Les Mystères de Paris

| 3.11 - La laitière

 

 

 

XI

La laitière


La scène que nous allons raconter se passait dans une des cours de la ferme, en présence des laboureurs et des femmes de service qui rentraient de leurs travaux pour prendre leur repas de midi.
 
Sous un hangar, on voyait une petite charrette attelée d’un âne, et contenant le rustique et pauvre mobilier de la veuve ; un petit garçon de douze ans, aidé de deux enfants moins âgés, commençait à décharger cette voiture.
 
La laitière, complètement vêtue de noir, était une femme de quarante ans environ, à la figure rude, virile et résolue ; ses paupières étaient rougies par des larmes récentes. En apercevant Fleur-de-Marie, elle jeta d’abord un cri d’effroi ; mais bientôt la douleur, l’indignation, la colère, contractèrent ses traits ; elle se précipita sur la Goualeuse, la prit brutalement par le bras et s’écria en la montrant aux gens de la ferme :
 
– Voilà une malheureuse qui connaît l’assassin de mon pauvre mari… Je l’ai vue vingt fois parler à ce brigand ! Quand je vendais du lait au coin de la rue de la Vieille-Draperie, elle venait m’en acheter pour un sou tous les matins ; elle doit savoir quel est le scélérat qui a fait le coup, comme toutes ses pareilles, elle est de la clique de ces bandits… Oh ! tu ne m’échapperas pas, coquine que tu es !… s’écria la laitière exaspérée par d’injustes soupçons ; et elle saisit l’autre bras de Fleur-de-Marie, qui, tremblante, éperdue, voulait fuir.
 
Clara, stupéfaite de cette brusque agression, n’avait pu jusqu’alors dire un mot ; mais, à ce redoublement de violence, elle s’écria en s’adressant à la veuve :
 
– Mais vous êtes folle !… le chagrin vous égare !… vous vous trompez !…
 
– Je me trompe !… reprit la paysanne avec une ironie amère, je me trompe ! Oh ! que non !… je ne me trompe pas… Tenez, regardez comme la voilà déjà pâle… la misérable !… comme ses dents claquent !… La justice te forcera de parler ; tu vas venir avec moi chez M. le maire… entends-tu ?… Oh ! il ne s’agit pas de résister… j’ai une bonne poigne… je t’y porterai plutôt…
 
– Insolente que vous êtes ! s’écria Clara exaspérée, sortez d’ici… Oser ainsi manquer à mon amie, à ma sœur !
 
– Votre sœur… mademoiselle, allons donc ! C’est vous, vous qui êtes folle ! répondit grossièrement la veuve. Votre sœur !… une fille des rues, que, durant six mois, j’ai vue traîner dans la Cité !
 
À ces mots, les laboureurs firent entendre de longs murmures contre Fleur-de-Marie ; ils prenaient naturellement parti pour la laitière, qui était de leur classe, et dont le malheur les intéressait.
 
Les trois enfants, entendant leur mère élever la voix, accoururent auprès d’elle et l’entourèrent en pleurant, sans savoir de quoi il s’agissait. L’aspect de ces pauvres petits, aussi vêtus de deuil, redoubla la sympathie qu’inspirait la veuve et augmenta l’indignation des paysans contre Fleur-de-Marie.
 
Clara, effrayée de ces démonstrations presque menaçantes, dit aux gens de la ferme d’une voix émue :
 
– Faites sortir cette femme d’ici ; je vous répète que le chagrin l’égare. Marie, Marie, pardon ! Mon Dieu, cette folle ne sait pas ce qu’elle dit…
 
La Goualeuse, pâle, la tête baissée pour échapper à tous les regards, restait muette, anéantie, inerte, et ne faisait pas un mouvement pour échapper aux rudes étreintes de la robuste laitière.
 
