Les Mystères de Paris

| 1.19 - Le garde-malade

 

 

 

XIX

Le garde-malade


Arraché à une mort certaine par le Chourineur, et transporté dans la maison de l’allée des Veuves explorée par la Chouette avant la tentative du Maître d’école, Rodolphe est couché dans une chambre confortablement meublée ; un grand feu brille dans la cheminée, une lampe placée sur une commode répand une vive clarté dans l’appartement ; le lit de Rodolphe, entouré d’épais rideaux de damas vert, reste dans l’obscurité.
 
Un nègre de moyenne taille, à cheveux et sourcils blancs, vêtu avec recherche et portant un ruban orange et vert à la boutonnière de son habit bleu, tient à la main gauche une montre d’or à secondes, et qu’il semble consulter en comptant de sa main droite les pulsations du pouls de Rodolphe.
 
Ce Noir est triste, pensif ; il regarde Rodolphe endormi avec l’expression de la plus tendre sollicitude.
 
Le Chourineur, vêtu de haillons, souillé de boue, est immobile au pied du lit ; il a les bras pendants et les mains croisées ; sa barbe rousse est longue ; son épaisse chevelure couleur de filasse est en désordre et imbibée d’eau ; ses gros traits sont durs, bronzés ; pourtant sous cette laide et rude écorce perce une ineffable expression d’intérêt et de pitié… Osant à peine respirer, il ne soulève qu’avec contrainte sa large poitrine ; inquiet de l’attitude méditative du docteur nègre, redoutant un fâcheux pronostic, il se hasarde à faire à voix basse cette réflexion philosophique en contemplant Rodolphe :
 
– Qui est-ce qui dirait pourtant, à le voir faible comme ça, que c’est lui qui m’a si crânement festonné les coups de poing de la fin !… Il ne sera pas longtemps à reprendre ses forces… n’est-ce pas, monsieur le médecin ? Foi d’homme, je voudrais bien qu’il me tambourinât sa convalescence sur le dos… ça le secouerait… n’est-ce pas, monsieur le médecin ?
 
Le Noir, sans répondre, fit un léger signe de la main.
 
Le Chourineur resta muet.
 
– La potion ? dit le Noir.
 
Aussitôt le Chourineur, qui avait respectueusement laissé ses souliers ferrés à la porte, alla vers la commode en marchant sur le bout des orteils le plus légèrement possible ; mais cela avec des contorsions d’enjambements, des balancements de bras, des renflements de dos et d’épaules, qui eussent paru fort plaisants dans toute autre circonstance.
 
Le pauvre diable avait l’air de vouloir ramener toute sa pesanteur dans la partie de lui-même qui ne touchait pas le sol ; ce qui, malgré le tapis, n’empêchait pas le parquet de gémir sous la pesante stature du Chourineur. Malheureusement, dans son ardeur de bien faire et de peur de laisser échapper la fiole diaphane qu’il apportait précieusement, il en serra tellement le goulot dans sa large main que le flacon se brisa, et la potion inonda le tapis.
 
À la vue de ce méfait, le Chourineur resta immobile une de ses grosses jambes en l’air, les orteils nerveusement contractés et regardant alternativement, d’un air confus, et le docteur et le goulot qui lui restait à la main.
 
– Diable de maladroit ! s’écria le nègre avec impatience.
 
– Tonnerre d’imbécile ! s’écria le Chourineur en s’apostrophant lui-même.
 
– Ah ! reprit l’Esculape en regardant la commode, heureusement vous vous êtes trompé, je voulais l’autre fiole…
 
– La petite rougeâtre ? dit bien bas le malencontreux garde-malade.
 
– Sans doute… il n’y a que celle-là.
 
Le Chourineur, en tournant prestement sur ses talons par une vieille habitude militaire, écrasa les débris du flacon : des pieds plus délicats eussent été cruellement déchirés ; mais l’ex-débardeur devait à la spécialité de sa profession une paire de sandales naturelles, dures comme le sabot d’un cheval.
 
– Prenez donc garde, vous allez vous blesser ! s’écria le médecin.
 
Le Chourineur ne fit pas l’ombre d’attention à cette recommandation. Profondément préoccupé de sa nouvelle mission, dont il voulait se tirer à sa gloire afin de faire oublier sa première maladresse, il fallut voir avec quelle délicatesse, avec quelle légèreté, avec quel scrupule, écartant ses deux gros doigts, il saisit le mince cristal… Un papillon n’eût pas laissé un atome de la poussière dorée de ses ailes entre le pouce et l’index du Chourineur.
 
Le docteur noir frémit d’un nouvel accident qui pouvait arriver par excès de précaution. Heureusement la potion évita cet écueil.
 
Le Chourineur, en s’approchant du lit, broya de nouveau sous ses pieds ce qui restait de l’autre flacon.
 
– Mais, malheureux, vous voulez donc vous estropier ? dit le docteur à voix basse.
 
Le Chourineur le regarda tout surpris.
 
– Eh ! de quoi m’estropier, monsieur le médecin ?
 
– Voilà deux fois que vous marchez sur du verre.
 
– Si ce n’est que ça, ne faites pas attention… J’ai le dessous des arpions doublé en cuir de brouette[1].
 
– Une petite cuiller ! dit le docteur.
 
