire de ma pensée ; le piège est grossier.
 
– J’entends parler, te dis-je, et je crois reconnaître…
 
– Tu veux m’abuser, dit Jacques Ferrand interrompant Polidori, je ne suis pas ta dupe…
 
– Mais, misérable, écoute donc, écoute, tiens, n’entends-tu pas ?
 
– Laisse-moi !… Cecily est là-haut, elle m’appelle ; ne me mets pas en fureur. À mon tour je te dis : Prends garde !… Entends-tu ? prends garde…
 
– Tu ne sortiras pas…
 
– Prends garde…
 
– Tu ne sortiras pas d’ici, mon intérêt veut que tu restes…
 
– Tu m’empêches d’aller retrouver Cecily, mon intérêt veut que tu meures… Tiens donc ! dit le notaire d’une voix sourde.
 
Polidori poussa un cri.
 
– Scélérat ! tu m’as frappé au bras, mais ta main était mal affermie ; la blessure est légère, tu ne m’échapperas pas…
 
– Ta blessure est mortelle… c’est le stylet empoisonné de Cecily qui t’a frappé ; je le portais toujours sur moi ; attends l’effet du poison. Ah ! tu me lâches, enfin, tu vas mourir… Il ne fallait pas m’empêcher d’aller là-haut retrouver Cecily… ajouta Jacques Ferrand en cherchant à tâtons dans l’obscurité à ouvrir la porte.
 
– Oh !… murmura Polidori, mon bras s’engourdit… un froid mortel me saisit… mes genoux tremblent sous moi… mon sang se fige dans mes veines… un vertige me saisit !… Au secours !… cria le complice de Jacques Ferrand en rassemblant ses forces dans un dernier cri : Au secours !… je meurs !…
 
Et il s’affaissa sur lui-même.
 
Le fracas d’une porte vitrée, ouverte avec tant de violence que plusieurs carreaux se brisèrent en éclats, la voix retentissante de Rodolphe et un bruit de pas précipités semblèrent répondre au cri d’angoisse de Polidori.
 
Jacques Ferrand, ayant enfin trouvé la serrure dans l’obscurité, ouvrit brusquement la porte de la pièce voisine et s’y précipita, son dangereux stylet à la main…
 
Au même instant, menaçant et formidable comme le génie de la vengeance, le prince entrait dans cette pièce par le côté opposé.
 
– Monstre ! s’écria Rodolphe en s’avançant vers Jacques Ferrand, c’est ma fille que tu as tuée ! tu vas…
 
Le prince n’acheva pas, il recula épouvanté…
 
On eût dit que ses paroles avaient foudroyé Jacques Ferrand.
 
Jetant son stylet et portant ses deux mains à ses yeux, le misérable tomba la face contre terre en poussant un cri qui n’avait rien d’humain.
 
Par suite du phénomène dont nous avons parlé et dont une obscurité profonde avait suspendu l’action, lorsque Jacques Ferrand entra dans cette chambre vivement éclairée, il fut frappé d’éblouissements plus vertigineux, plus intolérables que s’il eût été jeté au milieu d’un torrent de lumière aussi incandescente que celle du disque du soleil.
 
Et ce fut un épouvantable spectacle que l’agonie de cet homme qui se tordait dans d’épouvantables convulsions, éraillant le parquet avec ses ongles, comme s’il eût voulu se creuser un trou pour échapper aux tortures atroces que lui causait cette flamboyante clarté.
 
Rodolphe, un de ses gens et le portier de la maison qui avait été forcé de conduire le prince jusqu’à la porte de cette pièce, restaient frappés d’horreur.
 
Malgré sa juste haine, Rodolphe ressentit un mouvement de pitié pour les souffrances inouïes de Jacques Ferrand, il ordonna de le reporter sur un canapé.
 
On y parvint non sans peine, car, de crainte de se trouver soumis à l’action directe de la lampe, le notaire se débattit violemment ; mais lorsqu’il eut la face inondée de lumière, il poussa un nouveau cri…
 
Un cri qui glaça Rodolphe de terreur.
 
Après de nouvelles et longues tortures, le phénomène cessa par sa violence même.
 
