Les Mystères de Paris

| 6.01 - Le pirate d'eau douce

 

 

 

I

Le pirate d’eau douce


Après quelques moments de silence, la veuve du supplicié dit à sa fille :
 
– Va chercher du bois ; cette nuit, nous rangerons le bûcher… au retour de Nicolas et de Martial.
 
– De Martial ? Vous voulez donc lui dire aussi que…
 
– Du bois, reprit la veuve en interrompant brusquement sa fille. Celle-ci, habituée à subir cette volonté de fer, alluma une lanterne et sortit.
 
Au moment où elle ouvrit la porte, on vit au-dehors la nuit noire, on entendit le craquement des hauts peupliers agités par le vent, le cliquetis des chaînes de bateaux, les sifflements de la bise, le mugissement de la rivière.
 
Ces bruits étaient profondément tristes.
 
Pendant la scène précédente, Amandine, péniblement émue du sort de François, qu’elle aimait tendrement, n’avait osé ni lever les yeux, ni essuyer ses pleurs, qui tombaient goutte à goutte sur ses genoux. Ses sanglots contenus la suffoquaient, elle tâchait de réprimer jusqu’aux battements de son cœur palpitant de crainte.
 
Les larmes obscurcissaient sa vue. En se hâtant de démarquer la chemise qu’on lui avait donnée, elle s’était blessée à la main avec ses ciseaux ; la piqûre saignait beaucoup, mais la pauvre enfant songeait moins à sa douleur qu’à la punition qui l’attendait pour avoir taché de son sang cette pièce de linge. Heureusement, la veuve, absorbée dans une réflexion profonde, ne s’aperçut de rien.
 
Calebasse rentra portant un panier rempli de bois. Au regard de sa mère, elle répondit par un signe de tête affirmatif.
 
Cela voulait dire qu’en effet le pied du mort sortait de terre…
 
La veuve pinça ses lèvres et continua de travailler, seulement elle parut manier plus précipitamment son aiguille.
 
Calebasse ranima le feu, surveilla l’ébullition de la marmite qui cuisait au coin du foyer, puis se rassit auprès de sa mère.
 
– Nicolas n’arrive pas ! lui dit-elle. Pourvu que la vieille femme de ce matin, en lui donnant un rendez-vous avec un bourgeois de la part de Bradamanti, ne l’ait pas mis dans une mauvaise affaire… Elle avait l’air si en dessous ! Elle n’a voulu ni s’expliquer, ni dire son nom, ni d’où elle venait.
 
La veuve haussa les épaules.
 
– Vous croyez qu’il n’y a pas de danger pour Nicolas, ma mère ? Après tout, vous avez peut-être raison… La vieille lui demandait de se trouver à sept heures du soir quai de Billy, en face la gare, et là d’attendre un homme qui voulait lui parler et qui lui dirait Bradamanti pour mot de passe. Au fait, ça n’est pas bien périlleux. Si Nicolas s’attarde, c’est qu’il aura peut-être trouvé quelque chose en route, comme avant-hier ce linge-là, qu’il a grinchi[1]sur un bateau de blanchisseuse. Et elle montra une des pièces que démarquait Amandine ; puis, s’adressant à l’enfant : Qu’est-ce que ça veut dire, grinchir ?
 
– Ça veut dire… prendre…, répondit l’enfant sans lever les yeux.
 
– Ça veut dire voler, petite sotte ; entends-tu ?… Voler…
 
– Oui, ma sœur…
 
– Et quand on sait bien grinchir comme Nicolas, il y a toujours quelque chose à gagner… Le linge qu’il a volé hier nous a remontés et ne nous coûtera que la façon du démarquage, n’est-ce pas… ma mère ? ajouta Calebasse avec un éclat de rire qui laissa voir des dents déchaussées et jaunes comme son teint.
 
La veuve resta froide à cette plaisanterie.
 
– À propos de remonter notre ménage gratis, reprit Calebasse, nous pourrons peut-être nous fournir à une autre boutique. Vous savez bien qu’un vieux homme est venu habiter, depuis quelques jours, la maison de campagne de M. Griffon, le médecin de l’hospice de Paris ; cette maison isolée à cent pas du bord de l’eau, en face du four à plâtre ?
 
La veuve baissa la tête.
 
– Nicolas disait hier que maintenant il y aurait peut-être là un bon coup à faire, reprit Calebasse. Et moi je sais depuis ce matin qu’il y a là du butin pour sûr ; il faudra envoyer Amandine flâner autour de la maison, on n’y fera pas attention ; elle aura l’air de jouer, regardera bien partout et viendra nous rapporter ce qu’elle aura vu. Entends-tu ce que je te dis ? ajouta durement Calebasse en s’adressant à Amandine.
 
– Oui, ma sœur, j’irai, répondit l’enfant en tremblant.
 