Le Chourineur recommença ses évolutions sylphidiques et apporta ce que le docteur lui demandait.
 
Après quelques cuillerées de cette potion, Rodolphe fit un mouvement et agita faiblement les mains.
 
– Bien ! bien ! il sort de sa torpeur, dit le médecin. La saignée l’a soulagé, bientôt il sera hors d’affaire.
 
– Sauvé ! bravo ! vive la Charte ! s’écria le Chourineur dans l’explosion de sa joie.
 
– Mais tenez-vous donc tranquille !
 
– Oui, monsieur le médecin.
 
– Le pouls se règle… À merveille… à merveille !
 
– Et le pauvre ami de M. Rodolphe, monsieur le médecin. Tonnerre ! quand il va savoir ! Heureusement que…
 
– Silence !
 
– Oui, monsieur le médecin.
 
– Asseyez-vous.
 
– Mais, monsieur le…
 
– Asseyez-vous donc ; vous m’inquiétez en rôdant toujours autour de moi, cela me distrait. Voyons, asseyez-vous !
 
– Monsieur le médecin, je suis aussi malpropre qu’une bûche de bois flottée qu’on va débarder de son train, je salirais les meubles.
 
– Alors, asseyez-vous par terre.
 
– Je salirais le tapis.
 
– Faites comme vous voudrez ; mais, au nom du ciel, restez en repos, dit le docteur avec impatience ; et, se plongeant dans un fauteuil, il appuya son front sur ses mains.
 
Après un moment de cogitation profonde, le Chourineur, moins par besoin de se reposer que pour obéir au médecin, prit une chaise avec les plus grandes précautions, et la renversa d’un air parfaitement satisfait, le dossier sur le tapis, dans l’honnête intention de s’asseoir proprement et modestement sur les bâtons antérieurs, afin de ne rien salir… ce qu’il fit avec toute sorte de ménagements délicats.
 
Malheureusement le Chourineur connaissait peu les lois du levier et de la pondération des corps : la chaise bascula ; le malheureux, par un mouvement involontaire, tendit les bras en avant, renversa un guéridon chargé d’un plateau, d’une tasse et d’une théière.
 
À ce bruit formidable, le docteur nègre releva la tête en bondissant sur son fauteuil.
 
Rodolphe, réveillé en sursaut, se dressa sur son séant, regarda autour de lui avec anxiété, rassembla ses idées et s’écria :
 
– Murph ! où est Murph ?
 
– Que Votre Altesse se rassure, dit respectueusement le Noir, il y a beaucoup d’espoir.
 
– Il est blessé ? s’écria Rodolphe.
 
– Hélas ! oui, monseigneur.
 
– Où est-il ?… je veux le voir.
 
Et Rodolphe essaya de se lever ; mais il retomba vaincu par la douleur des contusions dont il ressentait alors le contrecoup.
 
– Qu’on me porte à l’instant auprès de Murph, puisque je ne puis pas marcher ! s’écria-t-il.
 
– Monseigneur, il repose… Il serait dangereux à cette heure de lui causer une vive émotion.
 
– Ah ! vous me trompez ! il est mort… Il est mort assassiné !… Et c’est moi… c’est moi qui en suis cause ! s’écria Rodolphe d’une voix déchirante, en levant les mains au ciel.
 
– Monseigneur sait que je suis incapable de mentir… Je lui affirme sur l’honneur que M. Murph est vivant… assez grièvement blessé, il est vrai, mais il a des chances de guérison presque certaines.
 
– Vous me dites cela pour me préparer à quelque affreuse nouvelle. Il est sans doute dans un état désespéré !
 
– Monseigneur…
 
– J’en suis sûr… vous me trompez… Je veux à l’instant qu’on me porte auprès de lui… La vue d’un ami est toujours salutaire…
 
– Encore une fois, monseigneur, je vous affirme sur l’honneur qu’à moins d’accidents improbables M. Murph peut être bientôt convalescent.
 
– Vrai, bien vrai ! mon cher David ?
 
– Bien vrai, monseigneur.
 
– Écoutez, vous savez ma considération pour vous ; depuis que vous appartenez à ma maison, vous avez toujours eu ma confiance… jamais je n’ai mis votre rare savoir en doute… mais pour l’amour du ciel, si une consultation est nécessaire…
 
– Ç’a été ma première pensée, monseigneur. Quant à présent, une consultation est absolument inutile, vous pouvez me croire… et puis, d’ailleurs, je n’ai pas voulu introduire d’étrangers ici avant de savoir si vos ordres d’hier…
 
– Mais comment tout ceci est-il arrivé ? dit Rodolphe en interrompant le Noir ; qui m’a tiré de ce caveau où je me noyais ?… J’ai un souvenir confus d’avoir entendu le Chourineur ; me serais-je trompé ?
 
– Non ! non ! ce brave homme peut tout vous apprendre, monseigneur, car il a tout fait.
 
– Mais où est-il ? où est-il ?
 
Le docteur chercha des yeux le garde-malade improvisé, qui, confus de sa chute, s’était réfugié derrière le rideau du lit.
 
– Le voici, dit le médecin, il a l’air tout honteux.
 
– Voyons, avance donc, mon brave ! dit Rodolphe en tendant la main à son sauveur.
 


[1] Le dessous des pieds doublé en bois.