Les Mystères de Paris

| 7.04 - Le portrait

 

 

 

IV

Le portrait


Moitié serpent et moitié chat…
 
WOLFGANG, livre II
 
 
Thomas Seyton, frère de la comtesse Sarah Mac-Gregor, se promenait impatiemment sur l’un des boulevards voisins de l’Observatoire, lorsqu’il vit arriver la Chouette.
 
L’horrible vieille était coiffée d’un bonnet blanc et enveloppée de son grand tartan rouge ; la pointe d’un stylet rond comme une grosse plume et très-acéré ayant traversé le fond du large cabas de paille qu’elle portait au bras, on pouvait voir saillir l’extrémité de cette arme homicide qui avait appartenu au Maître d’école.
 
Thomas Seyton ne s’aperçut pas que la Chouette était armée.
 
– Trois heures sonnent au Luxembourg, dit la vieille. J’arrive comme mars en carême… j’espère.
 
– Venez, lui répondit Thomas Seyton. Et marchant devant elle il traversa quelques terrains vagues, entra dans une ruelle déserte située près de la rue Cassini, s’arrêta vers le milieu de ce passage barré par un tourniquet, ouvrit une petite porte, fit signe à la Chouette de le suivre, et, après avoir fait quelques pas avec elle dans une épaisse allée d’arbres verts, il lui dit :
 
– Attendez là.
 
Et il disparut.
 
– Pourvu qu’il ne me fasse pas droguer trop longtemps, dit la Chouette ; il faut que je sois chez Bras-Rouge à cinq heures avec les Martial pour estourbir la courtière. À propos de ça, et mon surin[1] ! Ah ! le gueux ! il a le nez à la fenêtre, ajouta la vieille en voyant la pointe du poignard traverser les tresses de son cabas. Voilà ce que c’est de ne lui avoir pas mis son bouchon…
 
Et, retirant du cabas le stylet emmanché d’une poignée de bois, elle le plaça de façon à le cacher complètement.
 
– C’est l’outil de Fourline, reprit-elle. Est-ce qu’il ne me le demandait pas, censé pour tuer les rats qui viennent lui faire des risettes dans sa cave ?… Pauvres bêtes ! plus souvent… Ils n’ont que le vieux sans yeux pour se divertir et leur tenir compagnie ! C’est bien le moins qu’ils le grignotent un peu… Aussi je ne veux pas qu’il leur fasse du mal à ces ratons, et je garde le surin… D’ailleurs j’en aurai besoin tantôt pour la courtière peut-être… Trente mille francs de diamants !… Quelle part à chacun de nous ! La journée sera bonne… c’est pas comme l’autre jour ce brigand de notaire que je croyais rançonner. Ah bien ! oui… j’ai eu beau le menacer, s’il ne me donnait pas d’argent, de dénoncer que c’était sa bonne qui m’avait fait remettre la Goualeuse par Tournemine quand elle était toute petite, rien ne l’a effrayé. Il m’a appelé vieille menteuse et m’a mise à la porte… Bon, bon ! je ferai écrire une lettre anonyme à ces gens de la ferme où était allée la Pégriotte pour leur apprendre que c’est le notaire qui l’a fait abandonner autrefois… Ils connaissent peut-être sa famille, et quand elle sortira de Saint-Lazare, ça chauffera pour ce gredin de Jacques Ferrand… Mais on vient… Tiens… c’est la petite dame pâle qui était déguisée en homme au tapis-franc de l’ogresse avec le grand de tout à l’heure, les mêmes que nous avons volés nous deux Fourline dans les décombres, près Notre-Dame, ajouta la Chouette en voyant Sarah paraître à l’extrémité de l’allée. C’est encore quelque coup à monter ; ça doit être au compte de cette petite dame-là que nous avons enlevé la Goualeuse à la ferme. Si elle paie bien, pour du nouveau, ça me chausse encore.
 
En approchant de la Chouette, qu’elle revoyait pour la première fois depuis la scène du tapis-franc, la physionomie de Sarah exprima ce dédain, ce dégoût que ressentent les gens d’un certain monde, lorsqu’ils sont obligés d’entrer en contact avec les misérables qu’ils prennent pour instruments ou pour complices.
 