Clara, attribuant cet abattement à l’effroi qu’une pareille scène devait inspirer à son amie, dit de nouveau aux laboureurs :
 
– Vous ne m’entendez donc pas ? Je vous ordonne de chasser cette femme… Puisqu’elle persiste dans ses injures, pour la punir de son insolence, elle n’aura pas ici la place que ma mère lui avait promise ; de sa vie elle ne remettra les pieds à la ferme.
 
Aucun laboureur ne bougea pour obéir aux ordres de Clara ; l’un d’eux osa même dire :
 
– Dame… mademoiselle, si c’est une fille des rues et qu’elle connaisse l’assassin du mari de cette pauvre femme… faut qu’elle vienne s’expliquer chez le maire…
 
– Je vous répète que vous n’entrerez jamais à la ferme, dit Clara à la laitière, à moins qu’à l’instant vous ne demandiez pardon à mademoiselle Marie de vos grossièretés.
 
– Vous me chassez, mademoiselle !… à la bonne heure, répondit la veuve avec amertume. Allons, mes pauvres orphelins, ajouta-t-elle en embrassant ses enfants, rechargez la charrette, nous irons gagner notre pain ailleurs, le bon Dieu aura pitié de nous ; mais au moins, en nous en allant, nous emmènerons chez M. le maire cette malheureuse, qui va être bien forcée de dénoncer l’assassin de mon pauvre mari… puisqu’elle connaît toute la bande !… Parce que vous êtes riche, mademoiselle, reprit-elle en regardant insolemment Clara, parce que vous avez des amies dans ces créatures-là… faut pas pour cela… être si dure aux pauvres gens !
 
– C’est vrai, dit un laboureur, la laitière a raison…
 
– Pauvre femme !
 
– Elle est dans son droit…
 
– On a assassiné son mari… faut-il pas qu’elle soit contente ?
 
– On ne peut pas l’empêcher de faire son possible pour découvrir les brigands qui ont fait le coup.
 
– C’est une injustice de la renvoyer.
 
– Est-ce que c’est sa faute, à elle, si l’amie de Mlle Clara se trouve être… une fille des rues ?
 
– On ne met pas à la porte une honnête femme… une mère de famille… à cause d’une malheureuse pareille !
 
Et les murmures devenaient menaçants, lorsque Clara s’écria :
 
– Dieu soit loué… voici ma mère…
 
En effet, Mme Dubreuil, revenant du pavillon du verger, traversait la cour.
 
– Eh bien ! Clara, eh bien ! Marie, dit la fermière en approchant du groupe, venez-vous déjeuner ? Allons, mes enfants, il est déjà tard !
 
– Maman, s’écria Clara, défendez ma sœur des insultes de cette femme, et elle montra la veuve ; de grâce, renvoyez-la d’ici. Si vous saviez toutes les insolences qu’elle a l’audace de dire à Marie…
 
– Comment ? Elle oserait ?…
 
– Oui, maman… Voyez, pauvre petite sœur, comme elle est tremblante… elle peut à peine se soutenir… Ah ! c’est une honte qu’une telle scène se passe chez nous… Marie, pardonne-nous, je t’en supplie !
 
– Mais qu’est-ce que cela signifie ? demanda Mme Dubreuil en regardant autour d’elle d’un air inquiet, après avoir remarqué l’accablement de la Goualeuse.
 
– Madame sera juste, elle… bien sûr…, murmurèrent les laboureurs.
 
– Voilà Mme Dubreuil ; c’est toi qui vas être mise à la porte, dit la veuve à Fleur-de-Marie.
 
– Il est donc vrai ! s’écria Mme Dubreuil à la laitière, qui tenait toujours Fleur-de-Marie par le bras, vous osez parler de la sorte à l’amie de ma fille ! Est-ce ainsi que vous reconnaissez mes bontés ? Voulez-vous laisser cette jeune personne tranquille !
 
