II
La Louve et Martial
– Enfin je te vois, je te tiens, je t’ai…, s’écria la Louve en recevant et en serrant Martial dans ses bras, avec un accent de possession et de joie d’une énergie sauvage ; puis, le soutenant, le portant presque, elle l’aida à s’asseoir sur un banc placé dans le corridor.
Pendant quelques minutes Martial resta faible, hagard, cherchant à se remettre de cette violente secousse qui avait épuisé ses forces défaillantes.
La Louve sauvait son amant au moment où, anéanti, désespéré, il se sentait mourir, moins encore par le manque d’aliments que par la privation d’air, impossible à renouveler dans une petite chambre sans cheminée, sans issue, et hermétiquement fermée, grâce à l’atroce prévoyance de Calebasse, qui avait bouché avec de vieux linges jusqu’aux moindres fissures de la porte et de la croisée.
Palpitante de bonheur et d’angoisse, les yeux mouillés de pleurs, la Louve, à genoux, épiait les moindres mouvements de la physionomie de Martial.
Celui-ci semblait peu à peu renaître en aspirant à longs traits un air pur et salubre.
Après quelques tressaillements, il releva sa tête appesantie, poussa un long soupir et ouvrit les yeux.
– Martial, c’est moi, c’est ta Louve ! Comment vas-tu ?
– Mieux, répondit-il d’une voix faible.
– Mon Dieu ! qu’est-ce que tu veux ? De l’eau, du vinaigre ?
– Non, non, reprit Martial de moins en moins oppressé. De l’air ! Oh ! de l’air, rien que de l’air !
La Louve, au risque de se couper les poings, brisa les quatre carreaux d’une fenêtre qu’elle n’aurait pu ouvrir sans déranger une lourde table.
– Je respire maintenant, je respire ; ma tête se dégage, dit Martial en revenant tout à fait à lui.
Puis, comme s’il se fût alors seulement rappelé le service que sa maîtresse lui avait rendu, il s’écria avec une explosion de reconnaissance ineffable :
– Sans toi, j’étais mort, ma brave Louve.
– Bien, bien… comment te trouves-tu à cette heure ?
– De mieux en mieux.
– Tu as faim ?
– Non, je me sens trop faible. Ce qui m’a fait le plus souffrir, c’était le manque d’air. À la fin, j’étouffais, j’étouffais… c’était affreux.
– Et maintenant ?
– Je revis, je sors du tombeau, et j’en sors grâce à toi !
– Mais tes mains, tes pauvres mains ! Ces coupures !… Qu’est-ce qu’ils t’ont donc fait, mon Dieu ?
– Nicolas et Calebasse, n’osant pas m’attaquer en face une seconde fois, m’avaient muré dans ma chambre pour m’y laisser mourir de faim. J’ai voulu les empêcher de clouer mes volets, ma sœur m’a coupé les mains à coups de hachette ! ! !
– Les monstres ! ils voulaient faire croire que tu étais mort de maladie ; ta mère avait déjà répandu le bruit que tu te trouvais dans un état désespéré. Ta mère, mon homme, ta mère !…
– Tiens, ne me parle pas d’elle, dit Martial avec amertume ; puis, remarquant pour la première fois les vêtements mouillés et l’étrange accoutrement de la Louve, il s’écria : Que t’est-il arrivé ? Tes cheveux ruissellent, tu es en jupon… il est trempé d’eau !
– Qu’importe ! Enfin te voilà sauvé, sauvé !
– Mais explique-moi pourquoi tu es ainsi mouillée.
– Je te savais en danger… je n’ai pas trouvé de bateau…
– Et tu es venue à la nage ?
– Oui. Mais tes mains, donne que je les baise. Tu souffres… Les monstres !… Et je n’étais pas là !
– Oh ! ma brave Louve ! s’écria Martial avec enthousiasme, brave entre toutes les créatures braves !
– N’as-tu pas écrit là : « Mort aux lâches ! »
Et la Louve montra son bras tatoué où étaient écrits ces mots en caractères indélébiles.
– Intrépide, va ! Mais le froid t’a saisie, tu trembles.
– Ça n’est pas de froid.
– C’est égal… Entre là, tu prendras le manteau de Calebasse, tu t’envelopperas dedans.
– Mais…
– Je le veux.
En une seconde, la Louve fut enveloppée d’un manteau de tartan et revint.
– Pour moi… risquer de te noyer ! répéta Martial en la regardant avec exaltation.
– Au contraire… une pauvre fille se noyait, je l’ai sauvée en abordant à l’île.
– Tu l’as sauvée aussi ? Où est-elle ?
– En bas, avec les enfants ; ils la soignent.
– Et qui est cette jeune fille ?