Thomas Seyton, qui jusqu’alors avait activement servi les criminelles machinations de sa sœur, bien qu’il les considérât comme à peu près vaines, s’était refusé de continuer ce misérable rôle, consentant néanmoins à mettre pour la première et pour la dernière fois sa sœur en rapport avec la Chouette, sans vouloir se mêler des nouveaux projets qu’elles allaient ourdir.
 
N’ayant pu ramener Rodolphe à elle en brisant les liens ou les affections qu’elle lui croyait chers, la comtesse espérait, nous l’avons dit, le rendre dupe d’une indigne fourberie, dont le succès pouvait réaliser le rêve de cette femme opiniâtre, ambitieuse et cruelle.
 
Il s’agissait de persuader à Rodolphe que la fille qu’il avait eue de Sarah n’était pas morte et de substituer une orpheline à cette enfant.
 
On sait que Jacques Ferrand, ayant formellement refusé d’entrer dans ce complot, malgré les menaces de Sarah, s’était résolu à faire disparaître Fleur-de-Marie, autant par crainte des révélations de la Chouette que par crainte des insistances obstinées de la comtesse. Mais celle-ci ne renonçait pas à son dessein, presque certaine de corrompre ou d’intimider le notaire, lorsqu’elle se serait assurée d’une jeune fille capable de remplir le rôle dont elle voulait la charger. Après un moment de silence, Sarah dit à la Chouette :
 
– Vous êtes adroite, discrète et résolue ?
 
– Adroite comme un singe, résolue comme un dogue, muette comme une tanche, voilà la Chouette, telle que le diable l’a faite, pour vous servir, si elle en était capable… et elle l’est…, répondit allègrement la vieille. J’espère que nous vous avons fameusement empaumé la jeune campagnarde, qui est maintenant clouée à Saint-Lazare pour deux bons mois.
 
– Il ne s’agit plus d’elle, mais d’autre chose…
 
– À vos souhaits, ma petite dame ! Pourvu qu’il y ait de l’argent au bout de ce que vous allez me proposer, nous serons comme les deux doigts de la main.
 
Sarah ne put réprimer un mouvement de dégoût.
 
– Vous devez connaître, reprit-elle, des gens du peuple… des gens malheureux ?
 
– Il y a plus de ceux-là que de millionnaires… on peut choisir, Dieu merci ; il y a une riche misère à Paris !
 
– Il faudrait me trouver une orpheline pauvre et surtout qui eût perdu ses parents étant tout enfant. Il faudrait de plus qu’elle fût d’une figure agréable, d’un caractère doux et qu’elle n’eût pas plus de dix-sept ans.
 
La Chouette regarda Sarah avec étonnement.
 
– Une telle orpheline ne doit pas être difficile à rencontrer, reprit la comtesse, il y a tant d’enfants trouvés…
 
– Ah çà ! mais dites donc, ma petite dame, et la Goualeuse que vous oubliez ?… Voilà votre affaire !
 
– Qu’est-ce que c’est que la Goualeuse ?
 
– Cette jeunesse que nous avons été enlever à Bouqueval !
 
– Il ne s’agit plus d’elle, vous dis-je !
 
– Mais écoutez-moi donc, et surtout récompensez-moi du bon conseil : vous voulez une orpheline douce comme un agneau, belle comme le jour et qui n’ait pas dix-sept ans, n’est-ce pas ?
 
– Sans doute…
 
– Eh bien ! prenez la Goualeuse lorsqu’elle sortira de Saint-Lazare ; c’est votre lot comme si on vous l’avait faite exprès, puisqu’elle avait environ six ans quand ce gueux de Jacques Ferrand (il y a dix ans de cela) me l’a fait donner avec mille francs pour s’en débarrasser… même que c’est Tournemine, actuellement au bagne à Rochefort, qui me l’a amenée… me disant que c’était sans doute un enfant dont on voulait se débarrasser ou faire passer pour mort…
 
– Jacques Ferrand… dites-vous ! s’écria Sarah d’une voix si altérée que la Chouette recula stupéfaite. Le notaire Jacques Ferrand…, reprit Sarah, vous a livré cette enfant… et…
 
Elle ne put achever.
 
L’émotion était trop violente ; ses deux mains, tendues vers la Chouette, tremblaient convulsivement ; la surprise, la joie bouleversaient ses traits.
 
