Les Mystères de Paris

| 7.11 - Punition

 

 

 

XI

Punition


Rodolphe continua la lecture de la lettre de Mme d’Harville.
 
« Après un entretien en allemand qui dura quelques minutes entre sir Walter Murph et Polidori, sir Walter dit à ce dernier :
 
« – Maintenant, répondez. N’est-ce pas madame – et il désigna ma belle-mère – qui, lors de la maladie de la première femme de M. le comte, vous a introduit chez lui comme médecin ?
 
« – Oui, c’est elle…, répondit Polidori.
 
« – Afin de servir les affreux projets de… madame… n’avez-vous pas été assez criminel pour rendre mortelle par vos prescriptions homicides la maladie d’abord légère de Mme la comtesse d’Orbigny ?
 
« – Oui, dit Polidori.
 
« Mon père poussa un gémissement douloureux, leva ses deux mains au ciel et les laissa retomber avec accablement.
 
« – Mensonge et infamie ! s’écria ma belle-mère. Tout cela est faux ; ils s’entendent pour me perdre.
 
« – Silence, madame ! dit sir Walter Murph d’une voix imposante. Puis, continuant de s’adresser à Polidori : Est-il vrai qu’il y a trois jours madame a été vous chercher rue du Temple, n° 17, où vous habitez, caché sous le faux nom de Bradamanti ?
 
« – Cela est vrai.
 
« – Madame ne vous a-t-elle pas proposé de venir ici assassiner le comte d’Orbigny, comme vous aviez assassiné sa femme ?
 
« – Hélas ! je ne puis le nier, dit Polidori.
 
« À cette accablante révélation, mon père se leva debout, menaçant ; d’un geste foudroyant il montra la porte à ma belle-mère ; puis, me tendant les bras, il s’écria d’une voix entrecoupée :
 
« – Au nom de ta malheureuse mère, pardon ! pardon !… Je l’ai bien fait souffrir… mais, je te jure… j’étais étranger au crime qui l’a conduite au tombeau.
 
« Et avant que j’aie pu l’empêcher, mon père tomba à mes genoux.
 
« Lorsque moi et sir Walter nous le relevâmes, il était évanoui.
 
« Je sonnai les gens ; sir Walter prit le docteur Polidori par le bras et sortit avec lui en disant à ma belle-mère :
 
« – Croyez-moi, madame, quittez cette maison avant une heure, sinon je vous livre à la justice.
 
« La misérable sortit de l’appartement dans un état de frayeur et de rage que vous concevez facilement, monseigneur.
 
« Lorsque mon père reprit ses sens, tout ce qui venait de se passer lui parut un rêve horrible. Je fus dans la triste nécessité de lui raconter mes premiers soupçons sur la mort prématurée de ma mère, soupçons que votre connaissance des premiers crimes du docteur Polidori, monseigneur, avait changés en certitude.
 
« Je dus dire aussi à mon père comment ma belle-mère m’avait poursuivie de sa haine jusque dans mon mariage, et quel avait été son but en me faisant épouser M. d’Harville…
 
« Autant mon père s’était montré faible, aveugle à l’égard de cette femme, autant il voulait se montrer impitoyable envers elle ; il s’accusait avec désespoir d’avoir été presque le complice de ce monstre en lui donnant sa main après la mort de ma mère ; il voulait livrer Mme d’Orbigny aux tribunaux ; je lui représentai le scandale odieux d’un tel procès, dont l’éclat serait si fâcheux pour lui ; je l’engageai à chasser pour jamais ma belle-mère de sa présence, en lui assurant seulement ce qui lui était nécessaire pour vivre, puisqu’elle portait son nom.
 
« J’eus assez de peine à obtenir de mon père ces résolutions modérées ; il voulut me charger de la chasser de la maison. Cette mission m’était doublement pénible ; je songeai que sir Walter voudrait peut-être bien s’en charger… Il y consentit.
 
– Et j’y ai pardieu consenti avec joie, monseigneur, dit Murph à Rodolphe ; rien ne me plaît davantage que de donner aux méchants cette espèce d’extrême-onction…
 
– Et qu’a dit cette femme ?
 
