Les Mystères de Paris

| 1.03 - Histoire de la Goualeuse

 

 

 

 

III

Histoire de la Goualeuse


– Commençons d’abord par le commencement, dit le Chourineur.
 
– Oui… tes parents ? reprit Rodolphe.
 
– Je ne les connais pas, dit Fleur-de-Marie.
 
– Ah ! bah ! fit le Chourineur.
 
– Ni vus, ni connus ; née sous un chou, comme on dit aux enfants.
 
– Tiens, c’est drôle, la Goualeuse !… nous sommes de la même famille…
 
– Toi aussi, Chourineur ?
 
– Orphelin du pavé de Paris, tout comme toi, ma fille.
 
– Et qu’est-ce qui t’a élevée, la Goualeuse ? demanda Rodolphe.
 
– Je ne sais pas… Du plus loin qu’il m’en souvient, je crois, sept à huit ans, j’étais avec une vieille borgnesse qu’on appelait la Chouette… parce qu’elle avait un nez crochu, un œil vert tout rond, et qu’elle ressemblait à une chouette qui aurait un œil crevé.
 
– Ah !… ah !… Ah !… Je la vois d’ici, la Chouette ! s’écria le Chourineur en riant.
 
– La borgnesse, reprit Fleur-de-Marie, me faisait vendre, le soir, du sucre d’orge sur le Pont-Neuf ; manière de demander l’aumône… Quand je n’apportais pas au moins dix sous en rentrant, la Chouette me battait au lieu de me donner à souper.
 
– Je comprends, ma fille, dit le Chourineur, un coup de pied en guise de pain, avec des calottes pour mettre dessus.
 
– Oh ! mon Dieu, oui…
 
– Et tu es sûre que cette femme n’était pas ta mère ? demanda Rodolphe.
 
– J’en suis sûre, la Chouette me l’a assez reproché, d’être sans père et mère ; elle me disait toujours qu’elle m’avait ramassée dans la rue.
 
– Ainsi, reprit le Chourineur, tu avais une danse pour fricot, quand tu ne faisais pas une recette de dix sous ?
 
– Un verre d’eau par là-dessus, et j’allais grelotter toute la nuit dans une paillasse étendue par terre et où la borgnesse avait fait un trou pour me fourrer… Tenez, on croit comme ça que la paille est chaude ; eh bien on se trompe.
 
– La plume de Beauce[1] ! s’écria le Chourineur, tu as raison, ma fille, c’est une vraie gelée ; le fumier vaudrait cent fois mieux ! Mais on fait sa tête, on dit : C’est canaille… ç’a été porté !
 
Cette plaisanterie fit sourire Fleur-de-Marie qui continua :
 
– Le lendemain matin la borgnesse me donnait la même ration pour déjeuner que pour souper, et je m’en allais à Montfaucon chercher des vers de terre pour amorcer le poisson ; car dans le jour la Chouette tenait sa boutique de lignes à pêcher sous le pont Notre-Dame… Pour un enfant de sept ans qui meurt de faim et de froid, il y a loin, allez… de la rue de la Mortellerie à Montfaucon.
 
– L’exercice t’a fait pousser droite comme un jonc, ma fille ; faut pas te plaindre de ça, dit le Chourineur battant le briquet pour allumer sa pipe.
 
– Enfin, je revenais éreintée avec un plein panier de vers. Alors, sur le midi, la Chouette me donnait un bon morceau de pain, et je ne laissais pas la mie, je t’en réponds.
 
– De ne pas manger, ça t’a rendu la taille fine comme une guêpe, ma fille : faut pas te plaindre de ça, dit le Chourineur en aspirant bruyamment quelques bouffées de tabac. Mais qu’est-ce que vous avez donc, camarade ? Non, je veux dire maître Rodolphe ? Vous avez l’air tout chose… Est-ce parce que c’te jeunesse a eu de la misère ? Tiens… nous en avons tous eu de la misère !
 
– Oh ! je te défie bien d’avoir été aussi malheureux que moi, Chourineur, dit Fleur-de-Marie.
 
– Moi, la Goualeuse !… Mais figure-toi donc, ma fille, que t’étais comme une reine auprès de moi ! Au moins, quand tu étais petite, tu couchais sur de la paille et tu mangeais du pain… Moi, je couchais les bonnes nuits dans les fours à plâtre de Clichy, en vrai gouépeur (vagabond), et je me restaurais avec des feuilles de chou que je ramassais au coin des bornes ; mais, le plus souvent, comme il y avait trop loin pour aller aux fours à plâtre de Clichy, vu que la fringale me cassait les jambes, je me couchais sous les grosses pierres du Louvre… et l’hiver j’avais des draps blancs… quand il tombait de la neige.
 
