Les Mystères de Paris

| 2.17 - Le rendez-vous

 

 

 

 

XVII

Le rendez-vous


Les louanges adressées à Mme d’Harville par l’ambassadrice n’étaient pas exagérées.
 
Rien ne saurait donner une idée de cette figure enchanteresse, où s’épanouissait alors toute la fleur d’une délicate beauté ; beauté d’autant plus rare qu’elle résidait moins encore dans la régularité des traits que dans le charme inexprimable de la physionomie de la marquise, dont le charmant visage se voilait, pour ainsi dire, modestement sous une touchante expression de bonté.
 
Nous insistons sur ce dernier mot, parce que d’ordinaire ce n’est pas précisément la bonté qui prédomine dans la physionomie d’une jeune femme de vingt ans, belle, spirituelle, recherchée, adulée, comme l’était Mme d’Harville. Aussi se sentait-on singulièrement intéressé par le contraste de cette douceur ineffable avec les succès dont jouissait Mme d’Harville, sans compter les avantages de naissance, de nom et de fortune qu’elle réunissait.
 
Nous essayerons de faire comprendre toute notre pensée.
 
Trop digne, trop éminemment douée pour aller coquettement au-devant des hommages, Mme d’Harville se montrait cependant aussi affectueusement reconnaissante de ceux qu’on lui rendait que si elle les eût à peine mérités ; elle n’en était pas fière, mais heureuse ; indifférente aux louanges, mais très-sensible à la bienveillance, elle distinguait parfaitement la flatterie de la sympathie.
 
Son esprit juste, fin, parfois malin sans méchanceté, poursuivait surtout d’une raillerie inoffensive ces gens ravis d’eux-mêmes, toujours occupés d’attirer l’attention, de mettre constamment en évidence leur figure radieuse d’une foule de sots bonheurs et bouffie d’une foule de sots orgueils… « Gens, disait plaisamment Mme d’Harville, qui toute leur vie ont l’air de danser le cavalier seul en face d’un miroir invisible, auquel ils sourient complaisamment. »
 
Un caractère à la fois timide et presque fier dans sa réserve inspirait au contraire à Mme d’Harville un intérêt certain.
 
Ces quelques mots aideront pour ainsi dire à l’intelligence de la beauté de la marquise.
 
Son teint d’une éblouissante pureté se nuançait du plus frais incarnat ; de longues boucles de cheveux châtain clair effleuraient ses épaules arrondies, fermes et lustrées comme un beau marbre blanc. On peindrait difficilement l’angélique beauté de ses grands yeux gris, frangés de longs cils noirs. Sa bouche vermeille, d’une mansuétude adorable, était à ses yeux charmants ce que sa parole ineffable et touchante était à son regard mélancolique et doux. Nous ne parlerons ni de sa taille accomplie, ni de l’exquise distinction de toute sa personne. Elle portait une robe de crêpe blanc, garnie de camélias roses naturels et de feuilles du même arbuste, parmi lesquelles les diamants, à demi cachés çà et là, brillaient comme autant de gouttes d’étincelante rosée ; une guirlande semblable était placée avec grâce sur son front pur et blanc.
 
Le genre de beauté de la comtesse Sarah Mac-Gregor faisait encore valoir la marquise d’Harville.
 
Âgée de trente-cinq ans environ, Sarah paraissait à peine en avoir trente. Rien ne semble plus sain au corps que le froid égoïsme ; on se conserve longtemps frais dans cette glace.
 
Certaines âmes sèches, dures, inaltérables aux émotions qui usent le cœur, flétrissent les traits, ne ressentent jamais que les déconvenues de l’orgueil ou les mécomptes de l’ambition déçue ; ces chagrins n’ont qu’une faible réaction sur le physique.
 
La conservation de Sarah prouvait ce que nous avançons.
 
Sauf un léger embonpoint qui donnait à sa taille, plus grande mais moins svelte que celle de Mme d’Harville, une grâce voluptueuse, Sarah brillait d’un éclat tout juvénile ; peu de regards pouvaient soutenir le feu trompeur de ses yeux ardents et noirs ; ses lèvres humides et rouges (menteuses à demi) exprimaient la résolution de la sensualité. Le réseau bleuâtre des veines de ses tempes et de son cou apparaissait sous la blancheur lactée de sa peau transparente et fine.
 