– Mme d’Harville avait en effet poussé la bonté jusqu’à demander à son père une pension de cent louis pour cette infâme ; ceci me parut non pas de la bonté, mais de la faiblesse : il était déjà mal de dérober à la justice une si dangereuse créature. J’allai trouver le comte, il adopta parfaitement mes observations ; il fut convenu qu’on donnerait, en tout et pour tout, vingt-cinq louis à l’infâme pour la mettre à même d’attendre un emploi ou du travail.
 
« – Et à quel emploi, à quel travail, moi, comtesse d’Orbigny, pourrai-je me livrer ? me demanda-t-elle insolemment.
 
« – Ma foi, c’est votre affaire ! Vous serez quelque chose comme garde-malade ou gouvernante ; mais, croyez-moi, recherchez le métier le plus humble, le plus obscur ; car si vous aviez l’audace de dire votre nom, ce nom que vous devez à un crime, on s’étonnerait de voir la comtesse d’Orbigny réduite à une telle condition ; on s’informerait et vous jugez des conséquences, si vous étiez assez insensée pour ébruiter le passé. Cachez-vous donc au loin ; faites-vous surtout oublier ; devenez Mme Pierre ou Mme Jacques, et repentez-vous…, si vous pouvez.
 
« – Et vous croyez, monsieur, me dit-elle, ayant sans doute ménagé ce coup de théâtre, que je ne réclamerai pas les avantages que m’assure mon contrat de mariage ?
 
« – Comment donc, madame ! rien de plus juste ; il serait indigne à M. d’Orbigny de ne pas exécuter ses promesses, et de méconnaître tout ce que vous avez fait, et surtout ce que vous vouliez faire pour lui… Plaidez… plaidez, adressez-vous à la justice ; je ne doute pas qu’elle ne vous donne raison contre votre mari… »
 
« Un quart d’heure après notre entretien, la créature était en route pour la ville voisine.
 
– Tu as raison, il est pénible de laisser presque impunie une aussi détestable mégère ; mais le scandale d’un procès… pour ce vieillard déjà si affaibli… Il n’y fallait pas songer.
 
« J’ai facilement décidé mon père à quitter Les Aubiers aujourd’hui même, reprit Rodolphe, continuant de lire la lettre de Mme d’Harville ; de trop tristes souvenirs le poursuivraient ici. Quoique sa santé soit chancelante, les distractions d’un voyage de quelques jours, le changement d’air ne peuvent que lui être favorables, a dit le médecin que le docteur Polidori avait remplacé, et que j’ai fait aussitôt mander à la ville voisine. Mon père a voulu qu’il analysât le contenu du flacon, sans lui rien dire de ce qui s’était passé ; le médecin répondit qu’il ne pouvait s’occuper de cette opération que chez lui, et qu’avant deux heures nous saurions le résultat de l’expérience. Le résultat fut que plusieurs doses de cette liqueur, composée avec un art infernal, pouvaient, en un temps donné, causer la mort sans laisser néanmoins d’autres traces que celles d’une maladie ordinaire que le médecin nomma.
 
« Dans quelques heures, monseigneur, je pars avec mon père et ma fille pour Fontainebleau ; nous y resterons quelque temps, puis, selon le désir de mon père, nous reviendrons à Paris, mais non pas chez moi ; il me serait impossible d’y demeurer après le déplorable accident qui s’y est passé.
 
« Ainsi que je vous l’ai dit, monseigneur, en commençant cette lettre, les faits vous prouvent tout ce que je dois encore à votre inépuisable sollicitude… Prévenue par vous, aidée de vos conseils, forte de l’appui de votre excellent et courageux sir Walter, j’ai pu arracher mon père à un péril certain, et je suis assurée du retour de sa tendresse…
 
« Adieu, monseigneur ; il m’est impossible de vous en dire davantage, mon cœur est trop plein, trop d’émotions l’agitent, je vous exprimerais mal tout ce qu’il ressent.
 