– Tiens, un homme, c’est bien plus dur ; mais une pauvre petite fille, dit Fleur-de-Marie ; avec ça, j’étais grosse comme une mauviette.
 
– Tu te rappelles ça, toi ?
 
– Je crois bien : quand la Chouette me battait, je tombais toujours du premier coup ; alors elle se mettait à trépigner sur moi en criant : « Cette petite gueuse-là ! elle n’a pas pour deux liards de force : ça ne peut pas seulement supporter deux calottes. » Et puis elle m’appelait la Pégriotte ; j’ai pas eu d’autre nom, ç’a été mon baptême.
 
– C’est comme moi, j’ai eu le baptême des chiens perdus : on m’appelait chose… machin… ou l’Albinos. C’est étonnant, comme nous nous ressemblons, ma fille, dit le Chourineur.
 
– C’est vrai, dit Fleur-de-Marie, qui s’adressait presque toujours à cet homme ; ressentant malgré elle une sorte de honte en présence de Rodolphe, elle osait à peine lever les yeux, quoiqu’il parût appartenir à l’espèce de gens avec lesquels elle vivait habituellement.
 
– Et quand tu avais été chercher des vers pour la Chouette, qu’est-ce que tu faisais ? demanda le Chourineur.
 
– La borgnesse m’envoyait mendier autour d’elle jusqu’à la nuit ; car le soir elle allait faire de la friture sur le Pont-Neuf. Dame ! à cette heure-là, mon morceau de pain était bien loin : mais si j’avais le malheur de demander à manger à la Chouette, elle me battait en me disant : « Fais dix sous d’aumône, Pégriotte, et tu auras à souper ! » Alors, moi, comme j’avais bien faim, et qu’elle me faisait mal, je pleurais toutes les larmes de mon corps. La borgnesse me passait mon petit éventaire de sucre d’orge au cou, et elle me plantait sur le Pont-Neuf. Comme je sanglotais ! et que je grelottais de froid et de faim !…
 
– Toujours comme toi, ma fille, dit le Chourineur en interrompant la Goualeuse ; on ne croirait pas ça… mais la faim fait grelotter autant que le froid.
 
– Enfin, je restais sur le Pont-Neuf jusqu’à onze heures du soir, ma boutique de sucre d’orge au cou et pleurant bien fort. De me voir pleurer… souvent ça touchait les passants, et quelquefois on me donnait jusqu’à dix, jusqu’à quinze sous, que je rendais à la Chouette.
 
– Fameuse soirée pour une mauviette !
 
– Mais voilà-t-il pas que la borgnesse, qui voyait ça…
 
– D’un œil, dit le Chourineur en riant.
 
– D’un œil, si tu veux, puisqu’elle n’en avait qu’un ; ne voilà-t-il pas que la borgnesse prend le pli de me donner toujours des coups avant de me mettre en faction sur le Pont-Neuf, afin de me faire pleurer devant les passants et d’augmenter ainsi ma recette.
 
– Ce n’était pas déjà si bête !
 
– Oui, tu crois ça, toi, Chourineur ? J’ai fini par m’endurcir aux coups ; je voyais que la Chouette rageait quand je ne pleurais pas : alors, pour me venger d’elle, plus elle me faisait de mal, plus je riais ; et le soir, au lieu de sangloter en vendant mes sucres d’orge, je chantais comme une alouette, quoique je n’en eusse guère envie… de chanter.
 
– Dis donc… des sucres d’orge… c’est ça qui devait te faire envie, ma pauvre Goualeuse !
 
– Oh ! je crois bien, Chourineur ; mais je n’en avais jamais goûté ; c’était mon ambition… et c’est cette ambition qui m’a perdue, tu vas voir comment. Un jour, en revenant de mes vers, des gamins m’avaient battue et volé mon panier. Je rentre, je savais ce qui m’attendait, je reçois ma paye et pas de pain. Le soir, avant d’aller au pont, la borgnesse, furieuse de ce que je n’avais pas étrenné la veille, au lieu de me donner des coups comme d’habitude pour me mettre en train de pleurer, me martyrise jusqu’au sang en m’arrachant des cheveux du côté des tempes, où c’est le plus sensible.
 
– Tonnerre ! ça c’est trop fort ! s’écria le bandit en frappant du poing sur la table et en fronçant les sourcils. Battre un enfant, bon… mais le martyriser, c’est trop fort !
 
Rodolphe avait attentivement écouté le récit de Fleur-de-Marie ; il regarda le Chourineur avec étonnement. Cet éclair de sensibilité le surprenait.
 
– Qu’as-tu donc, Chourineur ? lui dit-il.
 