– Je vous respecte, madame, et j’ai de la reconnaissance pour vos bontés, dit la veuve en abandonnant le bras de Fleur-de-Marie ; mais avant de m’accuser et de me chasser de chez vous avec mes enfants, interrogez donc cette malheureuse. Elle n’aura peut-être pas le front de nier que je la connais et qu’elle me connaît aussi.
 
– Mon Dieu, Marie, entendez-vous ce que dit cette femme ? demanda Mme Dubreuil au comble de la surprise.
 
– T’appelles-tu, oui ou non, la Goualeuse ? dit la laitière à Marie.
 
– Oui, dit la malheureuse à voix basse d’un air atterré et sans regarder Mme Dubreuil ; oui, on m’appelait ainsi…
 
– Ah ! voyez-vous ! s’écrièrent les laboureurs courroucés, elle l’avoue ! elle l’avoue !…
 
– Elle l’avoue… mais quoi ? Qu’avoue-t-elle ? s’écria Mme Dubreuil, à demi effrayée de l’aveu de Fleur-de-Marie.
 
– Laissez-la répondre, madame, reprit la veuve, elle va encore avouer qu’elle était dans une maison infâme de la rue aux Fèves, dans la Cité, où je lui vendais pour un sou de lait tous les matins ; elle va encore avouer qu’elle a souvent parlé de moi à l’assassin de mon pauvre mari. Oh ! elle le connaît bien, j’en suis sûre… un jeune homme pâle qui fumait toujours et qui portait une casquette, une blouse et de grands cheveux ; elle doit savoir son nom… est-ce vrai ? Répondras-tu, malheureuse ! s’écria la laitière.
 
– J’ai pu parler à l’assassin de votre mari, car il y a malheureusement plus d’un meurtrier dans la Cité, dit Fleur-de-Marie d’une voix défaillante, mais je ne sais pas de qui vous voulez me parler.
 
– Comment… que dit-elle ? s’écria Mme Dubreuil avec effroi. Elle a parlé à des assassins…
 
– Les créatures comme elle ne connaissent que ça…, répondit la veuve.
 
D’abord stupéfaite d’une si étrange révélation, confirmée par les dernières paroles de Fleur-de-Marie, Mme Dubreuil, comprenant tout alors, se recula avec dégoût et horreur, attira violemment et brusquement à elle sa fille Clara, qui s’était approchée de la Goualeuse pour la soutenir, et s’écria :
 
– Ah ! quelle abomination ! Clara, prenez garde ! N’approchez pas de cette malheureuse. Mais comment Mme Georges a-t-elle pu la recevoir chez elle ? Comment a-t-elle osé me la présenter, et souffrir que ma fille… Mon Dieu ! mon Dieu ! mais c’est horrible, cela ! C’est à peine si je peux croire ce que je vois ! Mais non, non, Mme Georges est incapable d’une telle indignité ! Elle aura été trompée comme nous. Sans cela… Oh ! ce serait infâme de sa part !
 
Clara, désolée, effrayée de cette scène cruelle, croyait rêver. Dans sa candide ignorance, elle ne comprenait pas les terribles récriminations dont on accablait son amie ; son cœur se brisa, ses yeux se remplirent de larmes en voyant la stupeur de la Goualeuse, muette, atterrée comme une criminelle devant les juges.
 
– Viens, viens, ma fille, dit Mme Dubreuil à Clara ; puis se retournant vers Fleur-de-Marie : Et vous, indigne créature, le bon Dieu vous punira de votre infâme hypocrisie. Oser souffrir que ma fille… un ange de vertu, vous appelle son amie, sa sœur… son amie !… sa sœur !… vous… le rebut de ce qu’il y a de plus vil au monde ! Quelle effronterie ! Oser vous mêler aux honnêtes gens, quand vous méritez sans doute d’aller rejoindre vos semblables en prison !
 
– Oui, oui, s’écrièrent les laboureurs ; il faut qu’elle aille en prison ; elle connaît l’assassin.
 
– Elle est peut-être sa complice, seulement !
 
