Les Mystères de Paris

| 5.10 - La protectrice

 

 

 

X

La protectrice


L’inspectrice entra bientôt avec la Goualeuse dans le petit salon où se trouvait Clémence ; la pâleur de la jeune fille s’était légèrement colorée ensuite de son entretien avec la Louve.
 
– Mme la marquise, touchée des excellents renseignements que je lui ai donnés sur vous, dit Mme Armand à Fleur-de-Marie, désire vous voir, et daignera peut-être vous faire sortir d’ici avant l’expiration de votre peine.
 
– Je vous remercie, madame, répondit timidement Fleur-de-Marie à Mme Armand, qui la laissa seule avec la marquise.
 
Celle-ci, frappée de l’expression candide des traits de sa protégée, de son maintien rempli de grâce et de modestie, ne put s’empêcher de se souvenir que la Goualeuse avait, en dormant, prononcé le nom de Rodolphe, et que l’inspectrice croyait la pauvre prisonnière en proie à un amour profond et caché.
 
Quoique parfaitement convaincue qu’il ne pouvait être question du grand-duc Rodolphe, Clémence reconnaissait que du moins, quant à la beauté, la Goualeuse était digne de l’amour d’un prince…
 
À l’aspect de sa protectrice, dont la physionomie, nous l’avons dit, respirait une bonté charmante, Fleur-de-Marie se sentit sympathiquement attirée vers elle.
 
– Mon enfant, lui dit Clémence, en louant beaucoup la douceur de votre caractère et la sagesse exemplaire de votre conduite, Mme Armand se plaint de votre peu de confiance envers elle.
 
Fleur-de-Marie baissa la tête sans répondre.
 
– Les habits de paysanne dont vous étiez vêtue lorsqu’on vous a arrêtée, votre silence au sujet de l’endroit où vous demeuriez avant d’être amenée ici, prouvent que vous nous cachez certaines circonstances.
 
– Madame…
 
– Je n’ai aucun droit à votre confiance, ma pauvre enfant, je ne voudrais pas vous faire de question importune ; seulement on m’assure que si je demandais votre sortie de prison, cette grâce pourrait m’être accordée. Avant d’agir, je désirerais causer avec vous de vos projets, de vos ressources pour l’avenir. Une fois libérée… que ferez-vous ? Si, comme je n’en doute pas, vous êtes décidée à suivre la bonne voie où vous êtes entrée, ayez confiance en moi, je vous mettrai à même de gagner honorablement votre vie…
 
La Goualeuse fut émue jusqu’aux larmes de l’intérêt que lui témoignait Mme d’Harville. Après un moment d’hésitation, elle lui dit :
 
– Vous daignez, madame, vous montrer pour moi si bienveillante, si généreuse, que je dois peut-être rompre le silence que j’ai gardé jusqu’ici sur le passé… un serment m’y forçait.
 
– Un serment ?
 
– Oui, madame, j’ai juré de taire à la justice et aux personnes employées dans cette prison par suite de quels événements j’ai été conduite ici ; pourtant… si vous vouliez, madame, me faire une promesse…
 
– Laquelle ?
 
– Celle de me garder le secret, je pourrais, grâce à vous, madame, sans manquer pourtant à mon serment, rassurer des personnes respectables qui, sans doute, sont bien inquiètes de moi.
 
– Comptez sur ma discrétion ; je ne dirai que ce que vous m’autoriserez à dire.
 
– Oh ! merci, madame ; je craignais tant que mon silence envers mes bienfaiteurs ne ressemblât à de l’ingratitude !…
 
Le doux accent de Fleur-de-Marie, son langage presque choisi, frappèrent Mme d’Harville d’un nouvel étonnement.
 
