XVII
Le Cœur-Saignant
L’hôte du Cœur-Saignant, après avoir répondu au signal du Maître d’école, avança civilement jusqu’au seuil de sa porte.
Ce personnage, que Rodolphe avait été chercher dans la Cité, et qu’il ne devait pas encore connaître sous son vrai nom ou plutôt son surnom habituel, était Bras-Rouge.
Petit et grêle, chétif et débile, cet homme pouvait avoir cinquante ans environ. Sa physionomie tenait à la fois de la fouine et du rat ; son nez pointu, son menton fuyant, ses pommettes osseuses, ses petits yeux noirs, vifs, perçants, donnaient à ses traits une inimitable expression de ruse, de finesse et d’intelligence. Une vieille perruque blonde, ou plutôt jaune comme son teint bilieux, posée sur le sommet de son crâne, laissait voir sa nuque grisonnante. Il portait une veste ronde et un de ces longs tabliers noirâtres dont se servent les garçons marchands de vin.
Nos trois personnages avaient à peine descendu la dernière marche de l’escalier qu’un enfant de dix ans au plus, très-petit, l’air fin, mais maladif, boiteux et un peu contrefait, vint rejoindre Bras-Rouge, auquel il ressemblait d’une manière si frappante qu’on ne pouvait le méconnaître pour son fils.
C’était le même regard pénétrant et astucieux ; le front de l’enfant disparaissait à demi sous une forêt de cheveux jaunâtres, durs et roides comme des crins. Un pantalon marron et une blouse sanglée d’une ceinture de cuir, complétaient le costume de Tortillard, ainsi nommé à cause de son infirmité ; il se tenait à côté de son père, debout sur sa bonne jambe, comme un héron au bord d’un marais.
– Justement voilà le môme, dit le Maître d’école. Finette, le temps presse, la nuit vient, il faut profiter de ce qui reste de jour.
– T’as raison, mon homme, je vas demander le moutard à son père.
– Bonjour, vieux, dit Bras-Rouge en s’adressant au Maître d’école d’une petite voix de fausset, aigre et aiguë ; qu’est-ce qu’il y a pour ton service ?
– Il y a que tu vas prêter ton gamin à ma femme pendant un quart d’heure ; elle a ici près perdu quelque chose, il l’aidera à chercher.
Bras-Rouge cligna de l’œil, fit un signe d’intelligence au Maître d’école et dit à son fils :
– Tortillard, suis madame.
Le hideux enfant, attiré par la laideur et par l’air méchant de la Chouette, comme d’autres sont charmés par un extérieur bienveillant, accourut en boitant prendre la main de la borgnesse.
– Amour de petit momaque, va ! Voilà un enfant, dit Finette, comme ça vient tout de suite à vous ! C’est pas comme la petite Pégriotte, qui avait toujours l’air d’avoir mal au cœur quand elle m’approchait, cette petite mendiante !
– Allons, dépêche-toi, Finette, ouvre l’œil et veille au grain. Je t’attends ici.
– Ce ne sera pas long. Passe devant, Tortillard !
Et la borgnesse et le petit boiteux gravirent le glissant escalier.
– Finette, prends donc le parapluie, cria le brigand.
– Ça me gênerait, mon homme, répondit la vieille, qui disparut bientôt avec Tortillard au milieu des vapeurs amoncelées par le crépuscule, et des tristes murmures du vent qui agitait les branches noires et dépouillées des grands ormes des Champs-Élysées.
– Entrons, dit Rodolphe.
Il lui fallut se baisser pour passer sous la porte de ce cabaret, divisé en deux salles. Dans l’une, on voit un comptoir et un billard en mauvais état ; dans l’autre, des tables et des chaises de jardin, autrefois peintes en vert. Deux croisées étroites, aux carreaux fêlés, couverts de toiles d’araignée, éclairent à peine ces pièces aux murailles verdâtres, salpêtrées par l’humidité.
Rodolphe est resté seul une minute à peine ; Bras-Rouge et le Maître d’école ont eu le temps d’échanger rapidement quelques mots et quelques signes mystérieux.
– Vous boirez un verre de bière ou un verre d’eau-de-vie en attendant Finette ? dit le Maître d’école.
– Non, je n’ai pas soif.
– Chacun son goût. Moi, je boirai un verre d’eau-de-vie, reprit le brigand. Et il s’assit à une des petites tables vertes de la seconde pièce.
L’obscurité commençait à envahir tellement ce repaire qu’il était impossible de voir, dans un des angles de la seconde chambre, l’entrée béante d’une de ces caves auxquelles on descend par une trappe à deux battants, dont l’un reste toujours ouvert pour la commodité du service.
La table où s’assit le Maître d’école était toute proche de ce trou noir et profond, auquel il tournait le dos et qu’il cachait complètement aux yeux de Rodolphe.