– Vois-tu qu’il y a une justice au ciel ! dit la veuve en montrant le poing à la Goualeuse.
 
– Quant à vous, ma brave femme, dit Mme Dubreuil à la laitière, loin de vous renvoyer, je reconnaîtrai le service que vous me rendez en dévoilant cette malheureuse.
 
– À la bonne heure ! Notre maîtresse est juste, elle…, murmurèrent les laboureurs.
 
– Viens, Clara, reprit la fermière, Mme Georges va nous expliquer sa conduite, ou sinon je ne la revois de ma vie ; car si elle n’a pas été trompée, elle se conduit envers nous d’une manière affreuse.
 
– Mais, ma mère, voyez donc cette pauvre Marie…
 
– Qu’elle crève de honte si elle veut, tant mieux ! Méprise-la… Je ne veux pas que tu restes un moment auprès d’elle. C’est une de ces créatures auxquelles une jeune fille comme toi ne parle pas sans se déshonorer.
 
– Mon Dieu ! mon Dieu ! maman, dit Clara en résistant à sa mère qui voulait l’emmener, je ne sais pas ce que cela signifie… Marie peut bien être coupable, puisque vous le dites ; mais, voyez, elle est défaillante ; ayez pitié d’elle au moins.
 
– Oh ! mademoiselle Clara, vous êtes bonne, vous me pardonnez. C’est bien malgré moi, croyez-moi, que je vous ai trompée. Je me le suis bien souvent reproché, dit Fleur-de-Marie en jetant sur sa protectrice un regard de reconnaissance ineffable.
 
– Mais, ma mère, vous êtes donc sans pitié ? s’écria Clara d’une voix déchirante.
 
– De la pitié pour elle ? Allons donc ! Sans Mme Georges qui va nous en débarrasser, je ferais mettre cette misérable à la porte de la ferme comme une pestiférée, répondit durement Mme Dubreuil. Et elle entraîna sa fille, qui, se retournant une dernière fois vers la Goualeuse, s’écria :
 
– Marie, ma sœur ! je ne sais pas de quoi l’on t’accuse, mais je suis sûre que tu n’es pas coupable, et je t’aime toujours.
 
– Tais-toi, tais-toi ! dit Mme Dubreuil en mettant sa main sur la bouche de sa fille, tais-toi ; heureusement que tout le monde est témoin qu’après cette odieuse révélation tu n’es pas restée un moment seule avec cette fille perdue. N’est-ce pas, mes amis ?
 
– Oui, oui, madame, dit le laboureur, nous sommes témoins que Mlle Clara n’est pas restée un moment avec cette fille, qui est bien sûr une voleuse, puisqu’elle connaît des assassins.
 
Mme Dubreuil entraîna Clara.
 
La Goualeuse resta seule au milieu du groupe menaçant qui s’était formé autour d’elle.
 
Malgré les reproches dont l’accablait Mme Dubreuil, la présence de la fermière et de Clara avait quelque peu rassuré Fleur-de-Marie sur les suites de cette scène ; mais, après le départ des deux femmes, se trouvant à la merci des paysans, les forces lui manquèrent ; elle fut obligée de s’appuyer sur le parapet du profond abreuvoir des chevaux de la ferme.
 
Rien de plus touchant que la pose de cette infortunée.
 
Rien de plus menaçant que les paroles, que l’attitude des paysans qui l’entouraient.
 
Assise presque debout sur cette margelle de pierre, la tête baissée, cachée entre ses deux mains, son cou et son sein voilés par les bouts carrés du mouchoir d’indienne rouge qui entourait son petit bonnet rond, la Goualeuse, immobile, offrait l’expression la plus saisissante de la douleur et de la résignation.
 
À quelques pas d’elle, la veuve de l’assassiné, triomphante et encore exaspérée contre Fleur-de-Marie par les imprécations de Mme Dubreuil, montrait la jeune fille à ses enfants et aux laboureurs avec des gestes de haine et de mépris.
 