– Je ne vous cache pas, lui dit-elle, que votre maintien, vos paroles, tout m’étonne au dernier point. Comment, avec une éducation qui paraît distinguée, avez-vous pu…
 
– Tomber si bas, n’est-ce pas, madame ? dit la Goualeuse avec amertume. C’est qu’hélas ! cette éducation, il y a bien peu de temps que je l’ai reçue. Je dois ce bienfait à un protecteur généreux, qui, comme vous, madame… sans me connaître… sans même avoir les favorables renseignements qu’on vous a donnés sur moi, m’a prise en pitié…
 
– Et ce protecteur… quel est-il ?
 
– Je l’ignore, Madame…
 
– Vous l’ignorez ?
 
– Il ne se fait connaître, dit-on, que par son inépuisable bonté ; grâce au ciel, je me suis trouvée sur son passage.
 
– Et où l’avez-vous rencontré ?
 
– Une nuit… dans la Cité, madame, dit la Goualeuse en baissant les yeux, un homme voulait me battre ; ce bienfaiteur inconnu m’a courageusement défendue : telle a été ma première rencontre avec lui.
 
– C’était donc un homme… du peuple ?
 
– La première fois que je l’ai vu, il en avait le costume et le langage… mais plus tard…
 
– Plus tard ?
 
– La manière dont il m’a parlé, le profond respect dont l’entouraient les personnes auxquelles il m’a confiée, tout m’a prouvé qu’il avait pris par déguisement l’extérieur d’un de ces hommes qui fréquentent la Cité.
 
– Mais dans quel but ?
 
– Je ne sais…
 
– Et le nom de ce protecteur mystérieux, le connaissez-vous ?
 
– Oh ! oui, madame, dit la Goualeuse avec exaltation. Dieu merci car je puis sans cesse bénir, adorer ce nom… Mon sauveur s’appelle M. Rodolphe, madame…
 
Clémence devint pourpre.
 
– Et n’a-t-il pas d’autre nom ?… demanda-t-elle vivement à Fleur-de-Marie.
 
– Je l’ignore, madame… Dans la ferme où il m’avait envoyée, on ne le connaissait que sous le nom de M. Rodolphe.
 
– Et son âge ?
 
– Il est jeune encore, madame…
 
– Et beau ?
 
– Oh ! oui… beau, noble… comme son cœur…
 
L’accent reconnaissant, passionné de Fleur-de-Marie en prononçant ces mots, causa une impression douloureuse à Mme d’Harville.
 
Un invincible, un inexplicable pressentiment lui disait qu’il s’agissait du prince.
 
Les remarques de l’inspectrice étaient fondées, pensait Clémence… la Goualeuse aimait Rodolphe… c’était son nom qu’elle avait prononcé pendant son sommeil…
 
Dans quelles circonstances étranges le prince et cette malheureuse s’étaient-ils rencontrés ?
 
Pourquoi Rodolphe était-il allé déguisé dans la Cité ?
 
La marquise ne put résoudre ces questions.
 
Seulement elle se souvint de ce que Sarah lui avait autrefois méchamment et faussement raconté des prétendues excentricités de Rodolphe, de ses amours étranges… N’était-il pas, en effet, bizarre, qu’il eût retiré de la fange cette créature d’une ravissante beauté, d’une intelligence peu commune ?…
 
Clémence avait de nobles qualités ; mais elle était femme, et elle aimait profondément Rodolphe, quoiqu’elle fût décidée à ensevelir ce secret au plus profond de son cœur…
 
Sans réfléchir qu’il ne s’agissait sans doute que d’une de ces actions généreuses que le prince était accoutumé de faire dans l’ombre ; sans réfléchir qu’elle confondait peut-être avec l’amour un sentiment de gratitude exalté ; sans réfléchir enfin que, ce sentiment eût-il été plus tendre, Rodolphe pouvait l’ignorer, la marquise, dans un premier moment d’amertume et d’injustice, ne put s’empêcher de regarder la Goualeuse comme sa rivale.
 
Son orgueil se révolta en reconnaissant qu’elle rougissait, qu’elle souffrait malgré elle d’une rivalité si abjecte.
 