Ce dernier regardait à travers les fenêtres, pour se donner une contenance et dissimuler sa préoccupation. La vue de Murph se rendant en toute hâte à l’allée des Veuves ne le rassurait pas complètement ; il craignait que le digne squire n’eût pas compris toute la signification de son billet forcément si laconique qui ne contenait que ces mots : « Pour ce soir dix heures. »
Bien résolu de ne pas se rendre à l’allée des Veuves avant ce moment, et de ne pas quitter le Maître d’école jusque-là, il tremblait néanmoins de perdre cette unique occasion de posséder les secrets qu’il avait tant d’intérêt à connaître. Quoiqu’il fût très-vigoureux et bien armé, il devait lutter de ruse avec un meurtrier redoutable et capable de tout.
Faut-il le dire ? telle était la trempe énergique de ce caractère bizarre, avide d’émotions nerveuses et violentes, que Rodolphe trouvait une sorte de charme terrible dans les inquiétudes et dans les obstacles qui venaient entraver le plan combiné la veille avec son fidèle Murph et le Chourineur.
Ne voulant pas néanmoins se laisser pénétrer, il vint s’asseoir à la table du Maître d’école et demanda un verre par contenance.
Bras-Rouge, depuis quelques mots échangés à voix basse avec le brigand, considérait Rodolphe d’un air curieux, sardonique et méfiant.
– M’est avis, jeune homme, dit le Maître d’école, que si ma femme nous apprend que les personnes que nous voulons voir sont chez elles, nous pourrons aller leur faire notre visite sur les huit heures ?
– Ce serait trop tôt de deux heures, dit Rodolphe, ça les gênerait.
– Vous croyez ?
– J’en suis sûr.
– Bah ! entre amis on ne fait pas de façons.
– Je les connais ; je vous répète qu’il ne faut pas y aller avant dix heures.
– Êtes-vous entêté, jeune homme !
– C’est mon idée, et que le diable me brûle si je bouge d’ici avant dix heures !
– Ne vous gênez pas, je ne ferme jamais mon établissement avant minuit, dit Bras-Rouge de sa voix de fausset. C’est le moment où arrivent mes meilleures pratiques, et mes voisins ne se plaignent pas du bruit que l’on fait chez moi.
– Il faut consentir à tout ce que vous voulez, jeune homme, reprit le Maître d’école. Soit, nous ne partirons qu’à dix heures pour notre visite.
– Voilà la Chouette ! dit Bras-Rouge en entendant et en répondant un cri d’appel semblable à celui que le Maître d’école avait poussé avant de descendre dans la maison souterraine.
Une minute après, la Chouette entra seule dans le billard.
– Ça y est, mon homme, c’est empaumé ! s’écria la borgnesse en entrant.
Bras-Rouge se retira discrètement sans demander des nouvelles de Tortillard, qu’il ne s’attendait probablement pas à revoir encore.
Les vêtements de la vieille ruisselaient d’eau ; elle s’assit en face de Rodolphe et du brigand.
– Eh bien ! dit le Maître d’école.
– Ce garçon a dit vrai jusqu’ici.
– Voyez-vous ! s’écria Rodolphe.
– Laissez la Chouette s’expliquer, jeune homme. Voyons, va, Finette.
– Je suis arrivée au n° 17 en laissant Tortillard blotti dans un trou et aux aguets. Il faisait encore jour. J’ai carillonné à une petite porte bâtarde, gonds en dehors, deux pouces de jour sous le seuil, enfin rien du tout. Je sonne, le gardien m’ouvre : c’est un grand, gros homme, dans les cinquante ans, l’air endormi et bon enfant, favoris roux, en croissant, tête chauve… Avant de sonner, j’avais mis mon bonnet dans ma poche pour avoir l’air d’être une voisine. Dès que j’aperçois le gardien, je me mets à pleurnicher de toutes mes forces, en criant que j’ai perdu ma perruche, Cocotte, une petite bête que j’adore. Je dis que je demeure avenue de Marbœuf, et que de jardin en jardin je poursuis Cocotte. Enfin je supplie le monsieur de me laisser chercher ma bête.
– Hein ! dit le Maître d’école d’un air d’orgueilleuse satisfaction en montrant Finette, quelle femme !
– C’est très-adroit, dit Rodolphe ; mais ensuite ?
– Le gardien me permet de chercher ma bête, et me voilà trottant dans le jardin en appelant : « Cocotte ! Cocotte ! », en regardant en l’air et de tous les côtés, pour bien tout voir… En dedans des murs, reprit la vieille en continuant de détailler le logis, en dedans des murs, partout du treillage, véritable escalier ; au coin du mur, à gauche, un pin fait comme une échelle, une femme en couches y descendrait. La maison a six fenêtres au rez-de-chaussée, pas d’autre étage, quatre soupiraux de cave sans barres. Les fenêtres du rez-de-chaussée se ferment à volets, loquet par le bas, gâchette par le haut ; peser sur la plinthe, tirer le fil de fer…
– Un zest…, dit le Maître d’école, et c’est ouvert.
La Chouette continua :
– La porte d’entrée vitrée, deux persiennes en dehors.
– Pour mémoire, dit le brigand.
– C’est ça, c’est absolument comme si on y était, dit Rodolphe.
– À gauche, reprit la Chouette, près de la cour, un puits : la corde peut servir, parce que là il n’y a pas de treillage au mur, dans le cas où la retraite serait bouchée du côté de la porte… En entrant dans la maison…
– Tu es entrée dans la maison ? Elle y est entrée ! jeune homme, dit le Maître d’école avec orgueil.