Les gens de la ferme, groupés en cercle, ne dissimulaient pas les sentiments hostiles qui les animaient ; leurs rudes et grossières physionomies exprimaient à la fois l’indignation, le courroux, et une sorte de raillerie brutale et insultante ; les femmes se montraient les plus furieuses, les plus révoltées. La beauté touchante de la Goualeuse n’était pas une des moindres causes de leur acharnement contre elle.
 
Hommes et femmes ne pouvaient pardonner à Fleur-de-Marie d’avoir été jusqu’alors traitée d’égal à égal par leurs maîtres.
 
Et puis encore quelques laboureurs d’Arnouville n’ayant pu justifier d’assez bons antécédents pour obtenir à la ferme de Bouqueval une de ces places si enviées dans le pays, il existait chez ceux-là, contre Mme Georges, un sourd mécontentement dont sa protégée devait se ressentir.
 
Les premiers mouvements des natures incultes sont toujours extrêmes…
 
Excellents ou détestables.
 
Mais ils deviennent horriblement dangereux lorsqu’une multitude croit ses brutalités autorisées par les torts réels ou apparents de ceux que poursuit sa haine ou sa colère.
 
Quoique la plupart des laboureurs de cette ferme n’eussent peut-être pas tous les droits possibles à afficher une susceptibilité farouche à l’endroit de la Goualeuse, ils semblaient contagieusement souillés par sa seule présence ; leur pudeur se révoltait en songeant à quelle classe avait appartenu cette infortunée, qui de plus avouait qu’elle parlait souvent à des assassins. En fallait-il davantage pour exalter la colère de ces campagnards, encore excités par l’exemple de Mme Dubreuil ?
 
– Il faut la conduire chez le maire, s’écria l’un.
 
– Oui, oui ; et si elle ne veut pas marcher, on la poussera.
 
– Et ça ose s’habiller comme nous autres honnêtes filles de campagne, ajouta une des plus laides maritornes de la ferme.
 
– Avec son air de sainte-nitouche, reprit une autre, on lui aurait donné le bon Dieu sans confession.
 
– Est-ce qu’elle n’avait pas le front d’aller à la messe ?
 
– L’effrontée !… Pourquoi ne pas communier tout de suite ?
 
– Et il lui fallait frayer avec les maîtres encore !
 
– Comme si nous étions de trop petites gens pour elle !
 
– Heureusement chacun a son tour.
 
– Oh ! il faudra bien que tu parles et que tu dénonces l’assassin ! s’écria la veuve. Vous êtes tous de la même bande… Je ne suis pas même bien sûre de ne pas t’avoir vue ce jour-là avec eux. Allons, allons, il ne s’agit pas de pleurnicher, maintenant que tu es reconnue. Montre-nous ta face, elle est belle à voir !
 
Et la veuve abaissa brutalement les deux mains de la jeune fille, qui cachait son visage baigné de larmes.
 
La Goualeuse, d’abord écrasée de honte, commençait à trembler d’effroi en se trouvant seule à la merci de ces forcenés ; elle joignit les mains, tourna vers la laitière ses yeux suppliants et craintifs et dit de sa voix douce :
 
– Mon Dieu, madame, il y a deux mois que je suis retirée à la ferme de Bouqueval… je n’ai donc pu être témoin du malheur dont vous parlez, et…
 
La timide voix de Fleur-de-Marie fut couverte par ces cris furieux :
 
– Menons-la chez M. le maire… elle s’expliquera.
 
– Allons ! en marche, la belle !
 
Et le groupe menaçant se rapprochant de plus en plus de la Goualeuse, celle-ci, croisant ses mains par un mouvement machinal, regardait de côté et d’autre avec épouvante et semblait implorer du secours.
 
– Oh ! reprit la laitière, tu as beau chercher autour de toi, Mlle Clara n’est plus là pour te défendre ; tu ne nous échapperas pas.
 