Ayant atteint les dernières limites du possible sans que la mort s’ensuivît, la douleur visuelle cessa… mais, suivant la marche normale de cette maladie, une hallucination délirante vint succéder à cette crise.
 
Tout à coup Jacques Ferrand se roidit comme un cataleptique ; ses paupières, jusqu’alors obstinément fermées, s’ouvrirent brusquement ; au lieu de fuir la lumière, ses yeux s’y attachèrent invinciblement ; ses prunelles, dans un état de dilatation et de fixité extraordinaires, semblaient phosphorescentes et intérieurement illuminées. Jacques Ferrand paraissait plongé dans une sorte de contemplation extatique ; son corps et ses membres restèrent d’abord dans une immobilité complète ; ses traits seuls furent incessamment agités par des tressaillements nerveux.
 
Son hideux visage ainsi contracté, contourné, n’avait plus rien d’humain ; on eût dit que les appétits de la bête, en étouffant l’intelligence de l’homme, imprimaient à la physionomie de ce misérable un caractère absolument bestial.
 
Arrivé à la période mortelle de son délire, à travers cette suprême hallucination, il se souvenait encore des paroles de Cecily qui l’avait appelé son tigre ; peu à peu sa raison s’égara ; il s’imagina être un tigre.
 
Ses paroles entrecoupées, haletantes, peignaient le désordre de son cerveau et l’étrange aberration qui s’en était emparée. Peu à peu ses membres, jusqu’alors roides et immobiles, se détendirent ; un brusque mouvement le fit choir du canapé ; il voulut se relever et marcher ; mais, les forces lui manquant, il fut réduit tantôt à ramper comme un reptile, tantôt à se traîner sur ses mains et sur ses genoux… allant, venant, deçà et delà, selon que ses visions le poussaient et le possédaient.
 
Tapi dans l’un des angles de la chambre, comme un tigre dans son repaire, ses cris rauques, furieux, ses grincements de dents, la torsion convulsive des muscles de son front et de sa face, son regard flamboyant, lui donnaient parfois quelque vague et effrayante ressemblance avec cette bête féroce.
 
– Tigre… tigre… tigre que je suis, disait-il d’une voix saccadée, en se ramassant sur lui-même, oui, tigre… Que de sang !… Dans ma caverne… cadavres déchirés ! La Goualeuse… le frère de cette veuve… un petit enfant… le fils de Louise… voilà des cadavres… ma tigresse Cecily prendra sa part… Puis, regardant ses doigts décharnés, dont les ongles avaient démesurément poussé pendant sa maladie, il ajouta ces mots entrecoupés : Oh ! mes ongles tranchants… tranchants et aigus… Un vieux tigre, moi, mais plus souple, plus fort, plus hardi… On n’oserait pas me disputer ma tigresse Cecily… Ah ! elle appelle !… elle appelle ! dit-il en avançant son monstrueux visage et prêtant l’oreille.
 
Après un moment de silence, il se tapit de nouveau le long du mur en disant :
 
– Non… j’avais cru l’entendre… elle n’est pas là… mais je la vois… Oh ! toujours, toujours !… Oh ! la voilà… Elle m’appelle, elle rugit, rugit là-bas… Me voilà… me voilà…
 
Et Jacques Ferrand se traîna vers le milieu de la chambre sur ses genoux et sur ses mains. Quoique ses forces fussent épuisées, de temps à autre il avançait par un soubresaut convulsif, puis il s’arrêtait, semblant écouter attentivement.
 
– Où est-elle ? où est-elle ? j’approche, elle s’éloigne… Ah !… là-bas… oh ! elle m’attend… va… va… mords le sable en poussant tes rugissements plaintifs… Ah ! ses grands yeux féroces… ils deviennent languissants, ils implorent… Cecily, ton vieux tigre est à toi, s’écria-t-il.
 
Et d’un dernier élan il eut la force de se soulever et de se redresser sur ses genoux.
 