Elle reprit donc d’un ton sec, qui contrastait cruellement avec l’affectueuse bienveillance de ses premières paroles :
 
– Et comment se fait-il, mademoiselle, que votre protecteur vous laisse en prison ? Comment vous trouvez-vous ici ?
 
– Mon Dieu ! madame, dit timidement Fleur-de-Marie, frappée de ce brusque changement de langage, vous ai-je déplu en quelque chose ?…
 
– Et en quoi pouvez-vous m’avoir déplu ? demanda Mme d’Harville avec hauteur.
 
– C’est qu’il me semble… que tout à l’heure… vous me parliez avec plus de bonté, madame…
 
– En vérité, mademoiselle, ne faut-il pas que je pèse chacune de mes paroles ? Puisque je consens à m’intéresser à vous… j’ai le droit, je pense, de vous adresser certaines questions…
 
À peine ces mots étaient-ils prononcés que Clémence, pour plusieurs raisons, en regretta la dureté.
 
D’abord par un louable retour de générosité, puis parce qu’elle songea qu’en brusquant sa rivale elle n’en apprendrait rien de ce qu’elle désirait savoir.
 
En effet, la physionomie de la Goualeuse, un moment ouverte et confiante, devint tout à coup craintive.
 
De même que la sensitive, à la première atteinte, referme ses feuilles délicates et se replie sur elle-même… le cœur de Fleur-de-Marie se serra douloureusement.
 
Clémence reprit doucement, pour ne pas éveiller les soupçons de sa protégée par un revirement trop subit :
 
– En vérité, je vous le répète, je ne puis comprendre qu’ayant autant à vous louer de votre bienfaiteur, vous soyez ici prisonnière. Comment, après être sincèrement revenue au bien, avez-vous pu vous faire arrêter la nuit dans une promenade qui vous était interdite ? Tout cela, je vous l’avoue, me semble extraordinaire… Vous parlez d’un serment qui vous a jusqu’ici imposé le silence… mais ce serment même est si étrange !…
 
– J’ai dit la vérité, madame…
 
– J’en suis certaine… il n’y a qu’à vous voir, qu’à vous entendre, pour vous croire incapable de mentir ; mais ce qu’il y a d’incompréhensible dans votre situation augmente, irrite encore mon impatiente curiosité ; c’est seulement à cela que vous devez attribuer la vivacité de mes paroles de tout à l’heure. Allons… je l’avoue… j’ai eu tort ; car bien que je n’aie d’autre droit à vos confidences que mon vif désir de vous être utile, vous m’avez offert de me dire ce que vous n’avez dit à personne, et je suis très-touchée, croyez-moi, pauvre enfant, de cette preuve de votre foi dans l’intérêt que je vous porte… Aussi, je vous le promets, en gardant scrupuleusement votre secret, si vous me le confiez… je ferai mon possible pour arriver au but que vous vous proposez.
 
Grâce à ce replâtrage assez habile (qu’on nous passe cette trivialité), Mme d’Harville regagna la confiance de la Goualeuse, un moment effarouchée.
 
Fleur-de-Marie, dans sa candeur, se reprocha même d’avoir mal interprété les mots qui l’avaient blessée.
 
– Pardonnez-moi, madame, dit-elle à Clémence ; j’ai sans doute eu tort de ne pas vous dire tout de suite ce que vous désirez savoir ; mais vous m’avez demandé le nom de mon sauveur… malgré moi je n’ai pu résister au bonheur de parler de lui…
 
– Rien de mieux… cela prouve combien vous lui êtes reconnaissante. Mais par quelle circonstance avez-vous quitté les honnêtes gens chez lesquels il vous avait placée sans doute ? Est-ce à cet événement que se rapporte le serment dont vous m’avez parlé ?
 