– Hélas ! madame, dit-elle toute tremblante, je ne veux pas vous échapper ; je ne demande pas mieux que de répondre à ce qu’on me demandera… puisque cela peut vous être utile… Mais quel mal ai-je fait à toutes les personnes qui m’entourent et me menacent ?…
 
– Tu nous a fait que tu as eu le front d’aller avec nos maîtres, quand nous, qui valons mille fois mieux que toi, nous n’y allons pas… Voilà ce que tu nous as fait.
 
– Et puis, pourquoi as-tu voulu que l’on chasse d’ici cette pauvre veuve et ses enfants ? dit un autre.
 
– Ce n’est pas moi, c’est Mlle Clara qui voulait…
 
– Laisse-nous donc tranquilles, reprit le laboureur en l’interrompant, tu n’as pas seulement demandé grâce pour elle : tu étais contente de lui voir ôter son pain !
 
– Non, non, elle n’a pas demandé grâce !
 
– Est-elle mauvaise !
 
– Une pauvre veuve… mère de trois enfants !
 
– Si je n’ai pas demandé sa grâce, dit Fleur-de-Marie, c’est que je n’avais pas la force de dire un mot…
 
– Tu avais bien la force de parler à des assassins !
 
Ainsi qu’il arrive toujours dans les émotions populaires, ces paysans, plus bêtes que méchants, s’irritaient, s’excitaient, se grisaient au bruit de leurs propres paroles, et s’animaient en raison des injures et des menaces qu’ils prodiguaient à leur victime.
 
Ainsi le populaire arrive quelquefois, à son insu, par une exaltation progressive, à l’accomplissement des actes les plus injustes et les plus féroces.
 
Le cercle menaçant des métayers se rapprochait de plus en plus de Fleur-de-Marie ; tous gesticulaient en parlant ; la veuve du forgeron ne se possédait plus.
 
Seulement séparée du profond abreuvoir par le parapet où elle s’appuyait, la Goualeuse eut peur d’être renversée dans l’eau et s’écria, en étendant vers eux des mains suppliantes :
 
– Mais, mon Dieu ! que voulez-vous de moi ? Par pitié, ne me faites pas de mal !…
 
Et comme la laitière, gesticulant toujours, s’approchait de plus en plus et lui mettait ses deux poings presque sur le visage, Fleur-de-Marie s’écria, en se renversant en arrière avec effroi :
 
– Je vous en supplie, madame, n’approchez pas autant ; vous allez me faire tomber à l’eau.
 
Ces paroles de Fleur-de-Marie éveillèrent chez ces gens grossiers une idée cruelle. Ne pensant qu’à faire une de ces plaisanteries de paysans, qui souvent vous laissent à moitié mort sur place, un des plus enragés s’écria :
 
– Un plongeon !… donnons-lui un plongeon !
 
– Oui… oui… À l’eau !… à l’eau !… répéta-t-on avec des éclats de rire et des applaudissements frénétiques.
 
– C’est ça, un bon plongeon !… Elle n’en mourra pas !
 
– Ça lui apprendra à venir se mêler aux honnêtes gens !
 
– Oui, oui… À l’eau ! à l’eau !
 
– Justement on a cassé la glace ce matin.
 
– La fille des rues se souviendra des braves gens de la ferme d’Arnouville !
 
En entendant ces cris inhumains, ces railleries barbares, en voyant l’exaspération de toutes ces figures stupidement irritées qui s’avançaient pour l’enlever, Fleur-de-Marie se crut morte.
 
À son premier effroi succéda bientôt une sorte de contentement amer : elle entrevoyait l’avenir sous de si noires couleurs qu’elle remercia mentalement le ciel d’abréger ses peines ; elle ne prononça plus un mot de plainte, se laissa glisser à genoux, croisa religieusement ses deux mains sur sa poitrine, ferma les yeux et attendit en priant.
 