– Tu dis toujours : « Je ferai » et tu ne fais pas, sournoise ! La fois où je t’avais commandé de prendre cent sous dans le comptoir de l’épicier d’Asnières pendant que je l’occupais d’un autre côté de sa boutique, c’était facile : on ne se défie pas d’un enfant. Pourquoi ne m’as-tu pas obéi ?
 
– Ma sœur… le cœur m’a manqué… je n’ai pas osé…
 
– L’autre jour tu as bien osé voler un mouchoir dans la balle du colporteur, pendant qu’il vendait dans le cabaret. S’est-il aperçu de quelque chose, imbécile ?
 
– Ma sœur, vous m’y avez forcée… le mouchoir était pour vous ; et puis ce n’était pas de l’argent…
 
– Qu’est-ce que ça fait ?
 
– Dame !… prendre un mouchoir, ça n’est pas si mal que de prendre de l’argent.
 
– Ma parole d’honneur ! c’est Martial qui t’apprend ces vertucheries-là, n’est-ce pas ? reprit Calebasse avec ironie ; tu vas tout lui rapporter, petite moucharde ; crois-tu que nous ayons peur qu’il nous mange, ton Martial ?… Puis, s’adressant à la veuve, Calebasse ajouta : Vois-tu, ma mère, ça finira mal pour lui… Il veut faire la loi ici. Nicolas est furieux contre lui, moi aussi. Il excite Amandine et François contre nous, contre toi… Est-ce que ça peut durer ?…
 
– Non…, dit la mère d’un ton bref et dur.
 
– C’est surtout depuis que sa Louve est à Saint-Lazare qu’il est comme un déchaîné après tout le monde… Est-ce que c’est notre faute, à nous, si elle est en prison… sa maîtresse ? Une fois sortie, elle n’a qu’à venir ici… et je la servirai… bonne mesure… quoiqu’elle fasse la méchante…
 
La veuve, après un moment de réflexion, dit à sa fille :
 
– Tu crois qu’il y a un coup à faire sur ce vieux qui habite la maison du médecin ?
 
– Oui, ma mère…
 
– Il a l’air d’un mendiant !
 
– Ça n’empêche pas que c’est un noble.
 
– Un noble ?
 
– Oui, et qu’il ait de l’or dans sa bourse, quoiqu’il aille à Paris à pied tous les jours, et qu’il revienne de même, avec son gros bâton pour toute voiture.
 
– Qu’en sais-tu s’il a de l’or ?
 
– Tantôt j’ai été au bureau de poste d’Asnières pour voir s’il n’y avait pas de lettre de Toulon…
 
À ces mots qui lui rappelaient le séjour de son fils au bagne, la veuve du supplicié fronça ses sourcils et étouffa un soupir.
 
Calebasse continua :
 
– J’attendais mon tour, quand le vieux qui loge chez le médecin est entré ; je l’ai tout de suite reconnu à sa barbe blanche comme ses cheveux, à sa face couleur de buis, et à ses sourcils noirs. Il n’a pas l’air facile… Malgré son âge, ça doit être un vieux déterminé… Il a dit à la buraliste : « Avez-vous des lettres d’Angers pour M. le comte de Saint-Remy ? – Oui, a-t-elle répondu, en voilà une. – C’est pour moi, a-t-il dit ; voilà mon passeport. » Pendant que la buraliste l’examinait, le vieux, pour payer le port, a tiré sa bourse de soie verte. À un bout j’ai vu de l’or reluire à travers les mailles ; il y en avait gros comme un œuf… au moins quarante ou cinquante louis ! s’écria Calebasse, les yeux brillants de convoitise… et pourtant il est mis comme un gueux. C’est un de ces vieux avares farcis de trésors… Allez, ma mère ! nous savons son nom, ça pourra peut-être servir… pour s’introduire chez lui quand Amandine nous aura dit s’il a des domestiques.
 
Des aboiements violents interrompirent Calebasse.
 
– Ah ! les chiens crient, dit-elle ; ils entendent un bateau. C’est Martial ou Nicolas…
 
Au nom de Martial, les traits d’Amandine exprimèrent une joie contrainte.
 
Après quelques minutes d’attente, pendant lesquelles elle fixait un œil impatient et inquiet sur la porte, l’enfant vit, à son grand regret, entrer Nicolas, le futur complice de Barbillon.
 
La physionomie de Nicolas Martial était à la fois ignoble et féroce ; petit, grêle, chétif, on ne concevait pas qu’il pût exercer son dangereux et criminel métier. Malheureusement une sauvage énergie morale suppléait chez ce misérable à la force physique qui lui manquait.
 