– Oui, madame ; mais, grâce à vous, je crois maintenant pouvoir, tout en restant fidèle à ma parole, rassurer mes bienfaiteurs sur ma disparition…
 
– Voyons, ma pauvre enfant, je vous écoute.
 
– Il y a trois mois environ, M. Rodolphe m’avait placée dans une ferme située à quatre ou cinq lieues d’ici…
 
– Il vous y avait conduite… lui-même ?
 
– Oui, madame… il m’avait confiée à une dame aussi bonne que vénérable… que j’aimai bientôt comme ma mère… Elle et le curé du village, à la recommandation de M. Rodolphe, s’occupèrent de mon éducation…
 
– Et monsieur… Rodolphe venait-il souvent à la ferme ?
 
– Non, madame… il y est venu trois fois pendant le temps que j’y suis restée.
 
Clémence ne put cacher un tressaillement de joie.
 
– Et quand il venait vous voir, cela vous rendait bien heureuse… n’est-ce pas ?
 
– Oh ! oui, madame !… C’était pour moi plus que du bonheur… c’était un sentiment mêlé de reconnaissance, de respect, d’admiration et même d’un peu de crainte…
 
– De la crainte ?
 
– De lui à moi… de lui aux autres… la distance est si grande !…
 
– Mais… quel est donc son rang ?
 
– J’ignore s’il a un rang, madame.
 
– Pourtant, vous parlez de la distance qui existe entre lui… et les autres.
 
– Oh ! madame… ce qui le met au-dessus de tout le monde, c’est l’élévation de son caractère… c’est son inépuisable générosité pour ceux qui souffrent… c’est l’enthousiasme qu’il inspire à tous… Les méchants mêmes ne peuvent entendre son nom sans trembler… ils le respectent autant qu’ils le redoutent… Mais, pardon, madame, de parler encore de lui… je dois me taire… je vous donnerais une idée incomplète de celui que l’on doit se borner à adorer en silence… autant vouloir exprimer par des paroles la grandeur de Dieu.
 
– Cette comparaison…
 
– Est peut-être sacrilège, madame… Mais est-ce offenser Dieu que de lui comparer celui qui m’a donné la conscience du bien et du mal, celui qui m’a retirée de l’abîme… celui enfin à qui je dois une vie nouvelle ?
 
– Je ne vous blâme pas, mon enfant ; je comprends toutes les nobles exagérations. Mais comment avez-vous abandonné cette ferme où vous deviez vous trouver si heureuse ?
 
– Hélas !… cela n’a pas été volontairement, madame !
 
– Qui vous y a donc forcée ?
 
– Un soir, il y a quelques jours, dit Fleur-de-Marie, tremblant encore à ce récit, je me rendais au presbytère du village, lorsqu’une méchante femme, qui m’avait tourmentée pendant mon enfance… et un homme son complice… qui était embusqué avec elle dans un chemin creux, se jetèrent sur moi, et, après m’avoir bâillonnée, m’emportèrent dans un fiacre.
 
– Et dans quel but ?
 
– Je ne sais pas, madame. Mes ravisseurs obéissaient, je crois, à des personnes puissantes.
 
– Quelles furent les suites de cet enlèvement ?
 
– À peine le fiacre était-il en marche que la méchante femme, qui s’appelle la Chouette, s’écria : « J’ai du vitriol, je vais en frotter le visage de la Goualeuse pour la défigurer. »
 
– Quelle horreur !… malheureuse enfant !… Et qui vous a sauvée de ce danger ?
 
– Le complice de cette femme… un aveugle, nommé le Maître d’école.
 
– Il a pris votre défense ?
 