– Ce que j’ai ! Comment ! ça ne vous fait rien, à vous ? Ce monstre de Chouette qui martyrise cet enfant ! Vous êtes donc aussi dur que vos poings !
 
– Continue, ma fille, dit Rodolphe à Fleur-de-Marie, sans répondre à l’interpellation du Chourineur.
 
– Je vous disais donc que la Chouette me martyrisait pour me faire pleurer : moi, ça me butte ; pour la faire endêver, je me mets à rire, et je m’en vas au pont avec mes sucres d’orge. La borgnesse était à sa poêle… De temps en temps, elle me montrait le poing. Alors, au lieu de pleurer, je chantais plus fort : avec tout ça, j’avais une faim, une faim ! Depuis six mois que je portais des sucres d’orge, je n’en avais jamais goûté un… Ma foi ! ce jour-là, je n’y tiens pas… Autant par faim que pour faire enrager la Chouette, je prends un sucre d’orge et je le mange.
 
– Bravo, ma fille !
 
– J’en mange deux.
 
– Bravo ! Vive la charte ! ! !
 
– Dame ! je trouvais ça bon, mais ne voilà-t-il pas une marchande d’oranges qui se met à crier à la borgnesse : « Dis donc, la Chouette… Pégriotte mange ton fonds. »
 
– Oh ! tonnerre ! ça va chauffer… ça va chauffer, dit le Chourineur singulièrement intéressé. Pauvre petit rat ! quel tremblement quand la Chouette s’est aperçue de ça, hein !
 
– Comment t’es-tu tirée de là, ma pauvre Goualeuse ? dit Rodolphe aussi intéressé que le Chourineur.
 
– Ah ! dame ! ç’a été dur ; seulement, ce qu’il y avait de drôle, ajouta Fleur-de-Marie en riant, c’est que la borgnesse, tout en enrageant de me voir manger ses sucres d’orge, ne pouvait pas quitter sa poêle, car sa friture était bouillante.
 
– Ah !… ah !… ah !… c’est vrai. En voilà une position difficile ! s’écria le Chourineur en riant aux éclats.
 
Après avoir partagé l’hilarité du bandit, Fleur-de-Marie reprit :
 
– Ma foi ! moi, en pensant aux coups qui m’attendaient, je me dis : Tant pis ! je ne serai pas plus battue pour trois que pour un. Je prends un troisième bâton, et avant de le manger, comme la Chouette me menaçait encore de loin avec sa grande fourchette de fer… aussi vrai que voilà une assiette, je lui montre le sucre d’orge et je le croque à son nez.
 
– Bravo ! ma fille !… Ça m’explique ton coup de ciseaux de tout à l’heure… Allons… allons, je te l’ai dit, tu as de l’atout (du courage). Mais la Chouette a dû t’écorcher vive après ce coup-là ?
 
– Sa friture finie, elle vient à moi… On m’avait donné trois sous d’aumône et j’avais mangé pour six… Quand la borgnesse m’a prise par la main pour m’emmener, j’ai cru que j’allais tomber sur la place, tant j’avais peur, je me rappelle ça comme si j’y étais… car justement c’était dans le temps du jour de l’an. Tu sais, il y a toujours des boutiques de joujoux sur le Pont-Neuf : toute la soirée j’en avais eu des éblouissements… rien qu’à regarder toutes ces belles poupées, tous ces beaux petits ménages… tu penses, pour un enfant…
 
– Et tu n’avais jamais eu de joujoux, Goualeuse ? dit le Chourineur.
 
– Moi ! es-tu bête, va… Qui est-ce qui m’en aurait donné ? Enfin, la soirée finit : quoiqu’en plein hiver, je n’avais qu’une mauvaise guenille de robe de toile, ni bas, ni chemise, et des sabots aux pieds ! il n’y avait pas de quoi étouffer, n’est-ce pas ? Eh bien, quand ma borgnesse m’a pris la main, je suis devenue tout en nage. Ce qui m’effrayait le plus, c’est qu’au lieu de jurer, de tempêter, sa Chouette ne faisait que marronner tout le long du chemin entre ses dents… Seulement, elle ne me lâchait pas, et me faisait marcher si vite, si vite, qu’avec mes petites jambes j’étais obligée de courir pour la suivre. En courant, j’avais perdu un de mes sabots : je n’osais pas le lui dire ; je l’ai suivie tout de même avec un pied nu… En arrivant, je l’avais tout en sang.
 
– La mauvaise chienne de borgnesse ! s’écria le Chourineur en frappant de nouveau sur la table avec colère ; ça me fait un drôle d’effet de penser à cette enfant qui trotte après cette vieille voleuse, avec son pauvre petit pied tout saignant.
 