Par-dessus son bourgeron bleu, Nicolas portait une sorte de casaque sans manches, faite d’une peau de bouc à longs poils bruns ; en entrant il jeta par terre un saumon de cuivre qu’il avait péniblement apporté sur son épaule.
 
– Bonne nuit et bon butin, la mère ! s’écria-t-il d’une voix creuse et enrouée, après s’être débarrassé de son fardeau ; il y a encore trois saumons pareils dans mon bachot, un paquet de hardes et une caisse remplie de je ne sais quoi ; car je ne me suis pas amusé à l’ouvrir. Peut-être que je suis volé… on verra !
 
– Et l’homme du quai de Billy ? demanda Calebasse pendant que la veuve regardait silencieusement son fils.
 
Celui-ci, pour toute réponse, plongea sa main dans la poche de son pantalon et, la secouant, y fit bruire un grand nombre de pièces d’argent.
 
– Tu lui as pris tout ça ?… s’écria Calebasse.
 
– Non, il a aboulé de lui-même deux cents francs ; et il en aboulera encore huit cents quand j’aurai… mais suffit !… D’abord déchargeons mon bachot, nous jaserons après… Martial n’est pas ici ?
 
– Non, dit la sœur.
 
– Tant mieux ! Nous serrerons le butin sans lui… Autant qu’il ne sache pas…
 
– Tu as peur de lui, poltron ? dit aigrement Calebasse.
 
– Peur de lui ?… moi !… (Il haussa les épaules.) J’ai peur qu’il ne nous vende… voilà tout. Quant à le craindre… Coupe-sifflet[2]a la langue trop bien affilée !…
 
– Oh ! quand il n’est pas là… tu fanfaronnes… mais qu’il arrive, ça te clôt le bec.
 
Nicolas parut insensible à ce reproche et dit :
 
– Allons, vite ! vite !… Au bateau… Où est donc François, la mère ? Il nous aiderait.
 
– Ma mère l’a enfermé là-haut après l’avoir rincé ; il se couchera sans souper, dit Calebasse.
 
– Bon ; mais qu’il vienne tout de même aider à décharger le bachot, n’est-ce pas, la mère ? Moi, lui et Calebasse, en une tournée nous rentrerons tout ici…
 
La veuve leva le doigt au plafond. Calebasse comprit et monta chercher François.
 
Le sombre visage de la mère Martial s’était quelque peu déridé depuis l’arrivée de Nicolas ; elle l’aimait plus que Calebasse, moins encore cependant que son fils de Toulon, comme elle disait… car l’amour maternel de cette farouche créature s’élevait en proportion de la criminalité des siens.
 
Cette préférence perverse explique suffisamment l’éloignement de la veuve pour ses deux jeunes enfants qui n’annonçaient pas de dispositions mauvaises, et sa haine profonde pour Martial, son fils aîné, qui, sans mener une vie irréprochable, pouvait passer pour un très-honnête homme si on le comparait à Nicolas, à Calebasse et à son frère le forçat de Toulon.
 
– Où as-tu picoré cette nuit ? dit la veuve à Nicolas.
 
– En m’en retournant du quai de Billy, où j’ai rencontré le bourgeois avec qui j’avais rendez-vous pour ce soir, j’ai reluqué, près du pont des Invalides, une galiote amarrée au quai. Il faisait noir ; j’ai dit : « Pas de lumière dans la cabine… les mariniers sont à terre… J’aborde… Si je trouve un curieux, je demande un bout de corde, censé pour reficeler ma rame… » J’entre dans la cabine… personne… Alors j’y rafle ce que je peux, des hardes, une grande caisse et, sur le pont, quatre saumons de cuivre ; car j’ai fait deux tournées, la galiote était chargée de cuivre et de fer. Mais voilà François et Calebasse : vite au bachot !… Allons, file aussi, toi, eh !… Amandine, tu porteras les hardes… Avant de chasser… faut rapporter…
 
Restée seule, la veuve s’occupa des préparatifs du souper de la famille, plaça sur la table des verres, des bouteilles, des assiettes de faïence et des couverts d’argent.
 
Au moment où elle terminait ses apprêts, ses enfants rentrèrent pesamment chargés.
 
Le poids de deux saumons de cuivre qu’il portait sur ses épaules semblait écraser le petit François ; Amandine disparaissait à moitié sous le monceau de hardes volées qu’elle tenait sur sa tête ; enfin Nicolas, aidé de Calebasse, apportait une caisse de bois blanc, sur laquelle il avait placé le quatrième saumon de cuivre.
 
– La caisse, la caisse !… Éventrons-la, la caisse ! s’écria Calebasse avec une sauvage impatience.
 
Les saumons de cuivre furent jetés sur le sol.
 
Nicolas s’arma du fer épais de la hachette qu’il portait à sa ceinture et l’introduisit sous le couvercle de la caisse, placée au milieu de la cuisine, afin de le soulever.
 