– Oui, madame, dans cette occasion et dans une autre encore. Cette fois une lutte s’engagea entre lui et la Chouette… Usant de sa force, le Maître d’école la força de jeter par la portière la bouteille qui contenait le vitriol. Tel est le premier service qu’il m’ait rendu, après avoir pourtant aidé à mon enlèvement… La nuit était profonde… Au bout d’une heure et demie, la voiture s’arrêta, je crois, sur la grande route qui traverse la plaine Saint-Denis ; un homme à cheval attendait à cet endroit… « – Eh bien ! dit-il, la tenez-vous enfin ? – Oui, nous la tenons ! répondit la Chouette, qui était furieuse de ce qu’on l’avait empêchée de me défigurer. Si vous voulez vous débarrasser de cette petite, il y a un bon moyen : je vais l’étendre par terre, sur la route, je lui ferai passer les roues de la voiture sur la tête… elle aura l’air d’avoir été écrasée par accident. »
 
– Mais c’est épouvantable !
 
– Hélas ! madame, la Chouette était bien capable de faire ce qu’elle disait. Heureusement l’homme à cheval lui répondit qu’il ne voulait pas qu’on me fît mal, qu’il fallait seulement me tenir pendant deux mois enfermée dans un endroit d’où je ne pourrais ni sortir ni écrire à personne. Alors la Chouette proposa de me mener chez un homme appelé Bras-Rouge, maître d’une taverne située aux Champs-Élysées. Dans cette taverne, il y avait plusieurs chambres souterraines ; l’une d’elles pourrait, disait la Chouette, me servir de prison. L’homme à cheval accepta cette proposition ; puis il me promit qu’après être restée deux mois chez Bras-Rouge, on m’assurerait un sort qui m’empêcherait de regretter la ferme de Bouqueval.
 
– Quel mystère étrange !
 
– Cet homme donna de l’argent à la Chouette, lui en promit encore lorsqu’on me retirerait de chez Bras-Rouge et partit au galop de son cheval. Notre fiacre continua sa route vers Paris. Peu de temps avant d’arriver à la barrière, le Maître d’école dit à la Chouette : « Tu veux enfermer la Goualeuse dans une des caves de Bras-Rouge ; tu sais bien qu’étant près de la rivière, ces caves sont dans l’hiver toujours submergées !… Tu veux donc la noyer ? – Oui », répondit la Chouette.
 
– Mais, mon Dieu ! qu’aviez-vous donc fait à cette horrible femme ?
 
– Rien, madame, et depuis mon enfance elle s’est toujours ainsi acharnée sur moi… Le Maître d’école lui répondit : « – Je ne veux pas qu’on noie la Goualeuse ; elle n’ira pas chez Bras-Rouge. » – La Chouette était aussi étonnée que moi, madame, d’entendre cet homme me défendre ainsi. Elle se mit alors dans une colère horrible et jura qu’elle me conduirait chez Bras-Rouge, malgré le Maître d’école. « – Je t’en prie, dit celui-ci, car je tiens la Goualeuse par le bras, je ne la lâcherai pas et je t’étranglerai si tu t’approches d’elle. – Mais que veux-tu donc en faire alors ? s’écria la Chouette, puisqu’il faut qu’elle disparaisse pendant deux mois sans qu’on sache où elle est ? – Il y a un moyen, dit le Maître d’école ; nous allons aller aux Champs-Élysées, nous ferons stationner le fiacre à quelque distance d’un corps de garde ; tu iras chercher Bras-Rouge à sa taverne ; il est minuit, tu le trouveras, tu le ramèneras, il prendra la Goualeuse et il la conduira au poste, en déclarant que c’est une fille de la Cité qu’il a trouvée rôdant autour de son cabaret. Comme les filles sont condamnées à trois mois de prison quand on les surprend aux Champs-Élysées, et que la Goualeuse est encore inscrite à la police, on l’arrêtera, on la mettra à Saint-Lazare, où elle sera aussi bien gardée et cachée que dans la cave de Bras-Rouge. – Mais, reprit la Chouette, la Goualeuse ne se laissera pas arrêter. Une fois au corps de garde, elle dira que nous l’avons enlevée, elle nous dénoncera. En supposant même qu’on l’emprisonne, elle écrira à ses protecteurs, tout sera découvert. – Non, elle ira en prison de bonne volonté, reprit le Maître d’école, et elle va jurer de ne nous dénoncer à personne tant qu’elle restera à Saint-Lazare, ni ensuite non plus ; elle me doit cela, car je l’ai empêchée d’être défigurée par toi, la Chouette, et noyée chez Bras-Rouge. Mais si, après avoir juré de ne pas parler, elle avait le malheur de le faire, nous mettrions la ferme de Bouqueval à feu et à sang. Puis, s’adressant à moi, le Maître d’école ajouta : – Décide-toi ; fais le serment que je te demande ; tu en seras quitte pour aller deux mois en prison ; sinon je t’abandonne à la Chouette, qui te mènera dans la cave de Bras-Rouge, où tu seras noyée. Voyons, dépêche-toi… Je sais que si tu fais le serment, tu le tiendras. »
 