« D’ORBIGNY D’HARVILLE »
 
« Je rouvre cette lettre à la hâte, monseigneur, pour réparer un oubli dont je suis confuse. En cherchant, d’après vos nobles inspirations, quelque bien à faire, j’étais allée à la prison de Saint-Lazare visiter de pauvres prisonnières ; j’y ai trouvé une malheureuse enfant à laquelle vous vous êtes intéressé… Sa douceur angélique, sa pieuse résignation font l’admiration des respectables femmes qui surveillent les détenues… Vous apprendre où est la Goualeuse (tel est son surnom si je ne me trompe), c’est vous mettre à même d’obtenir à l’instant sa liberté ; cette infortunée vous racontera par quel concours de circonstances sinistres, enlevée de l’asile où vous l’aviez placée, elle a été jetée dans cette prison, où du moins elle a su faire apprécier la candeur de son caractère.
 
« Permettez-moi de vous rappeler aussi mes deux futures protégées, monseigneur, cette malheureuse mère et sa fille, dépouillées par le notaire Ferrand… Où sont-elles ? Avez-vous eu quelques renseignements sur elles ? Oh ! de grâce, tâchez de retrouver leurs traces, et qu’à mon retour à Paris je puisse leur payer la dette que j’ai contractée envers tous les malheureux !…
 
– La Goualeuse a donc quitté la ferme de Bouqueval, monseigneur ? s’écria Murph, aussi étonné que Rodolphe de cette nouvelle révélation.
 
– Tout à l’heure encore on vient de me dire l’avoir vue sortir de Saint-Lazare, répondit Rodolphe. Ma tête s’y perd : le silence de Mme Georges me confond et m’inquiète… Pauvre petite Fleur-de-Marie ! quels nouveaux malheurs sont donc venus la frapper ? Fais monter un homme à cheval à l’instant ; qu’il se rende en hâte à la ferme, et écris à Mme Georges que je la prie instamment de venir à Paris ; dis aussi à M. de Graün de m’obtenir une permission pour entrer à Saint-Lazare… D’après ce que me dit Mme d’Harville, Fleur-de-Marie y serait détenue. Mais non, reprit Rodolphe en réfléchissant, elle n’y est plus prisonnière, car Rigolette l’a vue sortir de cette prison avec une femme âgée. Serait-ce Mme Georges ? Sinon quelle est cette femme ? Où est allée la Goualeuse[1] ?
 
– Patience, monseigneur ; avant ce soir vous saurez à quoi vous en tenir ; puis, demain, il vous faudra interroger ce misérable Polidori ; il a, dit-il, d’importantes révélations à vous faire, mais à vous seul…
 
– Cette entrevue me sera odieuse, dit tristement Rodolphe, car je n’ai pas revu cet homme depuis le jour fatal… où j’ai…
 
Rodolphe ne put achever ; il cacha son front dans sa main.
 
– Eh ! mort-dieu ! monseigneur, pourquoi consentir à ce que demande Polidori ? Menacez-le de la justice française ou d’une extradition immédiate ; il faudra bien qu’il se résigne à me révéler ce qu’il ne veut révéler qu’à vous.
 
– Tu as raison, mon pauvre ami, car la présence de ce misérable rendrait plus menaçants encore ces souvenirs terribles auxquels se rattachent tant de douleurs incurables… depuis la mort de mon père jusqu’à celle de ma pauvre petite fille… Je ne sais, mais plus j’avance dans la vie, plus cette enfant me manque… Combien je l’aurais adorée ! Combien il m’eût été cher et précieux, ce fruit charmant de mon premier amour, de mes premières et pures croyances, ou plutôt de mes jeunes illusions !… J’aurais déversé sur cette innocente créature les trésors d’affection dont son odieuse mère est indigne ; et puis il me semble que, telle que je l’avais rêvée, cette enfant, par la beauté de son âme, par le charme de ses qualités, eût adouci, calmé tous les chagrins, tous les remords qui se rattachent, hélas ! à sa funeste naissance…
 
– Tenez, monseigneur ; je vois avec peine l’empire toujours croissant que prennent sur votre esprit ces regrets aussi stériles que cruels.
 