La comtesse Mac-Gregor portait une robe de moire paille sous une tunique de crêpe de la même couleur ; une simple couronne de feuilles naturelles de pyrrhus d’un vert émeraude ceignait sa tête et s’harmonisait à merveille avec ses bandeaux de cheveux noirs comme de l’encre, et séparés sur son front qui surmontait un nez aquilin à narines ouvertes. Cette coiffure sévère donnait un cachet antique au profil impérieux et passionné de cette femme.
 
Beaucoup de gens, dupes de leur figure, voient une irrésistible vocation dans le caractère de leur physionomie. L’un se trouve l’air excessivement guerrier, il guerroie ; l’autre rimeur, il rime ; conspirateur, il conspire ; politique, il politique ; prédicateur, il prêche. Sarah se trouvait, non sans raison, un air parfaitement royal ; elle dut accepter les prédictions à demi réalisées de la Highlandaise et persister dans sa croyance à une destinée souveraine.
 
La marquise et Sarah avaient aperçu Rodolphe dans le jardin d’hiver, au moment où elles y descendaient ; mais le prince parut ne pas les voir, car il se trouvait au détour d’une allée lorsque les deux femmes arrivèrent.
 
 
– Le prince est si occupé de l’ambassadrice, dit Mme d’Harville à Sarah, qu’il n’a pas fait attention à nous…
 
– Ne croyez pas cela, ma chère Clémence, répondit la comtesse, qui était tout à fait dans l’intimité de Mme d’Harville ; le prince nous a au contraire parfaitement vues ; mais je lui ai fait peur… Sa bouderie dure toujours.
 
– Moins que jamais je comprends son opiniâtreté à vous éviter : souvent je lui ai reproché l’étrangeté de sa conduite envers vous… une ancienne amie. « La comtesse Sarah et moi nous sommes ennemis mortels, m’a-t-il répondu en plaisantant ; j’ai fait vœu de ne jamais lui parler ; et il faut, a-t-il ajouté, que ce vœu soit bien sacré pour que je me prive de l’entretien d’une personne si aimable. » Aussi, ma chère Sarah, toute singulière que m’ait paru cette réponse, j’ai bien été obligée de m’en contenter[1].
 
– Je vous assure que la cause de cette brouillerie mortelle, demi-plaisante, demi-sérieuse, est pourtant des plus innocentes ; si un tiers n’y était pas intéressé, depuis longtemps je vous aurais confié ce grand secret… Mais qu’avez-vous donc, ma chère enfant ? Vous paraissez préoccupée.
 
– Ce n’est rien… tout à l’heure il faisait si chaud dans la galerie, que j’ai ressenti un peu de migraine ; asseyons-nous un moment ici… cela se passera… je l’espère.
 
– Vous avez raison ; tenez, voilà justement un coin bien obscur, vous serez là parfaitement à l’abri de ceux que votre absence va désoler…, ajouta Sarah en souriant et en appuyant sur ces mots.
 
Toutes deux s’assirent sur un divan.
 
– J’ai dit ceux que votre absence va désoler, ma chère Clémence… Ne me savez-vous pas gré de ma discrétion ?
 
La jeune femme rougit légèrement, baissa la tête et ne répondit rien.
 
– Combien vous êtes peu raisonnable ! lui dit Sarah d’un ton de reproche amical. N’avez-vous pas confiance en moi, enfant ? Sans doute, enfant : je suis d’un âge à vous appeler ma fille.
 
– Moi, manquer de confiance envers vous ! dit la marquise à Sarah avec tristesse ; ne vous ai-je pas dit au contraire ce que je n’aurais jamais dû m’avouer à moi-même ?
 
– À merveille. Eh bien ! voyons… parlons de lui : vous avez donc juré de le désespérer jusqu’à la mort ?
 
– Ah ! s’écria Mme d’Harville avec effroi, que dites-vous ?
 