– Certainement, j’y suis entrée. Ne trouvant pas Cocotte, j’avais tant gémi que j’ai fait comme si je m’étais époumonée ; j’ai demandé au gardien la permission de m’asseoir sur le pas de sa porte ; le brave homme m’a dit d’entrer, m’a offert un verre d’eau et de vin. « Un simple verre d’eau, ai-je dit, un simple verre d’eau, mon bon monsieur. » Alors, il m’a fait entrer dans l’antichambre… tapis partout : bonne précaution, on n’entend ni marcher, ni les éclats des vitres, s’il fallait faire un carreau ; à droite et à gauche, portes et serrures à becs-de-cane. Ça ouvre en soufflant dessus… Au fond, une forte porte, fermée à clef ; une tournure de caisse… ça sentait l’argent !… J’avais ma cire dans mon cabas…
– Elle avait sa cire, jeune homme… elle ne marche jamais sans sa cire !… dit le brigand.
La Chouette continua :
– Il fallait m’approcher de la porte qui sentait l’argent. Alors, j’ai fait comme s’il me prenait une quinte si forte que j’étais obligée de m’appuyer sur le mur. En m’entendant tousser, le gardien a dit : « Je vas vous mettre un morceau de sucre. » Il a probablement cherché une cuiller, car j’ai entendu rire de l’argenterie… argenterie dans la pièce à main droite… n’oublie pas ça, Fourline. Enfin, tout en toussant, tout en geignant, je m’étais approchée de la porte du fond… j’avais ma cire dans la paume de ma main… je me suis appuyée sur la serrure, comme si de rien n’était. Voilà l’empreinte. Si ça ne sert pas aujourd’hui, ça servira un autre jour.
Et la Chouette donna au brigand un morceau de cire jaune où l’on voyait parfaitement l’empreinte.
– Ça fait que vous allez nous dire si c’est bien la porte de la caisse, dit la Chouette.
– Justement ! c’est là où est l’argent, reprit Rodolphe.
Et il se dit tout bas : « Murph a-t-il donc été dupe de cette vieille misérable ? Cela se peut ; il ne s’attend à être attaqué qu’à dix heures… à cette heure-là, toutes ses précautions seront prises. »
– Mais tout l’argent n’est pas là ! reprit la Chouette, dont l’œil vert étincela. En m’approchant des fenêtres, toujours pour chercher Cocotte, j’ai vu dans une des chambres, à gauche de la porte, des sacs d’écus sur un bureau… Je les ai vus comme je te vois, mon homme… Il y en avait au moins une douzaine.
– Où est Tortillard ? dit brusquement le Maître d’école.
– Il est toujours dans son trou… à deux pas de la porte du jardin… Il voit dans l’ombre comme les chats. Il n’y a que cette entrée-là au n° 17 ; lorsque nous irons, il nous avertira si quelqu’un est venu.
– C’est bon.
À peine avait-il prononcé ces mots que le Maître d’école se rua sur Rodolphe à l’improviste, le saisit à la gorge et le précipita dans la cave qui était béante derrière la table.
Cette attaque fut si prompte, si inattendue, si vigoureuse, que Rodolphe n’avait pu ni la prévoir ni l’éviter.
La Chouette, effrayée, poussa un cri perçant, car elle n’avait pas vu d’abord le résultat de cette lutte d’un instant.
Lorsque le bruit du corps de Rodolphe roulant sur les degrés eut cessé, le Maître d’école, qui connaissait parfaitement les êtres souterrains de cette maison, descendit lentement dans la cave en prêtant l’oreille avec attention.
– Fourline… défie-toi !… cria la borgnesse en se penchant à l’ouverture de la trappe. Tire ton poignard.
Le brigand ne répondit pas et disparut.
D’abord on n’entendit rien ; mais, au bout de quelques instants, le bruit lointain d’une porte rouillée qui criait sur ses gonds résonna sourdement dans les profondeurs de la cave, et il se fit un nouveau silence.
L’obscurité était complète.
La Chouette fouilla dans son cabas, fit pétiller une allumette chimique et alluma une petite bougie dont la lueur se répandit dans cette lugubre salle.
À ce moment-là, la figure monstrueuse du Maître d’école apparut à l’ouverture de la trappe.
La Chouette ne put retenir une exclamation d’effroi à la vue de cette tête pâle, couturée, mutilée, horrible, aux yeux presque phosphorescents, qui semblait ramper sur le sol au milieu des ténèbres… que la clarté de la bougie dissipait à peine.
Remise de son émotion, la vieille s’écria avec une sorte d’épouvantable flatterie :
– Faut-il que tu sois affreux, Fourline ! tu m’as fait peur… à moi !
– Vite, vite, à l’allée des Veuves, dit le brigand en assujettissant les deux battants de la trappe avec une barre de fer ; dans une heure peut-être il sera trop tard ! Si c’est une souricière, elle n’est pas encore tendue… si ça n’en est pas une, nous ferons le coup nous seuls.