– Nous perchions dans un grenier de la rue de la Mortellerie : à côté de la porte de l’allée, il y avait un rogomiste : la Chouette y entra en me tenant toujours par la main. Là, elle but une demi-chopine d’eau-de-vie sur le comptoir.
 
– Morbleu ! je ne la boirais pas, moi, sans être soûl comme une grive.
 
– C’était la ration de la borgnesse ; aussi elle se couchait toujours dans les bringues-zingues. C’est peut-être pour cela qu’elle me battait tant. Enfin, nous montons chez nous ; je n’étais pas à la noce, je t’en réponds. Nous arrivons : la Chouette ferme la porte à double tour ; je me jette à ses genoux en lui demandant bien pardon d’avoir mangé ses sucres d’orge. Elle ne répond pas, et je l’entends marmotter en marchant dans la chambre : « Qu’est-ce donc que je vas lui faire ce soir, à cette Pégriotte, à cette voleuse de sucre d’orge ?… Voyons, qu’est-ce donc que je vas lui faire ? » Et elle s’arrêtait pour me regarder en roulant son œil vert. Moi, j’étais toujours à genoux. Tout d’un coup, la borgnesse va à une planche et y prend une paire de tenailles.
 
– Des tenailles ! s’écria le Chourineur.
 
– Oui, des tenailles.
 
– Et pour quoi faire ?
 
– Pour te frapper ? dit Rodolphe.
 
– Pour te pincer ? dit le Chourineur.
 
– Ah bien, oui !
 
– Pour t’arracher les cheveux ?
 
– Vous n’y êtes pas : donnez-vous votre langue aux chiens ?
 
– Je la donne.
 
– Nous la donnons.
 
– Eh bien, c’était pour m’arracher une dent[2] !
 
Le Chourineur poussa un tel blasphème, et l’accompagna d’imprécations si furieuses, que tous les hôtes du tapis-franc se retournèrent avec étonnement.
 
– Eh bien, qu’est-ce qu’il a donc ? dit la Goualeuse.
 
– Ce que j’ai ?… Mais je l’escarperais[3]si je la tenais, la borgnesse !… Où est-elle ? dis-le moi. Où est-elle ? Si je la trouve, je la refroidis[4] !
 
Et le regard du bandit s’injecta de sang.
 
Rodolphe avait partagé l’horreur du Chourineur pour la cruauté de la borgnesse ; mais il se demandait par quel phénomène un assassin entrait en fureur en entendant raconter qu’une méchante vieille femme avait voulu, par méchanceté, arracher une dent à un enfant.
 
Nous croyons ce sentiment de pitié possible, même probable, chez une nature pourtant féroce.
 
– Et elle te l’a arrachée ta dent, ma pauvre petite, cette vieille misérable ? demanda Rodolphe.
 
– Je crois bien, qu’elle me l’a arrachée !… et pas du premier coup encore ! Mon Dieu ! y a-t-elle travaillé ! Elle me tenait la tête entre les genoux comme dans un étau. Enfin, moitié avec les tenailles, moitié avec ses doigts, elle m’a tiré cette dent : et puis elle m’a dit, pour m’effrayer, bien sûr : « Maintenant, je t’en arracherai une comme ça tous les jours, Pégriotte ; et, quand tu n’auras plus de dents, je te ficherai à l’eau : tu seras mangée par les poissons ; y se revengeront sur toi de ce que tu as été chercher des vers pour les prendre. » Je me souviens de ça, parce que ça me paraissait injuste… Tiens, comme si c’était pour mon plaisir que j’allais aux vers !
 
– Ah ! la gueuse ! casser, arracher les dents à une pauvre petite enfant ! s’écria le Chourineur avec un redoublement de fureur.
 
– Eh bien, après ? Est-ce qu’il y paraît maintenant, voyons ? dit Fleur-de-Marie.
 
Et elle entr’ouvrit en souriant une de ses lèvres roses, en montrant deux rangées de petites dents blanches comme des perles.
 
Était-ce insouciance, oubli, générosité instinctive de la part de cette malheureuse créature ? Rodolphe remarqua qu’il n’y eut pas dans son récit un seul mot de haine contre la femme atroce qui l’avait martyrisée.
 
– Eh bien, après, qu’as-tu fait ? reprit le Chourineur.
 
– Ma foi, j’en ai eu assez comme ça. Le lendemain, au lieu d’aller aux vers, je me suis sauvée du côté du Panthéon. J’ai marché toute la journée de ce côté-là, tant j’avais peur de la Chouette. J’aurais été au bout du monde plutôt que de retomber dans ses griffes.
 