La lueur rougeâtre et vacillante du foyer éclairait cette scène de pillage ; au-dehors, les sifflements du vent redoublaient de violence.
 
Nicolas, vêtu de sa peau de bouc, accroupi devant le coffre, tâchait de le briser, et proférait d’horribles blasphèmes en voyant l’épais couvercle résister à de vigoureuses pesées.
 
Les yeux enflammés de cupidité, les joues colorées par l’emportement de la rapine, Calebasse, agenouillée sur la caisse, y faisait porter tout le poids de son corps, afin de donner un point d’appui plus fixe à l’action du levier de Nicolas.
 
La veuve, séparée de ce groupe par la largeur de la table, où elle allongeait sa grande taille, se penchait aussi vers l’objet volé, le regard étincelant d’une fiévreuse convoitise.
 
Enfin, chose cruelle et malheureusement trop humaine ! les deux enfants, dont les bons instincts naturels avaient souvent triomphé de l’influence maudite de cette abominable corruption domestique ; les deux enfants, oubliant leurs scrupules et leurs craintes, cédaient à l’attrait d’une curiosité fatale…
 
Serrés l’un contre l’autre, l’œil brillant, la respiration oppressée, François et Amandine n’étaient pas les moins empressés de connaître le contenu du coffre, ni les moins irrités des lenteurs de l’effraction de Nicolas.
 
Enfin le couvercle sauta en éclats.
 
– Ah !… s’écria la famille d’une seule voix, haletante et joyeuse.
 
Et tous, depuis la mère jusqu’à la petite fille, s’abattirent et se précipitèrent avec une ardeur sauvage sur la caisse effondrée. Sans doute expédiée de Paris à un marchand de nouveautés d’un bourg riverain, elle contenait une grande quantité de pièces d’étoffe à l’usage des femmes.
 
– Nicolas n’est pas volé ! s’écria Calebasse en déroulant une pièce de mousseline de laine.
 
– Non, répondit le brigand en déployant à son tour un paquet de foulards, j’ai fait mes frais…
 
– De la levantine… ça se vendra comme du pain…, dit la veuve en puisant à son tour dans la caisse.
 
– La receleuse de Bras-Rouge, qui demeure rue du Temple, achètera les étoffes, ajouta Nicolas ; et le père Micou, le logeur en garni du quartier Saint-Honoré, s’arrangera du rouget[3].
 
– Amandine, dit tout bas François à sa petite sœur, comme ça ferait une jolie cravate, un de ces beaux mouchoirs de soie… que Nicolas tient à la main !…
 
– Ça ferait aussi une bien jolie marmotte, répondit l’enfant avec admiration.
 
– Faut avouer que tu as eu de la chance de monter sur cette galiote, Nicolas, dit Calebasse. Tiens, fameux !… Maintenant, voilà des châles… il y en a trois… vraie bourre de soie… Vois donc, ma mère !…
 
– La mère Burette donnera au moins cinq cents francs du tout, dit la veuve après un mûr examen.
 
– Alors ça doit valoir au moins quinze cents francs, dit Nicolas ; mais, comme on dit, tout receleur… tout voleur. Bah ! tant pis, je ne sais pas chicaner… je serai encore assez colas cette fois-ci pour en passer par où la mère Burette voudra et le père Micou aussi ; mais lui, c’est un ami.
 
– C’est égal, il est voleur comme les autres, le vieux revendeur de ferraille ; mais ces canailles de receleurs savent qu’on a besoin d’eux, reprit Calebasse en se drapant dans un des châles, et ils en abusent !
 
– Il n’y a plus rien, dit Nicolas, en arrivant au fond de la caisse.
 
– Maintenant il faut tout resserrer, dit la veuve.
 
– Moi, je garde ce châle-là, reprit Calebasse.
 
– Tu gardes… tu gardes…, s’écria brusquement Nicolas, tu le garderas… si je te le donne… Tu prends toujours… toi… madame Pas-Gênée…
 
– Tiens !… et toi donc, tu t’en prives… de prendre !
 
– Moi… je grinche en risquant ma peau ; c’est pas toi qui aurais été enflaquée si on m’avait pincé sur la galiote…
 
– Eh bien ! le voilà, ton châle, je m’en moque pas mal ! dit aigrement Calebasse en le rejetant dans la caisse.
 
– C’est pas à cause du châle… que je parle ; je ne suis pas assez chiche pour lésiner sur un châle : un de plus ou un de moins, la mère Burette ne changera pas son prix ; elle achète en bloc, reprit Nicolas. Mais, au lieu de dire que tu prends ce châle, tu peux me demander que je te le donne… Allons, voyons, garde-le… Garde-le… je te dis… ou sinon je l’envoie au feu pour faire bouillir la marmite.
 