– Vous ne le connaissez pas encore, pauvre chère enfant… C’est un homme d’une énergie froide, pour qui la vie est peu de chose. Il a toujours été si malheureux… et l’on dirait que vous prenez encore plaisir à le torturer !
 
– Pensez-vous cela, mon Dieu !
 
– C’est sans le vouloir, peut-être ; mais cela est… Oh ! si vous saviez combien ceux qu’une longue infortune a accablés sont douloureusement susceptibles et impressionnables ! Tenez, tout à l’heure, j’ai vu deux grosses larmes rouler dans ses yeux.
 
– Il serait vrai ?
 
– Sans doute… Et cela au milieu d’un bal ; et cela au risque d’être perdu de ridicule si l’on s’apercevait de cet amer chagrin. Savez-vous qu’il faut bien aimer pour souffrir ainsi… et surtout pour ne pas songer à cacher au monde que l’on souffre ainsi !…
 
– De grâce, ne me parlez pas de cela, reprit Mme d’Harville d’une voix émue ; vous me faites un mal horrible… Je ne connais que trop cette expression de souffrance à la fois si douce et si résignée… Hélas ! c’est la pitié qu’il m’inspirait qui m’a perdue…, dit involontairement Mme d’Harville.
 
Sarah parut ne pas avoir compris la portée de ce dernier mot et reprit :
 
– Quelle exagération !… perdue pour être en coquetterie avec un homme qui pousse même la discrétion et la réserve jusqu’à ne pas se faire présenter à votre mari, de peur de vous compromettre ! M. Charles Robert n’est-il pas un homme rempli d’honneur, de délicatesse et de cœur ? Si je le défends avec cette chaleur, c’est que vous l’avez connu et surtout vu chez moi, et qu’il a pour vous autant de respect que d’attachement…
 
– Je n’ai jamais douté de ses nobles qualités, vous m’avez toujours dit tant de bien de lui !… Mais, vous le savez, ce sont surtout ses malheurs qui l’ont rendu intéressant à mes yeux.
 
– Et combien il mérite et justifie cet intérêt ! Avouez-le. Et puis d’ailleurs comment un si admirable visage ne serait-il pas l’image de l’âme ? Avec sa haute et belle taille, il me rappelle les preux des temps chevaleresques. Je l’ai vu une fois en uniforme : il était impossible d’avoir un plus grand air. Certes, si la noblesse se mesurait au mérite et à la figure, au lieu d’être simplement M. Charles Robert, il serait duc et pair. Ne représenterait-il pas merveilleusement bien un des plus grands noms de France ?
 
– Vous n’ignorez pas que la noblesse de naissance me touche peu, vous qui me reprochez parfois d’être une républicaine, dit Mme d’Harville en souriant.
 
– Certes, j’ai toujours pensé, comme vous, que M. Charles Robert n’avait pas besoin de titres pour être aimable ; et puis quel talent ! quelle voix charmante ! De quelle ressource il nous a été dans nos concerts intimes du matin ! Vous souvenez-vous ? La première fois que vous avez chanté ensemble, quelle expression il mettait dans son duo avec vous ! quelle émotion !…
 
– Tenez, je vous en prie, dit Mme d’Harville après un long silence, changeons de conversation.
 
– Pourquoi ?
 
– Cela m’attriste profondément, ce que vous m’avez dit tout à l’heure de son air désespéré.
 
– Je vous assure que, dans l’excès du chagrin, un caractère aussi passionné peut chercher dans la mort un terme à…
 
– Oh ! je vous en prie, taisez-vous ! taisez-vous ! dit Mme d’Harville, en interrompant Sarah, cette pensée m’est déjà venue…
 
Puis, après un assez long silence, la marquise dit :
 
– Encore une fois, parlons d’autre chose… de votre ennemi mortel, ajouta-t-elle avec une gaieté affectée ; parlons du prince, que je n’avais pas vu depuis longtemps. Savez-vous qu’il est toujours charmant, quoique presque roi ? Toute républicaine que je suis, je trouve qu’il y a peu d’hommes aussi agréables que lui.
 