« Comme je me trouvais dans des quartiers perdus, je n’avais rencontré personne à qui demander l’aumône, et puis je n’aurais pas osé. Pendant la nuit, j’avais couché dans un chantier, sous des piles de bois. J’étais grosse comme un rat ; en me glissant sous une vieille porte, je m’étais nichée au milieu d’un tas d’écorces. La faim me dévorait : j’essayai de mâcher un peu de pelure de bois pour tromper ma fringale, mais je ne pouvais pas : je n’ai pu mordre un peu que sur l’écorce de bouleau : c’était plus tendre. Par là-dessus je me suis endormie. Au jour, entendant du bruit, je me suis encore plus enfoncée sous la pile de bois. Il y faisait presque chaud, comme dans une cave. Si j’avais eu à manger, je n’aurais jamais mieux été de l’hiver.
 
– C’était comme moi dans un four à plâtre.
 
– Je n’osais pas sortir du chantier, je me figurais que la Chouette me cherchait partout pour m’arracher les dents et me jeter aux poissons, et qu’elle saurait bien me rattraper si je bougeais de là.
 
– Tiens, ne m’en parle plus de cette vieille gueuse-là, tu me fais monter le sang aux yeux !
 
– Enfin, le deuxième jour, j’avais encore mâché un peu d’écorce de bouleau et je commençais à m’endormir, lorsque j’entends aboyer un gros chien. Ça me réveille en sursaut. J’écoute… Le chien aboyait toujours en se rapprochant de la pile de bois. Voilà une autre frayeur qui me galope : heureusement le chien, je ne sais pourquoi, n’osait pas avancer… mais tu vas rire, Chourineur.
 
– Avec toi, il y a toujours à rire… tu es une brave fille, tout de même. Tiens, vois-tu, maintenant, foi d’homme, je suis fâché de t’avoir battue.
 
– Pourquoi ne m’aurais-tu pas battue ? je n’ai personne pour me défendre…
 
– Et moi ? dit Rodolphe.
 
– Vous êtes bien bon, monsieur Rodolphe, mais le Chourineur ne savait pas que vous seriez là… ni moi non plus…
 
– C’est égal, j’en suis pour ce que j’ai dit… je suis fâché de t’avoir battue, reprit le Chourineur.
 
– Continue ton histoire, mon enfant, reprit Rodolphe.
 
– J’étais blottie sous la pile de bois, lorsque j’entends un chien aboyer. Pendant que le chien jappait, une grosse voix se met à dire : « Mon chien aboie ! il y a quelqu’un de caché dans ce chantier. » « C’est des voleurs », reprend une autre voix… Et « kiss ! kiss ! » les voilà à agacer leur chien en lui criant : « Pille ! pille ! »
 
« Le chien accourt sur moi, j’ai peur d’être mordue, et je me mets à crier de toutes mes forces. « Tiens ! dit la voix, on dirait les cris d’un enfant… » On rappelle le chien, on va chercher une lanterne ; je sors de mon trou, je me trouve en face d’un gros homme et d’un garçon en blouse. « Qu’est-ce que tu fais dans mon chantier, petite voleuse ? » me dit ce gros homme d’un air menaçant. « Mon bon monsieur, je n’ai pas mangé depuis deux jours ; je me suis sauvée de chez la Chouette, qui m’a arraché une dent et voulait me jeter aux poissons ; ne sachant où coucher, j’ai passé par-dessous votre porte, j’ai dormi la nuit dans vos écorces, sous vos piles de bois, ne croyant faire de mal à personne. »
 
« Voilà-t-il pas le marchand qui se met à dire à son garçon : « – Je ne suis pas dupe de ça, c’est une petite voleuse, elle vient me voler mes bûches. »
 
– Ah ! le vieux panné ! le vieux plâtras ! s’écria le Chourineur. Voler ses bûches ; et t’avais huit ans !
 
– C’était une bêtise… car son garçon lui répondit : « Voler vos bûches, bourgeois ? Et comment donc qu’elle ferait ? Elle n’est pas tant si grosse que la plus petite de vos bûches. »
 
« – T’as raison, dit le marchand de bois ; mais si elle ne vient pas pour son compte, c’est tout de même. Les voleurs ont comme ça des enfants qu’ils envoient espionner et se cacher, pour ouvrir la porte aux autres. Il faut la mener chez le commissaire. »
 
– Ah ! la fichue bête de marchand de bois…
 
– On me mène chez le commissaire. Je défile mon chapelet ; je m’accuse d’être vagabonde ; on m’envoie en prison ; je suis citée à la correctionnelle ; condamnée, toujours comme vagabonde, à rester jusqu’à seize ans dans une maison de correction. Je remercie bien les juges de leur bonté… Dame !… tu penses, dans la prison… j’avais à manger ; on ne me battait pas, c’était pour moi un paradis auprès du grenier de la Chouette. De plus, en prison, j’ai appris à coudre. Mais voilà le malheur ! j’étais paresseuse et flâneuse ; j’aimais mieux chanter que travailler, surtout quand je voyais le soleil… Oh ! quand il faisait bien beau dans la cour de la geôle, je ne pouvais pas me retenir de chanter… et alors… comme c’est drôle… à force de chanter, il me semblait que je n’étais plus prisonnière.
 