Ces paroles calmèrent la mauvaise humeur de Calebasse ; elle prit le châle sans rancune.
 
Nicolas était sans doute en veine de générosité, car, déchirant avec ses dents le chef d’une des pièces de soierie, il en détacha deux foulards et les jeta à Amandine et à François, qui n’avaient pas cessé de contempler cette étoffe avec envie.
 
– Voilà pour vous, gamins ! Cette bouchée-là vous mettra en goût de grinchir. L’appétit vient en mangeant. Maintenant allez vous coucher… j’ai à jaser avec la mère ; on vous portera à souper là-haut.
 
Les deux enfants battirent joyeusement des mains et agitèrent triomphalement les foulards volés qu’on venait de leur donner.
 
– Eh bien ! petits bêtas, dit Calebasse, écouterez-vous encore Martial ? Est-ce qu’il vous a jamais donné des beaux foulards comme ça, lui ?
 
François et Amandine se regardèrent, puis ils baissèrent la tête sans répondre.
 
– Parlez donc, reprit durement Calebasse ; est-ce qu’il vous a jamais fait des cadeaux, Martial ?
 
– Dame !… non… il ne nous en a jamais fait, dit François en regardant son mouchoir de soie rouge avec bonheur.
 
Amandine ajouta bien bas :
 
– Notre frère Martial ne nous fait pas de cadeaux… parce qu’il n’a pas de quoi…
 
– S’il volait, il aurait de quoi, dit durement Nicolas ; n’est-ce pas, François ?
 
– Oui, mon frère, répondit François. Puis il ajouta : Oh le beau foulard !… Quelle jolie cravate pour le dimanche !
 
– Et moi, quelle belle marmotte ! reprit Amandine.
 
– Sans compter que les enfants du chaufournier du four à plâtre rageront joliment en vous voyant passer, dit Calebasse ; et elle examina les traits des enfants pour voir s’ils comprendraient la méchante portée de ces paroles. L’abominable créature appelait la vanité à son aide pour étouffer les derniers scrupules de ces malheureux. – Les enfants du chaufournier, reprit-elle, auront l’air de mendiants, ils en crèveront de jalousie ; car vous autres, avec vos beaux mouchoirs de soie, vous aurez l’air de petits bourgeois !
 
– Tiens ! c’est vrai, reprit François ; alors je suis bien plus content de ma belle cravate, puisque les petits chaufourniers rageront de ne pas en avoir une pareille… N’est-ce pas, Amandine ?
 
– Moi, je suis contente d’avoir ma belle marmotte… voilà tout.
 
– Aussi, toi, tu ne seras jamais qu’une colasse ! dit dédaigneusement Calebasse.
 
Puis, prenant sur la table du pain et un morceau de fromage, elle les donna aux enfants et leur dit :
 
– Montez vous coucher… Voilà une lanterne, prenez garde au feu, et éteignez-la avant de vous endormir.
 
– Ah çà ! ajouta Nicolas, rappelez-vous bien que si vous avez le malheur de parler à Martial de la caisse, des saumons de cuivre et des hardes, vous aurez une danse que le feu y prendra ; sans compter que je vous retirerai les foulards.
 
Après le départ des enfants, Nicolas et sa sœur enfouirent les hardes, la caisse d’étoffes et les saumons de cuivre au fond d’un petit caveau surbaissé de quelques marches, qui s’ouvrait dans la cuisine, non loin de la cheminée.
 
– Ah çà ! la mère… à boire et du chenu !… s’écria le bandit ; du cacheté, de l’eau-de-vie !… J’ai bien gagné ma journée… Sers le souper, Calebasse ; Martial rongera nos os, c’est bon pour lui… Jasons maintenant du bourgeois du quai de Billy, car demain ou après-demain il faut que ça chauffe, si je veux empocher l’argent qu’il a promis… Je vas te conter ça, la mère… Mais à boire, tonnerre ! ! ! à boire… C’est moi qui régale !
 
Et Nicolas fit de nouveau bruire les pièces de cent sous qu’il avait dans sa poche ; puis, jetant au loin sa peau de bouc, son bonnet de laine noire, il s’assit à table devant un énorme plat de ragoût de mouton, un morceau de veau froid et une salade.
 
Lorsque Calebasse eut apporté du vin et de l’eau-de-vie, la veuve, toujours impassible et sombre, s’assit d’un côté de la table, ayant Nicolas à sa droite, sa fille à sa gauche ; en face d’elle étaient les places inoccupées de Martial et des deux enfants.
 
Le bandit tira de sa poche un large et long couteau catalan à manche de corne, à lame aiguë. Contemplant cette arme meurtrière avec une sorte de satisfaction féroce, il dit à la veuve :
 
Coupe-sifflet tranche toujours bien !… Passez-moi le pain, la mère !…
 
– À propos de couteau, dit Calebasse, François s’est aperçu de la chose dans le bûcher.
 