Après quelques moments de silence, Rodolphe dit à Murph :
 
– Je puis maintenant te faire un aveu, mon vieil ami : j’aime… oui, j’aime profondément une femme digne de l’affection la plus noble et la plus dévouée… Et, depuis que mon cœur s’est ouvert de nouveau à toutes les douceurs de l’amour, depuis que je suis prédisposé aux émotions tendres, je ressens plus vivement encore la perte de ma fille… J’aurais pour ainsi dire pu craindre qu’un attachement de cœur n’affaiblît l’amertume de mes regrets… Il n’en est rien : toutes mes facultés aimantes ont augmenté… je me sens meilleur, plus charitable, et plus que jamais il m’est cruel de n’avoir pas ma fille à adorer…
 
– Rien de plus simple, monseigneur, et pardonnez-moi la comparaison ; mais, de même que certains hommes ont l’ivresse joyeuse et bienveillante, vous avez l’amour bon et généreux.
 
– Pourtant ma haine des méchants est aussi devenue plus vivace ; mon aversion pour Sarah augmente sans doute en raison du chagrin que me cause la mort de ma fille. Je m’imagine que cette mauvaise mère l’a négligée, qu’une fois ses ambitieuses espérances ruinées par mon mariage, la comtesse, dans son impitoyable égoïsme, aura abandonné notre enfant à des mains mercenaires, et que ma fille sera peut-être morte par le manque de soins… C’est ma faute, aussi… je n’ai pas alors senti l’étendue des devoirs sacrés que la paternité impose… Lorsque le véritable caractère de Sarah m’a été tout à coup révélé, j’aurais dû à l’instant lui enlever ma fille, veiller sur elle avec amour et sollicitude. Je devais prévoir que la comtesse ne serait jamais qu’une mère dénaturée… C’est ma faute, vois-tu, c’est ma faute…
 
– Monseigneur, la douleur vous égare. Pouviez-vous, après l’événement si funeste que vous savez… différer d’un jour le long voyage qui vous était imposé… comme…
 
– Comme une expiation !… Tu as raison, mon ami, dit Rodolphe avec accablement.
 
– Vous n’avez pas entendu parler de la comtesse Sarah depuis mon départ, monseigneur ?
 
– Non, depuis ces infâmes délations qui, par deux fois, ont failli perdre Mme d’Harville, je n’ai eu d’elle aucune nouvelle… Sa présence ici me pèse, m’obsède ; il me semble que mon mauvais ange est auprès de moi, que quelque nouveau malheur me menace.
 
– Patience, monseigneur, patience… Heureusement, l’Allemagne lui est interdite, et l’Allemagne nous attend.
 
– Oui… bientôt nous partirons. Au moins, durant mon court séjour à Paris, j’aurai accompli une promesse sacrée, j’aurai fait quelques pas de plus dans cette voie méritante qu’une auguste et miséricordieuse volonté m’a tracée pour ma rédemption… Dès que le fils de Mme Georges sera rendu à sa tendresse, innocent et libre ; dès que Jacques Ferrand sera convaincu et puni de ses crimes ; dès que j’aurai assuré l’avenir de toutes les honnêtes et laborieuses créatures qui, par leur résignation, leur courage et leur probité, ont mérité mon intérêt, nous retournerons en Allemagne ; mon voyage n’aura pas été du moins stérile.
 
– Surtout si vous parvenez à démasquer cet abominable Jacques Ferrand, monseigneur, la pierre angulaire, le pivot de tant de crimes.
 
– Quoique la fin justifie les moyens… et que les scrupules soient peu de mise envers ce scélérat, quelquefois je regrette de faire intervenir Cecily dans cette réparation juste et vengeresse.
 
– Elle doit maintenant arriver d’un moment à l’autre ?
 
– Elle est arrivée.
 
– Cecily ?
 