– Mon Dieu ! si tu savais quel hasard, quel heureux hasard ! C’est une de mes compagnes de Saint-Lazare, une fille bien extraordinaire, va…
– Comment cela ?
– Figure-toi que je l’aimais et que je la haïssais, parce qu’elle m’avait mis à la fois la mort et le bonheur dans l’âme.
– Elle ?
– Oui, à propos de toi.
– De moi ?
– Écoute, Martial… Puis, s’interrompant, la Louve ajouta : Tiens, non, non… je n’oserai jamais.
– Quoi donc ?
– Je voulais te faire une demande… J’étais venue pour te voir et pour cela, car en partant de Paris je ne te savais pas en danger.
– Eh bien ! dis.
– Je n’ose plus.
– Tu n’oses plus, après ce que tu viens de faire pour moi !
– Justement. J’aurais l’air de quémander du retour.
– Quémander du retour ! Est-ce que je ne t’en dois pas ? Est-ce que tu ne m’as pas déjà soigné nuit et jour dans ma maladie l’an passé ?
– Est-ce que tu n’es pas mon homme ?
– Aussi tu dois me parler franchement, parce que je suis ton homme et que je le serai toujours.
– Toujours, Martial ?
– Toujours, vrai comme je m’appelle Martial. Pour moi il n’y aura plus dans le monde d’autre femme que toi, vois-tu, la Louve. Que tu aies été ceci ou cela, tant pis, ça me regarde… Je t’aime, tu m’aimes, et je te dois la vie. Seulement, depuis que tu es en prison, je ne suis plus le même. Il y a eu bien du nouveau !… J’ai réfléchi, et tu ne seras plus ce que tu as été.
– Que veux-tu dire ?
– Je ne veux plus te quitter maintenant, mais je ne veux pas non plus quitter François et Amandine.
– Ton petit frère et ta petite sœur ?
– Oui ; d’aujourd’hui il faut que je sois pour eux comme qui dirait leur père. Tu comprends, ça me donne des devoirs, ça me range, je suis obligé de me charger d’eux. On voulait en faire des brigands finis ; pour les sauver je les emmène.
– Où ça ?
– Je n’en sais rien ; mais pour sûr loin de Paris.
– Et moi ?
– Toi ? Je t’emmène aussi.
– Tu m’emmènes ? s’écria la Louve avec une stupeur joyeuse. Elle ne pouvait croire à un tel bonheur. Je ne te quitterai pas ?
– Non, ma brave Louve, jamais. Tu m’aideras à élever ces enfants… Je te connais ; en te disant : « Je veux que ma pauvre petite Amandine soit une honnête fille, parle-lui dans ces prix-là », je sais ce que tu seras pour elle, une brave mère.
– Oh ! merci, Martial, merci !
– Nous vivrons en honnêtes ouvriers ; sois tranquille, nous trouverons de l’ouvrage, nous travaillerons comme des nègres. Mais au moins ces enfants ne seront pas gueux comme père et mère, je ne m’entendrai plus appeler fils et frère de guillotinés, enfin je ne passerai plus dans les rues où l’on te connaît… Mais qu’est-ce que tu as ? Qu’est-ce que tu as ?
– Martial, j’ai peur de devenir folle.
– Folle ?
– Folle de joie.
– Pourquoi ?
– Parce que, vois-tu, c’est trop !
– Quoi ?
– Ce que tu me demandes là… Oh ! non, vois-tu, c’est trop. À moins que d’avoir sauvé la Goualeuse, ça m’ait porté bonheur… C’est ça pour sûr.
– Mais, encore une fois, qu’est-ce que tu as ?
– Ce que tu me demandes là, oh ! Martial ! Martial !
– Eh bien ?
– Je venais te le demander !
– De quitter Paris ?…
– Oui…, reprit-elle précipitamment, d’aller avec toi dans les bois… où nous aurions une petite maison bien propre, des enfants que j’aimerais ! oh ! que j’aimerais ! comme ta Louve aimerait les enfants de son homme ! Ou plutôt si tu le voulais, dit la Louve en tremblant, au lieu de t’appeler mon homme… je t’appellerais mon mari… car nous n’aurions pas la place sans cela, se hâta-t-elle d’ajouter vivement.
Martial à son tour regarda la Louve avec étonnement, ne comprenant rien à ces paroles.
– De quelle place parles-tu ?
– D’une place de garde-chasse…
– Que j’aurais ?
– Oui…
– Et qui me la donnerait ?
– Les protecteurs de la jeune fille que j’ai sauvée.
– Ils ne me connaissent pas !
– Mais, moi, je lui ai parlé de toi… et elle nous recommandera à ses protecteurs…
– Et à propos de quoi lui as-tu parlé de moi ?
– De quoi veux-tu que je parle ?