– De quoi ? dit Nicolas sans la comprendre.
 
– Il a vu un des pieds…
 
– De l’homme ? s’écria, Nicolas.
 
– Oui, dit la veuve en mettant une tranche de viande dans l’assiette de son fils.
 
– C’est drôle !… La fosse était pourtant bien profonde, dit le brigand, mais depuis le temps… la terre aura tassé…
 
– Il faudra cette nuit jeter tout à la rivière, dit la veuve.
 
– C’est plus sûr, répondit Nicolas.
 
– On y attachera un pavé avec un brin de vieille chaîne de bateau, dit Calebasse.
 
– Pas si bête !… répondit Nicolas en se versant à boire ; puis, s’adressant à la veuve, tenant la bouteille haute : Voyons, trinquez avec nous, ça vous égaiera, la mère !
 
La veuve secoua la tête, recula son verre et dit à son fils :
 
– Et l’homme du quai de Billy ?
 
– Voilà la chose…, dit Nicolas, sans s’interrompre de manger et de boire. En arrivant à la gare, j’ai attaché mon bachot et j’ai monté au quai ; sept heures sonnaient à la boulangerie militaire de Chaillot, on ne s’y voyait pas à quatre pas. Je me promenais le long du parapet depuis un quart d’heure, lorsque j’entends marcher doucement derrière moi ; je ralentis ; un homme embaluchonné dans un manteau s’approche de moi en toussant ; je m’arrête, il s’arrête… Tout ce que je sais de sa figure, c’est que son manteau lui cachait le nez, et son chapeau les yeux.
 
(Nous rappellerons au lecteur que ce personnage mystérieux était Jacques Ferrand le notaire, qui, voulant se défaire de Fleur-de-Marie, avait, le matin même, dépêché Mme Séraphin chez les Martial, dont il espérait faire les instruments de son nouveau crime.)
 
« – Bradamanti, me dit le bourgeois, reprit Nicolas ; c’était le mot de passe convenu avec la vieille pour me reconnaître avec le particulier.
 
« – Ravageur, que je lui réponds, comme c’était encore convenu.
 
« – Vous vous appelez Martial ? me dit-il.
 
« – Oui, bourgeois.
 
« – Il est venu ce matin une femme à votre île ; que vous a-t-elle dit ?
 
« – Que vous aviez à me parler de la part de M. Bradamanti.
 
« – Voulez-vous gagner de l’argent ?
 
« – Oui, bourgeois, beaucoup.
 
« – Vous avez un bateau ?
 
« – Nous en avons quatre, bourgeois, c’est notre partie : bachoteurs et ravageurs de père en fils, à votre service.
 
« – Voilà ce qu’il faudrait faire… si vous n’avez pas peur…
 
« – Peur… de quoi, bourgeois ?
 
« – De voir quelqu’un se noyer par accident… seulement il s’agirait d’aider à l’accident… Comprenez-vous ?
 
« – Ah çà ! bourgeois, faut donc faire boire un particulier à même la Seine comme par hasard ? Ça me va… Mais, comme c’est un fricot délicat, ça coûte cher d’assaisonnement…
 
« – Combien… pour deux ?…
 
« – Pour deux… il y aura deux personnes à mettre au court-bouillon dans la rivière ?
 
« – Oui…
 
« – Cinq cents francs par tête, bourgeois… c’est pas cher !
 
« – Va pour mille francs…
 
« – Payés d’avance, bourgeois.
 
« – Deux cents francs d’avance, le reste après…
 
« – Vous vous défiez de moi, bourgeois ?
 
« – Non ; vous pouvez empocher mes deux cents francs sans remplir nos conventions.
 
« – Et vous, bourgeois, une fois le coup fait, quand je vous demanderai les huit cents francs, vous pouvez me répondre : Merci, je sors d’en prendre !
 
« – C’est une chance, ça vous convient-il, oui ou non ? Deux cents francs comptant, et après-demain soir, ici à neuf heures, je vous remettrai huit cents francs.
 
« – Et qui vous dira que j’aurai fait boire les deux personnes ?
 
« – Je le saurai… ça me regarde… Est-ce dit ?
 
« – C’est dit, bourgeois.
 
« – Voilà deux cents francs… Maintenant, écoutez-moi : vous reconnaîtrez bien la vieille femme qui est allée vous trouver ce matin ?
 
« – Oui, bourgeois.
 
« – Demain ou après-demain au plus tard, vous la verrez venir, vers les quatre heures du soir, sur la rive en face de votre île, avec une jeune fille blonde, la vieille vous fera un signal en agitant un mouchoir.
 
« – Oui, bourgeois.
 
« – Combien faut-il de temps pour aller de la rive à votre île ?
 