– Oui… Je n’ai pas voulu la voir ; de Graün lui a donné des instructions très-détaillées, elle a promis de s’y conformer.
 
– Tiendra-t-elle sa promesse ?
 
– D’abord tout l’y engage ; l’espoir d’un adoucissement dans son sort à venir, et la crainte d’être immédiatement renvoyée dans sa prison d’Allemagne ; car de Graün ne la quittera pas de vue ; à la moindre incartade, il obtiendra son extradition.
 
– C’est juste, elle est arrivée ici comme évadée ; lorsqu’on saurait quels crimes ont motivé sa détention perpétuelle, on accorderait aussitôt son extradition.
 
– Et, lors même que son intérêt ne l’obligerait pas de servir nos projets, la tâche qu’on lui a imposée ne pouvant se réaliser qu’à force de ruse, de perfidies et de séductions diaboliques, Cecily doit être ravie (et elle l’est, m’a dit le baron) de cette occasion d’employer les détestables avantages dont elle a été si libéralement douée.
 
– Est-elle toujours bien jolie, monseigneur ?
 
– De Graün la trouve plus attrayante que jamais ; il a été, m’a-t-il dit, ébloui de sa beauté à laquelle le costume alsacien qu’elle a choisi donnait beaucoup de piquant. Le regard de cette diablesse a toujours, dit-il, la même expression véritablement magique.
 
– Tenez, monseigneur, je n’ai jamais été ce qu’on appelle un écervelé, un homme sans cœur et sans mœurs ; eh bien ! à vingt ans, j’aurais rencontré Cecily, qu’alors même que je l’aurais sue aussi dangereuse, aussi pervertie qu’elle l’est à cette heure, je n’aurais pas répondu de ma raison si j’étais resté longtemps sous le feu de ses grands yeux noirs et brûlants qui étincellent au milieu de sa figure pâle et ardente… Oui, par le ciel ! je n’ose songer où aurait pu m’entraîner un si funeste amour.
 
– Cela ne m’étonne pas, mon digne Murph, Car je connais cette femme. Du reste, le baron a été presque effrayé de la sagacité avec laquelle Cecily a compris ou plutôt deviné le rôle à la fois provoquant et platonique qu’elle doit jouer auprès du notaire.
 
– Mais s’introduira-t-elle chez lui aussi facilement que vous l’espériez, monseigneur, grâce à l’intervention de Mme Pipelet ? Les gens de l’espèce de ce Jacques Ferrand sont si soupçonneux !
 
– J’avais, avec raison, compté sur la vue de Cecily pour combattre et vaincre la méfiance du notaire.
 
– Il l’a déjà vue ?
 
– Hier. D’après le récit de Mme Pipelet, je ne doute pas qu’il n’ait été fasciné par la créole, car il l’a prise aussitôt à son service.
 
– Allons, monseigneur, notre partie est gagnée.
 
– Je l’espère ; une cupidité féroce, une luxure sauvage ont conduit le bourreau de Louise Morel aux forfaits les plus odieux… C’est dans sa luxure, c’est dans sa cupidité qu’il trouvera la punition terrible de ses crimes… punition qui surtout ne sera pas stérile pour ses victimes… car tu sais à quel but doivent tendre tous les efforts de la créole.
 
– Cecily !… Cecily !… Jamais méchanceté plus grande, jamais corruption plus dangereuse, jamais âme plus noire n’auront servi à l’accomplissement d’un projet d’une moralité plus haute et d’une fin plus équitable… Et David, monseigneur ?
 
– Il approuve tout ; au point de mépris et d’horreur où il est arrivé envers cette créature, il ne voit en elle que l’instrument d’une juste vengeance. « Si cette maudite pouvait jamais mériter quelque commisération après tout le mal qu’elle m’a fait, m’a-t-il dit, ce serait en se vouant à l’impitoyable punition de ce scélérat, dont il faut qu’elle soit le démon exterminateur. »
 
Un huissier ayant légèrement frappé à la porte, Murph sortit, et revint bientôt apportant deux lettres, dont l’une seulement était destinée à Rodolphe.
 