– Bonne Louve…
– Et puis, tu conçois, en prison la confiance vient ; et cette jeunesse était si gentille, si douce, que malgré moi je me suis sentie attirée vers elle ; j’ai tout de suite comme deviné qu’elle n’était pas des nôtres.
– Qui est-elle donc ?
– Je n’en sais rien, je n’y comprends rien, mais de ma vie je n’ai rien vu, rien entendu de semblable ; c’est comme une fée pour lire ce qu’on a dans le cœur ; quand je lui ai eu dit combien je t’aimais, rien que pour cela, elle s’est intéressée à nous… Elle m’a fait honte de ma vie passée, non en me disant des choses dures, tu sais comme ça aurait pris avec moi, mais en me parlant d’une vie bien laborieuse, bien pénible, mais tranquillement passée avec toi selon ton goût, au fond des forêts. Seulement, dans son idée, au lieu d’être braconnier… tu étais garde-chasse ; au lieu d’être ta maîtresse… j’étais ta vraie femme, et puis nous avions de beaux enfants qui couraient au-devant de toi quand le soir tu revenais de tes rondes avec tes chiens, ton fusil sur l’épaule ; et puis nous soupions à la porte de notre cabane, au frais de la nuit, sous des grands arbres, et puis nous nous couchions si heureux, si paisibles… Qu’est-ce que tu veux que je te dise ?… Malgré moi je l’écoutais… c’était comme un charme. Si tu savais… elle parlait si bien… si bien… que… tout ce qu’elle disait, je croyais le voir à mesure ; je rêvais tout éveillée.
– Ah ! oui ! c’est ça qui serait une belle et bonne vie ! dit Martial en soupirant à son tour. Sans être tout à fait malsain de cœur, ce pauvre François a assez fréquenté Calebasse et Nicolas pour que le bon air des bois lui vaille mieux que l’air des villes… Amandine t’aiderait au ménage ; je serais aussi bon garde que pas un, vu que j’ai été fameux braconnier… Je t’aurais pour ménagère, ma brave Louve… et puis, comme tu dis, avec des enfants… qu’est-ce qui nous manquerait ?… Une fois qu’on est habitué à sa forêt, on y est comme chez soi ; on y vivrait cent ans, que ça passerait comme un jour… Mais, voyons, je suis fou. Tiens, il ne fallait pas me parler de cette vie-là… ça donne des regrets, voilà tout.
– Je te laissais aller… parce que tu dis là ce que je disais à la Goualeuse.
– Comment ?
– Oui, en écoutant ses contes de fées, je lui disais : « Quel malheur que ces châteaux en Espagne, comme vous appelez ça, la Goualeuse, ne soient pas la vérité ! » Sais-tu ce qu’elle m’a répondu, Martial ? dit la Louve les yeux étincelants de joie.
– Non !
– Que Martial vous épouse, promettez de vivre honnêtement tous deux, et cette place, qui vous fait tant d’envie, je me fais fort de la lui faire obtenir, m’a-t-elle répondu.
– À moi, une place de garde ?
– Oui… à toi…
– Mais tu as raison, c’est un rêve. S’il ne fallait que t’épouser pour avoir cette place, ma brave Louve, ça serait fait demain, si j’avais de quoi ; car depuis aujourd’hui, vois-tu… tu es ma femme… ma vraie femme.
– Martial… je suis ta vraie femme ?
– Ma vraie, ma seule, et je veux que tu m’appelles ton mari… c’est comme si le maire y avait passé.
– Oh ! la Goualeuse avait raison… c’est fier à dire, mon mari ! Martial… tu verras ta Louve au ménage, au travail, tu la verras…
– Mais cette place… est-ce que tu crois ?…
– Pauvre petite Goualeuse, si elle se trompe… c’est sur les autres ; car elle avait l’air de bien croire à ce qu’elle me disait… D’ailleurs, tantôt, en quittant la prison, l’inspectrice m’a dit que les protecteurs de la Goualeuse, gens très-haut placés, l’avaient fait sortir aujourd’hui même ; ça prouve qu’elle a des bienfaiteurs puissants et qu’elle pourra tenir ce qu’elle m’a promis.
– Ah ! s’écria tout à coup Martial en se levant, je ne sais pas à quoi nous pensons.
– Quoi donc ?
– Cette jeune fille… elle est en bas, mourante peut-être… et au lieu de la secourir… nous sommes là…
– Rassure-toi, François et Amandine sont auprès d’elle ; ils seraient montés s’il y avait eu plus de danger. Mais tu as raison, allons la trouver ; il faut que tu la voies, celle à qui nous devrons peut-être notre bonheur.
Et Martial, s’appuyant sur le bras de la Louve, descendit au rez-de-chaussée.
Avant de les introduire dans la cuisine, disons ce qui s’était passé depuis que Fleur-de-Marie avait été confiée aux soins des deux enfants.