« – Vingt bonnes minutes.
 
« – Vos bateaux sont à fond plat ?
 
« – Plat comme la main, bourgeois.
 
« – Vous pratiquerez adroitement une sorte de large soupape dans le fond de l’un de ces bateaux, afin de pouvoir, en ouvrant cette soupape, le faire couler à volonté en un clin d’œil… Comprenez-vous ?
 
« – Très-bien, bourgeois ; vous êtes malin ! J’ai justement un vieux bateau à moitié pourri ; je voulais le déchirer… il sera bon pour ce dernier voyage.
 
« – Vous partez donc de votre île avec ce bateau à soupape ; un bon bateau vous suit, conduit par quelqu’un de votre famille. Vous abordez, vous prenez la vieille femme et la jeune fille blonde à bord du bateau troué, et vous regagnez votre île : mais, à une distance raisonnable du rivage, vous feignez de vous baisser pour raccommoder quelque chose, vous ouvrez la soupape et vous sautez lestement dans l’autre bateau, pendant que la vieille femme et la jeune fille blonde…
 
« – Boivent à la même tasse… ça y est, bourgeois !
 
« – Mais êtes-vous sûr de n’être pas dérangé ? S’il venait des pratiques dans votre cabaret ?
 
« – Il n’y a pas de crainte, bourgeois. À cette heure-là, et en hiver surtout, il n’en vient jamais… c’est notre morte-saison ; et il en viendrait, qu’ils ne seraient pas gênants, au contraire… c’est tous des amis connus.
 
« – Très-bien ! D’ailleurs vous ne vous compromettez en rien : le bateau sera censé couler par vétusté, et la vieille femme qui vous aura amené la jeune fille disparaîtra avec elle. Enfin, pour bien vous assurer que toutes deux seront noyées (toujours par accident), vous pourrez, si elles revenaient sur l’eau ou si elles s’accrochaient au bateau, avoir l’air de faire tous vos efforts pour les secourir, et…
 
« – Et les aider… à replonger. Bien, bourgeois !
 
« – Il faudra même que la promenade se fasse après le soleil couché, afin que la nuit soit noire lorsqu’elles tomberont à l’eau.
 
« – Non, bourgeois ; car si on n’y voit pas clair, comment saura-t-on si les deux femmes ont bu leur soûl, ou si elles en veulent encore ?
 
« – C’est juste… Alors l’accident aura lieu avant le coucher du soleil.
 
« – À la bonne heure, bourgeois. Mais la vieille ne se doutera de rien ?
 
« – Non. En arrivant elle vous dira à l’oreille : « Il faut noyer la petite ; un peu avant de faire enfoncer le bateau, faites-moi signe pour que je sois prête à me sauver avec vous. » Vous répondrez à la vieille de manière à éloigner ses soupçons.
 
« – De façon qu’elle croira mener la petite blonde boire…
 
« – Et qu’elle boira avec la petite blonde.
 
« – C’est crânement arrangé, bourgeois.
 
« – Et surtout que la vieille ne se doute de rien !
 
« – Calmez-vous, bourgeois, elle avalera ça doux comme miel.
 
« – Allons, bonne chance, mon garçon ! Si je suis content, peut-être je vous emploierai encore.
 
« – À votre service, bourgeois ! »
 
« Là-dessus, dit le brigand en terminant sa narration, j’ai quitté l’homme au manteau, j’ai regagné mon bateau et, en passant devant la galiote, j’ai raflé le butin de tout à l’heure.
 
On voit, par le récit de Nicolas, que le notaire voulait, au moyen d’un double crime, se débarrasser à la fois de Fleur-de-Marie et de Mme Séraphin, en faisant tomber celle-ci dans le piège qu’elle croyait seulement tendu à la Goualeuse.
 
Avons-nous besoin de répéter que, craignant à juste titre que la Chouette n’apprît, d’un moment à l’autre, à Fleur-de-Marie qu’elle avait été abandonnée par Mme Séraphin, Jacques Ferrand se croyait un puissant intérêt à faire disparaître cette jeune fille, dont les réclamations auraient pu le frapper mortellement et dans sa fortune et dans sa réputation ?
 
Quant à Mme Séraphin, le notaire, en la sacrifiant, se défaisait de l’un des deux complices (Bradamanti était l’autre) qui pouvaient le perdre en se perdant eux-mêmes, il est vrai ; mais Jacques Ferrand croyait ses secrets mieux gardés par la tombe que par l’intérêt personnel.
 