– C’est un mot de Mme Georges, s’écria ce dernier en lisant rapidement.
 
– Eh bien ! monseigneur… la Goualeuse ?…
 
– Plus de doute, s’écria Rodolphe après avoir lu, il s’agit encore de quelque complot ténébreux. Le soir du jour où cette pauvre enfant a disparu de la ferme, et au moment où Mme Georges allait m’instruire de cet événement, un homme qu’elle ne connaît pas, envoyé en exprès et à cheval, est venu de ma part la rassurer, lui disant que je savais la brusque disparition de Fleur-de-Marie, et que dans quelques jours je la ramènerais à la ferme. Malgré cet avis, Mme Georges, inquiète de mon silence au sujet de sa protégée, ne peut, me dit-elle, résister au désir de savoir des nouvelles de sa fille chérie, ainsi qu’elle appelle cette pauvre enfant.
 
– Cela est étrange, monseigneur.
 
– Dans quel but enlever Fleur-de-Marie ?
 
– Monseigneur, dit tout à coup Murph, la comtesse Sarah n’est pas étrangère à cet enlèvement.
 
– Sarah ? Et qui te fait croire ?…
 
– Rapprochez ces événements de ses dénonciations contre Mme d’Harville.
 
– Tu as raison, s’écria Rodolphe frappé d’une clarté subite, c’est évident… je comprends maintenant… oui, toujours le même calcul. La comtesse s’opiniâtre à croire qu’en parvenant à briser toutes les affections qu’elle me suppose, elle me fera sentir le besoin de me rapprocher d’elle. Cela est aussi odieux qu’insensé. Il faut pourtant qu’une si indigne persécution ait un terme. Ce n’est pas seulement à moi, mais à tout ce qui mérite respect, intérêt, pitié, que cette femme s’attaque. Tu enverras sur l’heure M. de Graün officiellement chez la comtesse ; il lui déclarera que j’ai la certitude de la part qu’elle a prise à l’enlèvement de Fleur-de-Marie, et que si elle ne donne pas les renseignements nécessaires pour retrouver cette malheureuse enfant, je serai sans pitié, et alors c’est à la justice que M. de Graün s’adressera.
 
– D’après la lettre de Mme d’Harville, la Goualeuse serait conduite à Saint-Lazare.
 
– Oui, mais Rigolette affirme l’avoir vue libre et sortie de prison. Il y a là un mystère qu’il faut éclaircir.
 
– Je vais à l’instant donner vos ordres au baron de Graün, monseigneur ; mais permettez-moi d’ouvrir cette lettre ; elle est de mon correspondant de Marseille, à qui j’avais recommandé le Chourineur ; il devait faciliter le passage de ce pauvre diable en Algérie.
 
– Eh bien ! est-il parti ?
 
– Monseigneur, voici qui est singulier !
 
– Qu’y a-t-il ?
 
– Après avoir longtemps attendu à Marseille un bâtiment en partance pour l’Algérie, le Chourineur, qui semblait de plus en plus triste et soucieux, a subitement déclaré, le jour même fixé pour son embarquement, qu’il préférait retourner à Paris.
 
– Quelle bizarrerie !
 
– Bien que mon correspondant eût, ainsi qu’il était convenu, mis une assez forte somme à la disposition du Chourineur, celui-ci n’a pris que ce qui lui était rigoureusement nécessaire pour revenir à Paris, où il ne peut tarder à arriver, me dit-on.
 
– Alors il nous expliquera lui-même son changement de résolution ; mais envoie à l’instant de Graün chez la comtesse Mac-Gregor, et va toi-même à Saint-Lazare t’informer de Fleur-de-Marie.
 
Au bout d’une heure, le baron de Graün revint de chez la comtesse Sarah Mac-Gregor.
 
Malgré son sang-froid habituel et officiel, le diplomate semblait bouleversé ; à peine l’huissier l’eut-il introduit, que Rodolphe remarqua sa pâleur.
 