– C’est-à-dire, ma fille, que tu es un vrai rossignol de naissance, dit Rodolphe en souriant.
 
– Vous êtes bien honnête, monsieur Rodolphe ; c’est depuis ce temps-là qu’on m’a appelée la Goualeuse au lieu de la Pégriotte. Enfin j’attrape mes seize ans, je sors de prison… Voilà qu’à la porte je trouve l’ogresse d’ici et deux ou trois vieilles femmes qui étaient quelquefois venues voir mes camarades prisonnières, et qui m’avaient toujours dit que, le jour de ma sortie, elles auraient de l’ouvrage à me donner.
 
– Ah ! bon ! bon ! j’y suis, dit le Chourineur.
 
– « Mon dauphin, mon bel ange, ma belle petite, me dirent l’ogresse et les vieilles… voulez-vous venir loger chez nous ? Nous vous donnerons de belles robes, et vous n’aurez qu’à vous amuser. »
 
– Tu sens bien, Chourineur, qu’on n’a pas été huit ans en prison sans savoir ce que parler veut dire. Je les envoie promener, ces vieilles embaucheuses. Je me dis : « Je sais bien coudre, j’ai trois cents francs devant moi, de la jeunesse… »
 
– Et de la jolie jeunesse… ma fille ! dit le Chourineur.
 
– Voilà huit ans que je suis en prison, je vas jouir un peu de la vie, ça ne fait de mal à personne ; l’ouvrage viendra quand l’argent me manquera… Et je me mets à faire danser mes trois cents francs. Ç’a été mon grand tort, ajouta Fleur-de-Marie avec un soupir ; j’aurais dû, avant tout, m’assurer de l’ouvrage… mais je n’avais personne pour me conseiller… Enfin, ce qui est fait est fait… Je me mets donc à dépenser mon argent. D’abord j’achète des fleurs pour mettre tout plein ma chambre ; j’aime tant les fleurs ! et puis j’achète une robe, un beau châle, et je vais me promener au bois de Boulogne à âne, à Saint-Germain aussi à âne.
 
– Avec un amoureux, ma fille ? dit le Chourineur.
 
– Ma foi, non : je voulais être ma maîtresse. Je faisais mes parties avec une de mes camarades de prison qui avait été aux Enfants-Trouvés, une bien bonne fille ; on l’appelait Rigolette, parce qu’elle riait toujours.
 
– Rigolette ! Rigolette ! je ne connais pas ça, dit le Chourineur, en ayant l’air d’interroger ses souvenirs.
 
– Je crois bien que tu ne la connais pas ! Elle est bien honnête, Rigolette ; c’est une très-bonne ouvrière ; maintenant elle gagne au moins vingt-cinq sous par jour ; elle a un petit ménage à elle… Aussi je n’ai jamais osé la revoir. Enfin, à force de faire danser mon argent, il ne me restait plus que quarante-trois francs.
 
– Il fallait acheter un fonds de bijouterie avec ça, dit le Chourineur.
 
– Ma foi ! j’ai mieux fait que ça… J’avais pour blanchisseuse une femme appelée la Lorraine, la brebis du bon Dieu ; elle était alors grosse à pleine ceinture, avec ça toujours les pieds et les mains dans l’eau à son bateau ! Tu juges ! Ne pouvant plus travailler, elle avait demandé à entrer à la Bourbe ; il n’y avait plus de place, on l’avait refusée, elle ne gagnait plus rien. La voilà près d’accoucher, n’ayant pas seulement de quoi payer un lit dans un garni ! Heureusement elle rencontra par hasard, un soir, au coin du pont Notre-Dame, la femme à Goubin, qui se cachait depuis quatre jours dans la cave d’une maison qu’on démolissait derrière l’Hôtel-Dieu.
 
– Eh ! pourquoi donc qu’elle se cachait dans le jour, la femme à Goubin ?
 