Sarah jeta à la dérobée un regard scruteur et soupçonneux sur Mme d’Harville et reprit gaiement :
 
– Avouez, chère Clémence, que vous êtes très-capricieuse. Je vous ai connu des alternatives d’admiration et d’aversion singulière pour le prince ; il y a quelques mois, lors de son arrivée ici, vous en étiez tellement fanatique, qu’entre nous… j’ai craint un moment pour le repos de votre cœur.
 
– Grâce à vous du moins, dit Mme d’Harville en souriant, mon admiration n’a pas été de longue durée ; vous avez si bien joué le rôle d’ennemie mortelle ; vous m’avez fait de telles révélations sur le prince… que, je l’avoue, l’éloignement a remplacé le fanatisme qui vous faisait craindre pour le repos de mon cœur : repos que votre ennemi ne songeait d’ailleurs guère à troubler ; car, peu de temps avant vos révélations, le prince, tout en continuant de voir intimement mon mari, avait presque cessé de m’honorer de ses visites.
 
– À propos ! Et votre mari, est-il ici ce soir ? dit Sarah.
 
– Non, il n’a pas désiré sortir, répondit Mme d’Harville avec embarras.
 
– Il va de moins en moins dans le monde, ce me semble ?
 
– Oui… quelquefois il préfère rester chez lui.
 
La marquise était visiblement embarrassée ; Sarah s’en aperçut et continua :
 
– La dernière fois que je l’ai vu, il m’a semblé plus pâle qu’à l’ordinaire.
 
– Oui… il a été un peu souffrant…
 
– Tenez, ma chère Clémence, voulez-vous que je sois franche ?
 
– Je vous en prie.
 
– Quand il s’agit de votre mari, vous êtes souvent dans un état d’anxiété singulière.
 
– Moi… Quelle folie !
 
– Quelquefois, en parlant de lui, et cela bien malgré vous, votre physionomie exprime… mon Dieu ! comment vous dirai-je cela ?… (et Sarah appuya sur les mots suivants en ayant l’air de vouloir lire jusqu’au fond du cœur de Clémence :) Oui, votre physionomie exprime une sorte… de répugnance craintive…
 
Les traits impassibles de Mme d’Harville défièrent d’abord le regard inquisiteur de Sarah ; pourtant celle-ci s’aperçut d’un léger tremblement nerveux, mais presque insensible, qui agita un instant la lèvre inférieure de la jeune femme.
 
Ne voulant pas pousser plus loin ses investigations et surtout éveiller la défiance de son amie, la comtesse se hâta d’ajouter, pour donner le change à la marquise :
 
– Oui, une répugnance craintive, comme celle qu’inspire ordinairement un jaloux bourru…
 
À cette interprétation, le léger mouvement convulsif de la lèvre de Mme d’Harville cessa ; elle parut soulagée d’un poids énorme et répondit :
 
– Mais non, M. d’Harville n’est ni bourru ni jaloux… Puis, cherchant sans doute le prétexte de rompre une conversation qui lui pesait, elle s’écria tout à coup : Ah ! mon Dieu, voici cet insupportable duc de Lucenay, un des amis de mon mari… Pourvu qu’il ne nous aperçoive pas ! D’où sort-il donc ? Je le croyais à mille lieues d’ici !
 
– En effet, on le disait parti pour un voyage d’un an ou deux en Orient ; il y a cinq mois à peine qu’il a quitté Paris. Voilà une brusque arrivée qui a dû singulièrement contrarier la duchesse de Lucenay, quoique le duc ne soit guère gênant, dit Sarah avec un sourire méchant. Elle ne sera d’ailleurs pas seule à maudire ce fâcheux retour… M. de Saint-Remy partagera son chagrin.
 
– Ne soyez donc pas médisante, ma chère Sarah ; dites que ce retour sera fâcheux… pour tout le monde… M. de Lucenay est assez désagréable pour que vous généralisiez votre reproche.
 