– Et vous avez juré ?
 
– Hélas ! oui, madame, tant je craignais d’être défigurée par la Chouette ou d’être noyée par elle dans une cave… Cela me paraissait affreux… Une autre mort m’eût paru moins effrayante ; je n’aurais peut-être pas cherché à y échapper.
 
– Quelle idée sinistre, à votre âge !… dit Mme d’Harville en regardant la Goualeuse avec surprise. Une fois sortie d’ici, remise aux mains de vos bienfaiteurs, ne serez-vous pas bien heureuse ? Votre repentir n’aura-t-il pas effacé le passé ?
 
– Est-ce que le passé s’efface ? Est-ce que le passé s’oublie ? Est-ce que le repentir tue la mémoire, madame ? s’écria Fleur-de-Marie d’un ton si désespéré que Clémence tressaillit.
 
– Mais toutes les fautes se rachètent, malheureuse enfant !
 
– Et le souvenir de la souillure… madame, ne devient-il pas de plus en plus terrible à mesure que l’âme s’épure, à mesure que l’esprit s’élève ! Hélas ! plus vous montez, plus l’abîme dont vous sortez vous paraît profond.
 
– Ainsi, vous renoncez à tout espoir de réhabilitation, de pardon ?
 
– De la part des autres… non, madame ; vos bontés prouvent que l’indulgence ne manque jamais aux remords.
 
– Vous serez donc la seule impitoyable envers vous ?
 
– Les autres pourront ignorer, pardonner, oublier ce que j’ai été… Moi, madame, je ne pourrai jamais l’oublier…
 
– Et quelquefois vous désirez mourir ?
 
– Quelquefois ! dit la Goualeuse en souriant avec amertume. Puis elle reprit, après un moment de silence : Quelquefois… oui, madame.
 
– Pourtant, vous craigniez d’être défigurée par cette horrible femme ; vous teniez donc à votre beauté, pauvre petite ? Cela annonce que la vie a encore quelque attrait pour vous. Courage donc, courage !…
 
– C’est peut-être une faiblesse de penser cela ; mais si j’étais belle, comme vous le dites, madame, je voudrais mourir belle en prononçant le nom de mon bienfaiteur…
 
Les yeux de Mme d’Harville se remplirent de larmes.
 
Fleur-de-Marie avait dit ces derniers mots si simplement ; ses traits angéliques, pâles, abattus, son douloureux sourire, étaient tellement d’accord avec ses paroles, qu’on ne pouvait douter de la réalité de son funeste désir.
 
Mme d’Harville était douée de trop de délicatesse pour ne pas sentir ce qu’il y avait d’inexorable, de fatal dans cette pensée de la Goualeuse :
 
« Je n’oublierai jamais ce que j’ai été… »
 
Idée fixe, incessante, qui devait dominer, torturer la vie de Fleur-de-Marie.
 
Clémence, honteuse d’avoir un instant méconnu la générosité toujours si désintéressée du prince, regrettait aussi de s’être laissé entraîner à un mouvement de jalousie absurde contre la Goualeuse, qui exprimait avec une naïve exaltation sa reconnaissance envers son protecteur.
 