– Pour se sauver de son homme, qui voulait la tuer ! Elle ne sortait qu’à la nuit pour aller acheter son pain. C’est comme ça qu’elle avait rencontré la pauvre Lorraine, qui ne savait plus où donner de la tête, car elle s’attendait à accoucher d’un moment à l’autre… Voyant ça, la femme Goubin l’avait emmenée dans la cave où elle se cachait. C’était toujours un asile.
 
– Attends donc, attends donc, la femme à Goubin, c’est Helmina ? dit le Chourineur.
 
– Oui, une brave fille, répondit la Goualeuse… une couturière qui avait travaillé pour moi et pour Rigolette… Dame, elle a fait ce qu’elle a pu en donnant la moitié de sa cave, de sa paille et de son pain à la Lorraine, qui est accouchée d’un pauvre petit enfant ; et pas seulement une couverture, rien que de la paille !… Voyant ça, la femme à Goubin n’y tient pas ; au risque de se faire assassiner par son homme qui la cherchait partout, elle sort en plein jour de sa cave et elle vient me trouver. Elle savait que j’avais encore un petit peu d’argent, et que je n’étais pas méchante ; justement j’allais monter en milord[5]avec Rigolette ; nous voulions finir mes quarante-trois francs, nous faire mener à la campagne, dans les champs… j’aime tant les champs, les arbres… les prés… Mais, bah ! quand Helmina me raconte le malheur de la Lorraine, je renvoie le milord, je cours à ma chambre prendre ce que j’avais de linge, mon matelas, ma couverture, je fais mettre ça sur le dos d’un commissionnaire, et je trotte à la cave avec la femme à Goubin… Ah ! fallait voir comme elle était contente, la pauvre Lorraine ! Nous l’avions veillée nous deux, Helmina ; quand elle a pu se lever, je l’ai aidée du reste de mon argent jusqu’à ce qu’elle ait pu se remettre à son bateau. Maintenant elle gagne sa vie ; mais je ne puis pas venir à bout de lui faire donner ma note de blanchissage ! Je vois bien qu’elle veut s’acquitter comme ça ! D’abord… si ça continue, je lui ôterai ma pratique…, dit la Goualeuse d’un air important.
 
– Et la femme à Goubin ? demanda le Chourineur.
 
– Comment ! tu ne sais pas ? dit la Goualeuse.
 
– Non, quoi donc ?
 
– Ah ! la malheureuse !… Goubin ne l’a pas manquée ! Trois coups de couteau entre les deux épaules ! On lui avait dit qu’elle rôdait du côté de l’Hôtel-Dieu ; et un soir, comme elle sortait de sa cave pour aller chercher du lait pour la Lorraine, il l’a tuée.
 
– C’est donc pour ça qu’il a une fièvre cérébrale[6], et qu’il sera, dit-on, fauché[7]dans huit jours ? dit le Chourineur.
 
– Justement, dit la Goualeuse.
 
– Et quand tu as eu donné ton argent à la Lorraine, qu’as-tu fait, ma fille ? dit Rodolphe.
 
– Dame, alors j’ai cherché de l’ouvrage. Je savais très-bien coudre ; j’avais bon courage, je n’étais pas embarrassée ; j’entre dans une boutique de lingère de la rue Saint-Martin. Pour ne tromper personne, je dis que je sors de prison depuis deux mois, et que j’ai bonne envie de travailler : on me montre la porte. Je demande de l’ouvrage à emporter ; on me dit que je me moque du monde en demandant qu’on me confie seulement une chemise. Comme je m’en retournais bien triste… j’ai rencontré l’ogresse et une des vieilles qui étaient toujours après moi depuis ma sortie de prison… Je ne savais plus comment vivre… Elles m’ont emmenée… elles m’ont fait boire de l’eau-de-vie… Et voilà…
 
– Je comprends, dit le Chourineur : je te connais maintenant comme si j’étais tes père et mère et que tu n’aurais jamais quitté mon giron. Eh bien ! voilà, j’espère, une confession.
 
– On dirait que ça t’attriste, ma fille, d’avoir raconté ta vie, dit Rodolphe.
 
– Le fait est que ça me chagrine de regarder ainsi derrière moi ; depuis mon enfance, c’est la première fois qu’il m’arrive de me rappeler toutes ces choses-là à la fois… et ça n’est pas gai… n’est-ce pas, Chourineur ?
 
– C’est ça, dit celui-ci avec ironie, tu regrettes peut-être d’avoir pas été fille de cuisine dans une gargote, ou domestique chez de vieilles bêtes à soigner les leurs ?
 
– C’est égal… ça doit être bon d’être honnête…, dit Fleur-de-Marie avec un soupir.
 
– Honnête ! oh !… c’te bête !… s’écria le bandit avec un bruyant éclat de rire. Honnête !… Et pourquoi pas rosière tout de suite, pour honorer tes père et mère que tu ne connais pas ?
 