– Médisante ! non, certes ; je ne suis en cela qu’un écho. On dit encore que M. de Saint-Remy, modèle des élégants, qui a ébloui tout Paris de son faste, est à peu près ruiné, quoique son train diminue à peine ; il est vrai que Mme de Lucenay est puissamment riche…
 
– Ah ! quelle horreur !…
 
– Encore une fois, je ne suis qu’un écho… Ah ! mon Dieu ! le duc nous a vues. Il vient, il faut se résigner. C’est désolant : je ne sais rien au monde de plus insupportable que cet homme ; il est souvent de si mauvaise compagnie, il rit si haut de ses sottises, il est si bruyant qu’il en est étourdissant ; si vous tenez à votre flacon ou à votre éventail, défendez-les courageusement contre lui, car il a encore l’inconvénient de briser tout ce qu’il touche, et cela de l’air le plus badin et le plus satisfait du monde.
 
Appartenant à une des plus grandes maisons de France, jeune encore, d’une figure qui n’eût pas été désagréable sans la longueur grotesque et démesurée de son nez, M. le duc de Lucenay joignait à une turbulence et à une agitation perpétuelles des éclats de voix et de rire si retentissants, des propos souvent d’un goût si détestable, des attitudes d’une désinvolture si cavalière et si inattendue, qu’il fallait à chaque instant se rappeler son nom pour ne pas s’étonner de le voir au milieu de la société la plus distinguée de Paris, et pour comprendre que l’on tolérait ses excentricités de gestes et de langage, auxquelles l’habitude avait d’ailleurs assuré une sorte de prescription ou d’impunité. On le fuyait comme la peste, quoiqu’il ne manquât pas d’ailleurs d’un certain esprit qui pointait çà et là à travers la plus incroyable exubérance de paroles. C’était un de ces êtres vengeurs, aux mains desquels on souhaitait toujours de voir tomber les gens ridicules ou haïssables.
 
Mme de Lucenay, une des femmes les plus agréables et encore des plus à la mode de Paris, malgré ses trente ans sonnés, avait fait souvent parler d’elle : mais on excusait presque la légèreté de sa conduite en songeant aux insupportables bizarreries de M. de Lucenay.
 
Un dernier trait de ce caractère fâcheux, c’était une intempérance et un cynisme d’expressions inouïs à propos d’indispositions saugrenues ou d’infirmités impossibles ou absurdes qu’il s’amusait à vous supposer et dont il vous plaignait tout haut devant cent personnes. Parfaitement brave d’ailleurs, et allant au-devant des conséquences de ses mauvaises plaisanteries, il avait donné ou reçu de nombreux coups d’épée sans se corriger davantage.
 
Ceci posé, nous ferons retentir aux oreilles du lecteur la voix aigre et perçante de M. de Lucenay, qui, du plus loin qu’il aperçut Mme d’Harville et Sarah, se mit à crier :
 
– Eh bien ! eh bien ! qu’est-ce que c’est que ça ? Qu’est-ce que je vois là ? Comment ! la plus jolie femme du bal qui se tient à l’écart, est-ce que c’est permis ? Faut-il que je revienne des antipodes pour faire cesser un tel scandale ? D’abord, si vous continuez de vous dérober à l’admiration générale, marquise, je crie comme un brûlé, je crie à la disparition du plus charmant ornement de cette fête !
 
Et, pour péroraison, M. de Lucenay se jeta pour ainsi dire à la renverse à côté de la marquise, sur le divan ; après quoi il croisa sa jambe gauche sur sa cuisse droite, et prit son pied dans sa main.
 
– Comment, monsieur, vous voilà déjà de retour de Constantinople ! dit Mme d’Harville en se reculant avec impatience.
 
– Déjà ! Vous dites là ce que ma femme a pensé, j’en suis sûr ; car elle n’a pas voulu m’accompagner ce soir dans ma rentrée dans le monde. Revenez donc surprendre vos amis pour être reçu comme ça !
 
– C’est tout simple ; il vous était si facile de rester aimable… là-bas…, dit Mme d’Harville avec un demi-sourire.
 
– C’est-à-dire de rester absent, n’est-ce pas ? C’est une horreur, c’est une infamie, ce que vous dites là ! s’écria M. de Lucenay en décroisant ses jambes et en frappant sur son chapeau comme sur un tambour de basque.
 