– Eh bien !… de Graün… qu’avez-vous ?… Avez-vous vu la comtesse ?…
 
– Ah ! monseigneur !…
 
– Qu’y a-t-il ?
 
– Que Votre Altesse Royale se prépare à apprendre quelque chose de bien pénible.
 
– Mais encore ?…
 
– Mme la comtesse Mac-Gregor…
 
– Eh bien !…
 
– Que Votre Altesse Royale me pardonne de lui apprendre si brusquement un événement si funeste, si imprévu, si…
 
– La comtesse est donc morte ?
 
– Non, monseigneur… mais on désespère de ses jours… elle a été frappée d’un coup de poignard.
 
– Ah ! c’est affreux ! s’écria Rodolphe ému de pitié malgré son aversion pour Sarah. Et qui a commis ce crime ?
 
– On l’ignore, monseigneur ; ce meurtre a été accompagné de vol, on s’est introduit dans l’appartement de Mme la comtesse et l’on a enlevé une grande quantité de pierreries.
 
– À cette heure, comment va-t-elle ?
 
– Son état est presque désespéré, monseigneur… elle n’a pas encore repris connaissance… son frère est dans la consternation.
 
– Il faudra aller chaque jour vous informer de la santé de la comtesse, mon cher de Graün…
 
À ce moment, Murph revenait de Saint-Lazare.
 
– Apprends une triste nouvelle, lui dit Rodolphe, la comtesse Sarah vient d’être assassinée… ses jours sont dans le plus grand danger.
 
– Ah ! monseigneur, quoiqu’elle soit bien coupable, on ne peut s’empêcher de la plaindre.
 
– Oui, une telle fin serait épouvantable !… Et la Goualeuse ?
 
– Mise en liberté depuis hier, monseigneur, on le suppose, par la protection de Mme d’Harville.
 
– Mais c’est impossible ! Mme d’Harville me prie, au contraire, de faire les démarches nécessaires pour faire sortir de prison cette malheureuse enfant.
 
– Sans doute, monseigneur… et pourtant une femme âgée, d’une figure respectable, est venue à Saint-Lazare, apportant l’ordre de remettre Fleur-de-Marie en liberté. Toutes deux ont quitté la prison.
 
– C’est ce que m’a dit Rigolette ; mais cette femme âgée qui est venue chercher Fleur-de-Marie, qui est-elle ? Où sont-elles allées toutes deux ? Quel est ce nouveau mystère ? La comtesse Sarah pourrait peut-être seule l’éclaircir ; et elle se trouve hors d’état de donner aucun renseignement. Pourvu qu’elle n’emporte pas ce secret dans la tombe !
 
– Mais son frère, Thomas Seyton, fournirait certainement quelques lumières. De tout temps il a été le conseil de la comtesse.
 
– Sa sœur est mourante ; s’il s’agit d’une nouvelle trame, il ne parlera pas ; mais, dit Rodolphe en réfléchissant, il faut savoir le nom de la personne qui s’est intéressée à Fleur-de-Marie pour la faire sortir de Saint-Lazare ; ainsi l’on apprendra nécessairement quelque chose.
 
– C’est juste, monseigneur.
 
– Tâchez donc de connaître et de voir cette personne le plus tôt possible, mon cher de Graün ; si vous n’y réussissez pas, mettez votre M. Badinot en campagne, n’épargnez rien pour découvrir les traces de cette pauvre enfant.
 
– Votre Altesse Royale peut compter sur mon zèle.
 
– Ma foi, monseigneur, dit Murph, il est peut-être bon que le Chourineur nous revienne ; ses services pourront vous être utiles… pour ces recherches.
 
– Tu as raison, et maintenant je suis impatient de voir arriver à Paris mon brave sauveur, car je n’oublierai jamais que je lui dois la vie.
 


[1] Le lecteur se souvient que, trompée par l’émissaire de Sarah, qui lui avait dit que Fleur-de-Marie avait quitté Bouqueval par ordre du prince, Mme Georges était sans inquiétude sur sa protégée, qu’elle attendait de jour en jour.