Chose étrange, l’admiration que cette pauvre prisonnière ressentait si vivement pour Rodolphe augmentait peut-être encore l’amour profond que Clémence devait toujours lui cacher.
 
Elle reprit, pour fuir ces pensées :
 
– J’espère qu’à l’avenir vous serez moins sévère pour vous-même. Mais parlons de votre serment ; maintenant je m’explique votre silence. Vous n’avez pas voulu dénoncer ces misérables ?
 
– Quoique le Maître d’école eût pris part à mon enlèvement, il m’avait deux fois défendue… j’aurais craint d’être ingrate envers lui.
 
– Et vous vous êtes prêtée aux desseins de ces montres ?
 
– Oui, madame… j’étais si effrayée ! La Chouette alla chercher Bras-Rouge ; il me conduisit au corps de garde, disant qu’il m’avait trouvée rôdant autour de son cabaret ; je ne l’ai pas nié, on m’a arrêtée et l’on m’a conduite ici.
 
– Mais vos amis de la ferme doivent être en proie à une inquiétude mortelle ?
 
– Hélas madame, dans mon premier mouvement d’épouvante, je n’avais pas réfléchi que mon serment m’empêcherait de les rassurer… Maintenant cela me désole… Mais je crois, n’est-ce pas ? que, sans manquer à ma parole, je puis vous prier d’écrire à Mme Georges, à la ferme de Bouqueval, de n’avoir aucune inquiétude à mon égard, sans lui apprendre pourtant où je suis, car j’ai promis de le taire…
 
– Mon enfant, ces précautions deviendront inutiles si, à ma recommandation, on vous fait grâce. Demain vous retournerez à la ferme, sans avoir trahi pour cela votre serment ; plus tard vous consulterez vos bienfaiteurs pour savoir jusqu’à quel point vous engage cette promesse arrachée par la menace.
 
– Vous croyez, madame… que, grâce à vos bontés… je puis espérer de sortir bientôt d’ici ?
 
– Vous méritez tant d’intérêt que je réussirai, j’en suis sûre ; et je ne doute pas qu’après-demain vous ne puissiez aller vous-même rassurer vos bienfaiteurs…
 
– Mon Dieu, madame, comment ai-je pu mériter tant de bontés de votre part ? Comment les reconnaître ?…
 
– En continuant de vous conduire comme vous faites. Je regrette seulement de ne pouvoir rien faire pour votre avenir ; c’est un bonheur que vos amis se sont réservé…
 
Mme Armand entra tout à coup d’un air consterné.
 
– Madame la marquise, dit-elle à Clémence avec hésitation, je suis désolée du message que j’ai à remplir auprès de vous.
 
– Que voulez-vous dire, madame ?…
 
– M. le duc de Lucenay est en bas… il vient de chez vous, madame…
 
– Mon Dieu, vous m’effrayez ; qu’y a-t-il ?
 
– Je l’ignore, madame ; mais M. de Lucenay est chargé pour vous, dit-il, d’une nouvelle… aussi triste qu’imprévue… Il a appris chez Mme la duchesse, sa femme, que vous étiez ici, et il est venu en toute hâte…
 
– Une triste nouvelle !… se dit Mme d’Harville. Puis, tout à coup, elle s’écria avec un accent déchirant : Ma fille… ma fille… peut-être !… Oh ! parlez, madame !…
 
– J’ignore, madame…
 
– Oh ! de grâce, de grâce, madame, conduisez-moi auprès de M. de Lucenay ! s’écria Mme d’Harville en sortant, tout éperdue, suivie de Mme Armand.
 
– Pauvre mère ! dit tristement la Goualeuse en suivant Clémence du regard. Oh ! non… c’est impossible !… Au moment même où elle vient de se montrer si bienveillante pour moi, un tel coup la frapper !… Non, non, encore une fois, c’est impossible.