Les laboureurs, surpris de l’attitude et de la résignation muette de la Goualeuse, hésitèrent un moment à accomplir leurs projets sauvages ; mais, gourmandés sur leur faiblesse par la partie féminine de l’assemblée, ils recommencèrent de vociférer pour se donner le courage d’accomplir leurs méchants desseins.
 
Deux des plus furieux allaient saisir Fleur-de-Marie, lorsqu’une voix émue, vibrante, leur cria :
 
– Arrêtez !
 
Au même instant, Mme Georges, qui s’était frayé un passage au milieu de cette foule, arriva auprès de la Goualeuse, toujours agenouillée, la prit dans ses bras, la releva en s’écriant :
 
– Debout, mon enfant !… debout, ma fille chérie ! On ne s’agenouille que devant Dieu.
 
L’expression, l’attitude de Mme Georges furent si courageusement impérieuses que la foule recula et resta muette.
 
L’indignation colorait vivement les traits de Mme Georges, ordinairement pâles. Elle jeta sur les laboureurs un regard ferme et leur dit d’une voix haute et menaçante :
 
– Malheureux !… n’avez-vous pas honte de vous porter à de telles violences contre cette malheureuse enfant !…
 
– C’est une…
 
– C’est ma fille ! s’écria Mme Georges en interrompant un des laboureurs. M. l’abbé Laporte, que tout le monde bénit et vénère, l’aime et la protège, et ceux qu’il estime doivent être respectés par tout le monde.
 
Ces simples paroles imposèrent aux laboureurs.
 
Le curé de Bouqueval était, dans le pays, regardé comme un saint ; plusieurs paysans n’ignoraient pas l’intérêt qu’il portait à la Goualeuse. Pourtant quelques sourds murmures se firent encore entendre ; Mme Georges en comprit le sens et s’écria :
 
– Cette malheureuse fille fût-elle la dernière des créatures, fût-elle abandonnée de tous, votre conduite envers elle n’en serait pas moins odieuse. De quoi voulez-vous la punir ? Et de quel droit d’ailleurs ? Quelle est votre autorité ? La force ? N’est-il pas lâche, honteux à des hommes de prendre pour victime une jeune fille sans défense ! Viens, Marie, viens, mon enfant bien-aimée, retournons chez nous ; là, du moins, tu es connue et appréciée…
 
Mme Georges prit le bras de Fleur-de-Marie ; les laboureurs, confus et reconnaissant la brutalité de leur conduite, s’écartèrent respectueusement.
 
La veuve seule s’avança et dit résolument à Mme Georges :
 
– Cette fille ne sortira pas d’ici qu’elle n’ait fait sa déposition chez le maire au sujet de l’assassinat de mon pauvre mari.
 
– Ma chère amie, dit Mme Georges en se contraignant, ma fille n’a aucune déposition à faire ici ; plus tard, si la justice trouve bon d’invoquer son témoignage, on la fera appeler, et je l’accompagnerai… Jusque-là personne n’a le droit de l’interroger.
 
– Mais, madame… je vous dis…
 
Mme Georges interrompit la laitière et lui répondit sévèrement :
 
– Le malheur dont vous êtes victime peut à peine excuser votre conduite ; un jour vous regretterez les violences que vous avez si imprudemment excitées. Mlle Marie demeure avec moi à la ferme de Bouqueval, instruisez-en le juge qui a reçu votre première déclaration, nous attendrons ses ordres.
 
La veuve ne put rien répondre à ces sages paroles ; elle s’assit sur le parapet de l’abreuvoir et se mit à pleurer amèrement en embrassant ses enfants.
 
Quelques minutes après cette scène, Pierre amena le cabriolet ; Mme Georges et Fleur-de-Marie y montèrent pour retourner à Bouqueval.
 
En passant devant la maison de la fermière d’Arnouville, la Goualeuse aperçut Clara : elle pleurait, à demi cachée derrière une persienne entr’ouverte, et fit à Fleur-de-Marie un signe d’adieu avec son mouchoir.