La figure de la jeune fille avait perdu depuis quelques moments l’expression d’insouciance qui la caractérisait. Elle dit au Chourineur :
 
– Tiens, Chourineur, je ne suis pas pleurnicheuse… Mon père ou ma mère m’ont jetée au coin de la borne comme un petit chien qu’on a de trop ; je ne leur en veux pas ; ils n’avaient pas sans doute de quoi se nourrir eux-mêmes ! Ça n’empêche pas, vois-tu, Chourineur, qu’il y a des sorts plus heureux que le mien.
 
– Toi ? mais qu’est-ce donc qu’il te faut ? T’es flambante comme une Vénus ; t’as pas dix-sept ans ; tu chantes comme un rossignol ; tu as l’air d’une vierge, on t’appelle Fleur-de-Marie, et tu te plains ! Mais qu’est-ce que tu diras donc quand tu auras une chaufferette sous les arpions[8], et une teignasse en chinchilla, comme voilà l’ogresse !
 
– Oh ! je ne viendrai jamais à cet âge-là.
 
– Peut-être que tu auras un brevet d’invention pour ne pas bivarder[9] !
 
– Non, mais je n’aurai pas la vie si dure ! j’ai déjà une mauvaise toux !
 
– Ah ! bon ! je te vois d’ici dans le mannequin du trimbaleur des refroidis[10]. Es-tu bête… va !
 
– Est-ce que ça te prend souvent, ces idées-là, Goualeuse ? dit Rodolphe.
 
– Quelquefois… Tenez, monsieur Rodolphe, vous comprenez peut-être ça, vous : le matin, quand je vais acheter mon sou de lait à la laitière au coin de la rue de la Vieille-Draperie, et que je la vois s’en retourner dans sa petite charrette avec son âne, elle me fait bien souvent envie, allez… Je me dis : Elle s’en va dans la campagne, au bon air, dans sa maison, dans sa famille… et moi je remonte toute seule dans le chenil de l’ogresse, où on ne voit pas clair en plein midi.
 
– Eh bien ! sois honnête, ma fille, fais-en la farce… sois honnête dit le Chourineur.
 
– Honnête ! mon Dieu ! et avec quoi donc veux-tu que je sois honnête ! Les habits que je porte appartiennent à l’ogresse ; je lui dois pour mon garni et pour ma nourriture… je ne puis bouger d’ici… elle me ferait arrêter comme voleuse… Je lui appartiens… il faut que je m’acquitte…
 
En prononçant ces dernières et horribles paroles, la malheureuse ne put s’empêcher de frissonner.
 
– Alors reste comme tu es, et ne te compare plus à une campagnarde, dit le Chourineur. Est-ce que tu deviens folle ? Mais songe donc que toi tu brilles dans la capitale, tandis que la laitière s’en va faire la bouillie à ses moutards, traire ses vaches, chercher de l’herbe pour ses lapins, et recevoir une raclée de son mari quand il sort du cabaret. En voilà une de ces destinées qui peut se vanter d’être… flatteuse !
 
– À boire, Chourineur, dit brusquement Fleur-de-Marie après un assez long silence ; et elle tendit son verre. Non, pas de vin, de l’eau-de-vie… c’est plus fort, dit-elle de sa voix douce, en écartant le broc de vin que le Chourineur approchait de son verre.
 
– De l’eau-de-vie ! à la bonne heure ! Voilà comme je t’aime, ma fille ; t’es crâne ! dit cet homme, sans comprendre le mouvement de la jeune fille et sans remarquer une larme qui vint trembler au bout des cils de la Goualeuse.
 
– C’est dommage que l’eau-de-vie soit si mauvaise à boire… car ça étourdit bien…, dit Fleur-de-Marie en remettant son verre sur la table après avoir bu avec autant de répugnance que de dégoût.
 
Rodolphe avait écouté ce récit d’une triste naïveté avec un intérêt croissant. La misère, l’abandon, plus que ses mauvais penchants, avaient perdu cette misérable jeune fille.
 


[1] La paille.
[2] Nous prions les lecteurs qui trouveraient cette cruauté exagérée de se rappeler les condamnations presque quotidiennes rendues contre des êtres féroces qui battent et blessent des enfants ; des pères, des mères n’ont pas été étrangers à ces abominables traitements.
[3] Je l’assassinerais.
[4] Je la tue.
[5] Cabriolet de place à quatre roues.
[6] Qu’il est condamné à mort.
[7] Et qu’il sera exécuté.
[8] Pieds.
[9] Vieillir.
[10] Dans le corbillard du cocher des morts.