La veuve du supplicié et Calebasse avaient attentivement écouté Nicolas, qui ne s’était interrompu que pour boire avec excès. Aussi commençait-il à parler avec une exaltation singulière :
 
– Ça n’est pas tout, reprit-il ; j’ai emmanché une autre affaire avec la Chouette et Barbillon, de la rue aux Fèves. C’est un fameux coup crânement monté ; et, si nous ne le manquons pas, il y aura de quoi frire, je m’en vante. Il s’agit de dépouiller une courtière en diamants, qui a quelquefois pour des cinquante mille francs de pierreries dans son cabas.
 
– Cinquante mille francs ! s’écrièrent la mère et la fille, dont les yeux étincelèrent de cupidité.
 
– Oui… rien que ça. Bras-Rouge en sera. Hier il a déjà empaumé la courtière par une lettre que nous lui avons portée nous deux Barbillon, boulevard Saint-Denis. C’est un fameux homme que Bras-Rouge ! Comme il a de quoi, on ne se méfie pas de lui. Pour amorcer la courtière, il lui a déjà vendu un diamant de quatre cents francs. Elle ne se défiera pas de venir, à la tombée du jour, dans son cabaret des Champs-Élysées. Nous serons là cachés. Calebasse viendra aussi, elle gardera mon bateau le long de la Seine. S’il faut emballer la courtière morte ou vive, ça sera une voiture commode et qui ne laisse pas de traces. En voilà un plan ! Gueux de Bras-Rouge, quelle sorbonne !
 
– Je me défie toujours de Bras-Rouge, dit la veuve. Après l’affaire de la rue Montmartre, ton frère Ambroise a été à Toulon et Bras-Rouge a été relâché.
 
– Parce qu’il n’y avait pas de preuves contre lui ; il est si malin ! Mais trahir les autres… jamais !
 
La veuve secoua la tête, comme si elle n’eût été qu’à demi convaincue de la probité de Bras-Rouge. Après quelques moments de réflexion, elle dit :
 
– J’aime mieux l’affaire du quai de Billy pour demain ou après-demain soir… la noyade des deux femmes… Mais Martial nous gênera… comme toujours…
 
– Le tonnerre du diable ne nous débarrassera donc pas de lui ?… s’écria Nicolas à moitié ivre, en plantant avec fureur son long couteau dans la table.
 
– J’ai dit à ma mère que nous en avions assez, que ça ne pouvait pas durer, reprit Calebasse. Tant qu’il sera ici, on ne pourra rien faire des enfants…
 
– Je vous dis qu’il est capable de nous dénoncer un jour ou l’autre, le brigand ! dit Nicolas. Vois-tu, la mère… si tu m’en avais cru…, ajouta-t-il d’un air farouche et significatif en regardant sa mère, tout serait dit…
 
– Il y a d’autres moyens.
 
– C’est le meilleur ! dit le brigand.
 
– Maintenant… non, répondit la veuve, d’un ton si absolu que Nicolas se tut, dominé par l’influence de sa mère, qu’il savait aussi criminelle, aussi méchante, mais encore plus déterminée que lui.
 
La veuve ajouta :
 
– Demain matin il quittera l’île pour toujours.
 
– Comment ? dirent à la fois Calebasse et Nicolas.
 
– Il va rentrer ; cherchez-lui querelle… mais hardiment, en face… comme vous n’avez jamais osé le faire… Venez-en aux coups, s’il le faut… Il est fort… mais vous serez deux, et je vous aiderai… Surtout pas de couteaux !… Pas de sang… qu’il soit battu, pas blessé.
 
– Et puis après, la mère ? demanda Nicolas.
 
– Après… on s’expliquera… Nous lui dirons de quitter l’île demain… sinon que tous les jours la scène de ce soir recommencera… Je le connais, ces batteries continuelles le dégoûteront. Jusqu’à présent on l’a laissé trop tranquille…
 
– Mais il est entêté comme un mulet ; il est capable de vouloir rester tout de même à cause des enfants…, dit Calebasse.
 
– C’est un gueux fini… mais une batterie ne lui fait pas peur, dit Nicolas.
 
– Une… oui, dit la veuve, mais tous les jours, tous les jours… c’est l’enfer… il cédera…
 
– Et s’il ne cédait pas ?
 
– Alors j’ai un autre moyen sûr de le forcer à partir cette nuit, ou demain matin au plus tard, reprit la veuve avec un sourire étrange.
 
– Vraiment, la mère ?
 
– Oui, mais j’aimerais mieux l’effrayer par les batteries : si je n’y réussissais pas… alors, à l’autre moyen.
 
– Et si l’autre moyen ne réussissait pas non plus, la mère ? dit Nicolas.
 
– Il y en a un dernier qui réussit toujours, répondit la veuve.
 
Tout à coup la porte s’ouvrit, Martial entra.
 
Il ventait si fort au-dehors qu’on n’avait pas entendu les aboiements des chiens annoncer le retour du fils aîné de la veuve du supplicié.
 


[1] Volé.
[2] Mon couteau.
[3] Cuivre.