– Pour l’amour du ciel, M. de Lucenay, ne criez pas si haut et tenez-vous tranquille, ou vous allez nous faire quitter la place, dit Mme d’Harville avec humeur.
 
– Quitter la place ! Ça serait donc pour me donner votre bras et aller faire un tour dans la galerie ?
 
– Avec vous ? Certainement non. Voyons, je vous prie, ne touchez pas à ce bouquet ; de grâce, laissez aussi cet éventail, vous allez le briser, selon votre habitude…
 
– Si ce n’est que ça, j’en ai cassé plus d’un, allez ! Surtout un magnifique chinois que Mme de Vaudémont avait donné à ma femme.
 
En disant ces rassurantes paroles, M. de Lucenay tracassait dans un réseau de plantes grimpantes qu’il tirait à lui par petites secousses. Il finit par les détacher de l’arbre qui les soutenait ; elles tombèrent, et le duc s’en trouva pour ainsi dire couronné.
 
Alors ce furent des éclats de rire si glapissants, si fous, si étourdissants, que Mme d’Harville eût fui cet incommode et fâcheux personnage, si elle n’eût pas aperçu M. Charles Robert (le commandant, comme disait Mme Pipelet) qui s’avançait à l’autre extrémité de l’allée. La jeune femme craignait de paraître ainsi aller à sa rencontre, et resta auprès de M. de Lucenay.
 
– Dites donc, madame Mac-Gregor, je devais joliment avoir l’air d’un dieu Pan, d’une naïade, d’un Sylvain, d’un sauvage sous ce feuillage ? dit M. de Lucenay en s’adressant à Sarah, auprès de laquelle il alla brusquement s’étaler. À propos de sauvage, il faut que je vous raconte une histoire outrageusement inconvenante… Figurez-vous qu’à Otaïti…
 
– Monsieur le duc ! lui dit Sarah d’un ton glacial.
 
– Eh bien ! non, je ne vous dirai pas mon histoire ; je la garde pour Mme de Fonbonne que voilà.
 
C’était une grosse petite femme de cinquante ans, très-prétentieuse et très-ridicule, dont le menton touchait la gorge, et qui montrait toujours le blanc de ses gros yeux en parlant de son âme, des langueurs de son âme, des besoins de son âme, des aspirations de son âme. Elle portait ce soir-là un affreux turban d’étoffe de couleur de cuivre, avec un semis de dessins verts.
 
– Je le garde pour Mme de Fonbonne, s’écria le duc.
 
– De quoi s’agit-il donc, monsieur le duc ? dit Mme de Fonbonne, en minaudant, en roucoulant et en commençant à faire les yeux blancs, comme dit le peuple.
 
– Il s’agit, madame, d’une histoire horriblement inconvenante, indécente et incongrue.
 
– Ah ! mon Dieu ! Et qui est-ce qui oserait ? Qui est-ce qui se permettrait ?
 
– Moi, madame ; ça ferait rougir un vieux Chamboran. Mais je connais votre goût… Écoutez-moi ça…
 
– Monsieur… !
 
– Eh bien ! non, vous ne la saurez pas, mon histoire, au fait ! Parce qu’après tout, vous qui vous mettez toujours si bien, avec tant de goût, avec tant d’élégance, vous avez ce soir un turban qui, permettez-moi de vous le dire, ressemble, ma parole d’honneur, à une vieille tourtière rongée de vert-de-gris.
 
Et le duc de rire aux éclats.
 
– Si vous êtes revenu d’Orient pour recommencer vos absurdes plaisanteries, qu’on vous passe parce que vous êtes à moitié fou, dit la grosse femme irritée, on regrettera fort votre retour, monsieur.
 
Et elle s’éloigna majestueusement.
 
– Il faut que je me tienne à quatre pour ne pas aller la décoiffer, cette vilaine précieuse, dit M. de Lucenay, mais je la respecte, elle est orpheline… Ah ! ah ! ah !… et de rire de nouveau. Tiens ! M. Charles Robert ! reprit M. de Lucenay. Je l’ai rencontré aux eaux des Pyrénées… C’est un éblouissant garçon, il chante comme un cygne. Vous allez voir, marquise, comme je vais l’intriguer. Voulez-vous que je vous le présente ?
 