Mais tout à coup se renversant en arrière avec épouvante, le corps affaissé sur ses talons, les cheveux hérissés, le regard effaré, la bouche contournée de terreur, les deux mains tendues en avant, il sembla lutter avec rage contre un objet invisible, prononçant des paroles sans suite, et s’écriant d’une voix entrecoupée :
 
– Quelle morsure… au secours… nœuds glacés… mes bras brisés… je ne peux pas l’ôter… dents aiguës… Non, non, oh ! pas les yeux… au secours… un serpent noir… oh ! sa tête plate… ses prunelles de feu. Il me regarde… c’est le démon… Ah ! il me reconnaît… Jacques Ferrand… à l’église… saint homme… toujours à l’église… va-t’en… au signe de la croix… va-t’en…
 
Et le notaire se redressant un peu, s’appuyant d’une main sur le parquet, tâcha de l’autre de se signer.
 
Son front livide était inondé de sueur froide, ses yeux commençaient à perdre de leur transparence ; ils devenaient ternes, glauques.
 
Tous les symptômes d’une mort prochaine se manifestaient.
 
Rodolphe et les autres témoins de cette scène restaient immobiles et muets, comme s’ils eussent été sous l’obsession d’un rêve abominable.
 
– Ah !… reprit Jacques Ferrand toujours à demi étendu sur le parquet et se soutenant d’une main, le démon… disparu… je vais à l’église… je suis un saint homme… je prie… Hein ? on ne le saura pas… tu crois ? non, non, tentateur… bien sûr ! Le secret ? Eh bien ! qu’elles viennent… ces femmes… Toutes… oui, toutes… si on ne sait pas.
 
Et sur cette hideuse physionomie de ce martyr damné de la luxure on put suivre les dernières convulsions de l’agonie sensuelle… Les deux pieds dans la tombe que sa passion frénétique avait ouverte, obsédé par son fougueux délire, il évoquait encore des images d’une volupté mortelle.
 
– Ah !… reprit-il d’une voix haletante, ces femmes… ces femmes ! Mais le secret ! Je suis un saint homme ! Le secret ! Ah ! les voilà ! trois… Elles sont trois ! Que dit celle-ci ? Je suis Louise Morel… Ah ! oui… Louise Morel… je sais… Je ne suis qu’une fille du peuple… Vois, Jacques… quelle forêt de cheveux bruns se déploie sur mes épaules… Tu trouvais mon visage beau… Tiens… prends… garde-le… Que me donnera-t-elle ? Sa tête… coupée par le bourreau… Cette tête morte, elle me regarde… Cette tête morte… elle me parle… Ses lèvres violettes, elles remuent… Viens ! viens ! viens ! Comme Cecily… non… je ne veux pas… je ne veux pas… démon… laisse-moi… va-t’en… vas-t’en ! Et cette autre femme ! oh ! belle ! belle ! Jacques… je suis la duchesse… de Lucenay… Vois ma taille de déesse… mon sourire… mes yeux effrontés… Viens ! viens ! oui… je viens… mais attends ! Et celle-ci… qui retourne son visage ! Oh ! Cecily ! Cecily ! Oui… Jacques… je suis Cecily… Tu vois les trois Grâces… Louise… la duchesse et moi… choisis… Beauté du peuple… beauté patricienne… beauté sauvage des tropiques… L’enfer avec nous… Viens ! viens !… L’enfer avec vous !… Oui, s’écria Jacques Ferrand en se soulevant sur ses genoux et en étendant ses bras pour saisir ces fantômes.
 
Ce dernier élan convulsif fut suivi d’une commotion mortelle.
 
Il retomba aussitôt en arrière, roide et inanimé ses yeux semblaient sortir de leur orbite ; d’atroces convulsions imprimaient à ses traits des contorsions surnaturelles, pareilles à celle que la pile voltaïque arrache au visage des cadavres ; une écume sanglante inondait ses lèvres ; sa voix était sifflante, strangulée, comme celle d’un hydrophobe, car, dans son dernier paroxysme, cette maladie épouvantable… épouvantable punition de la luxure, offre les mêmes symptômes que la rage.
 
La vie du monstre s’éteignit au milieu d’une dernière et horrible vision, car il balbutia ces mots :
 
– Nuit noire ! noire… spectre… squelettes d’airain rougi au feu… m’enlacent… leurs doigts brûlants… ma chair fume… ma moelle se calcine… spectre acharné… non ! non… Cecily ! le feu… Cecily !…
 
Tels furent les derniers mots de Jacques Ferrand…
 
Rodolphe sortit épouvanté.