– Tenez-vous en repos et laissez-nous tranquilles, dit Sarah.
 
Pendant que M. Charles Robert s’avançait lentement, ayant l’air d’admirer les fleurs de la serre, M. de Lucenay avait manœuvré assez habilement pour s’emparer du flacon de Sarah, et il s’occupait en silence et avec un soin extrême de démantibuler le bouchon de ce bijou.
 
M. Charles Robert s’avançait toujours ; sa grande taille était parfaitement proportionnée, ses traits d’une irréprochable pureté, sa mise d’une suprême élégance ; cependant son visage, sa tournure manquaient de charme, de grâce, de distinction ; sa démarche était roide et gênée, ses mains et ses pieds, gros et vulgaires. Lorsqu’il aperçut Mme d’Harville, la régulière nullité de ses traits s’effaça tout à coup sous une expression de mélancolie profonde beaucoup trop subite pour n’être pas feinte ; néanmoins ce semblant était parfait. M. Robert avait l’air si affreusement malheureux, si naturellement désolé lorsqu’il s’approcha de Mme d’Harville, que celle-ci ne put s’empêcher de songer aux sinistres paroles de Sarah sur les excès auxquels le désespoir aurait pu le porter.
 
– Eh ! bonjour donc, mon cher monsieur ! lui dit M. de Lucenay en l’arrêtant au passage, je n’ai pas eu le plaisir de vous voir depuis notre rencontre aux eaux. Mais qu’est-ce que vous avez donc ? Mais comme vous avez l’air souffrant !
 
Ici M. Charles Robert jeta un long et mélancolique regard sur Mme d’Harville, et répondit au duc, d’une voix plaintivement accentuée :
 
– En effet, monsieur, je suis souffrant…
 
– Mon Dieu, mon Dieu, vous ne pouvez donc pas vous débarrasser de votre pituite ? lui demanda M. de Lucenay avec l’air du plus sérieux intérêt.
 
Cette question était si saugrenue, si absurde, qu’un moment M. Charles Robert resta stupéfait, abasourdi ; puis, le rouge de la colère lui montant au front, il dit d’un voix ferme et brève à M. de Lucenay :
 
– Puisque vous prenez tant d’intérêt à ma santé, monsieur, j’espère que vous viendrez savoir demain de mes nouvelles ?
 
– Comment donc, mon cher monsieur… mais certainement, j’enverrai…, dit le duc avec hauteur.
 
M. Charles Robert fit un demi-salut et s’éloigna.
 
– Ce qu’il y a de fameux, c’est qu’il n’a pas plus de pituite que le Grand-Turc, dit M. de Lucenay en se renversant de nouveau près de Sarah, à moins que je n’aie deviné sans le savoir. Dites donc, madame Mac-Gregor, est-ce qu’il vous fait l’effet d’avoir la pituite, ce monsieur ?
 
Sarah tourna brusquement le dos à M. de Lucenay sans lui répondre davantage.
 
Tout ceci s’était passé très-rapidement.
 
Sarah avait difficilement contenu un éclat de rire.
 
Mme d’Harville avait affreusement souffert en songeant à l’atroce position d’un homme qui se voit interpellé si ridiculement devant une femme qu’il aime ; elle était épouvantée en songeant qu’un duel pouvait avoir lieu ; alors, entraînée par un sentiment de pitié irrésistible, elle se leva brusquement, prit le bras de Sarah, rejoignit M. Charles Robert qui ne se possédait pas de rage, et lui dit tout bas en passant près de lui :
 
– Demain, à une heure… j’irai…
 
Puis elle regagna la galerie avec la comtesse et quitta le bal.
 


[1] L’amour de Rodolphe pour Sarah, et les événements qui succédèrent à cet amour, remontant à dix-sept ou dix-huit ans, étaient complètement ignorés dans le monde, Sarah et Rodolphe ayant autant d’intérêt l’un que l’autre à les cacher.