– Mais je ne sais pas ce qui vous allume comme ça, ma petite dame, reprit la vieille. C’est pourtant bien simple… Il y a dix ans… Tournemine, une vieille connaissance, m’a dit : « Veux-tu te charger d’une petite fille qu’on veut faire disparaître ? Qu’elle crève ou qu’elle vive, c’est égal ; il y a mille francs à gagner ; tu feras de l’enfant ce que tu voudras… »
 
– Il y a dix ans !… s’écria Sarah.
 
– Dix ans…
 
– Une petite fille blonde ?
 
– Une petite fille blonde…
 
– Avec des yeux bleus ?
 
– Avec des yeux bleus, bleus comme des bluets.
 
– Et c’est elle… qu’à la ferme…
 
– Nous avons emballée pour Saint-Lazare… Faut dire que je ne m’attendais guère à la retrouver à la campagne… cette Pégriotte.
 
– Oh ! mon Dieu ! Mon Dieu ! s’écria Sarah en tombant à genoux, en levant les mains et les yeux au ciel, vos vues sont impénétrables… Je me prosterne devant votre providence. Oh ! si un tel bonheur était possible… mais non, je ne puis encore le croire… ce serait trop beau… non !…
 
Puis, se relevant brusquement, elle dit à la Chouette, qui la regardait tout interdite :
 
– Venez…
 
Et Sarah marcha devant la vieille à pas précipités.
 
Au bout de l’allée, elle monta quelques marches conduisant à la porte vitrée d’un cabinet de travail somptueusement meublé.
 
Au moment où la Chouette allait y entrer, Sarah lui fit signe de demeurer en dehors.
 
Puis la comtesse sonna violemment.
 
Un domestique parut.
 
– Je n’y suis pour personne… et que personne n’entre ici… entendez-vous ?… absolument personne…
 
Le domestique sortit.
 
Sarah, pour plus de sûreté, alla pousser un verrou. La Chouette avait entendu la recommandation faite au domestique et vu Sarah fermer le verrou. La comtesse, se retournant, lui dit :
 
– Entrez vite… et fermez la porte.
 
La Chouette entra.
 
Ouvrant à la hâte un secrétaire, Sarah y prit un coffret d’ébène qu’elle apporta sur un bureau situé au milieu de la chambre et fit signe à la Chouette de venir près d’elle.
 
Le coffret contenait plusieurs fonds d’écrins superposés les uns sur les autres et renfermant de magnifiques pierreries.
 
Sarah était si pressée d’arriver au fond du coffret qu’elle jetait précipitamment sur la table ces casiers splendidement garnis de colliers, de bracelets, de diadèmes, où les rubis, les émeraudes, et les diamants chatoyaient de mille feux.
 
La Chouette fut éblouie…
 
Elle était armée, elle était seule, enfermée avec la comtesse ; la fuite lui était facile, assurée…
 
Une idée infernale traversa l’esprit de ce monstre.
 
Mais pour exécuter ce nouveau forfait, il lui fallait sortir son stylet de son cabas et s’approcher de Sarah sans exciter sa défiance.
 
Avec l’astuce du chat-tigre, qui rampe et s’avance traîtreusement vers sa proie, la vieille profita de la préoccupation de la comtesse pour faire insensiblement le tour du bureau qui la séparait de sa victime.
 
La Chouette avait déjà commencé cette évolution perfide, lorsqu’elle fut obligée de s’arrêter brusquement.
 
Sarah retira un médaillon du double fond de la boîte, se pencha sur la table, le tendit à la Chouette d’une main tremblante et lui dit :
 
– Regardez ce portrait.
 
– C’est la Pégriotte ! s’écria la Chouette, frappée de l’extrême ressemblance ; c’est la petite qu’on m’a livrée ; il me semble la voir quand Tournemine me l’a amenée… C’est bien là ses grands cheveux bouclés que j’ai coupés tout de suite et bien vendus, ma foi !…
 
– Vous la reconnaissez, c’était bien elle ? Oh ! je vous en conjure, ne me trompez pas… ne me trompez pas !
 
– Je vous dis, ma petite dame, que c’est la Pégriotte, comme si on la voyait, dit la Chouette en tâchant de se rapprocher davantage de Sarah sans être remarquée ; à l’heure qu’il est, elle ressemble encore à ce portrait… Si vous la voyiez vous en seriez frappée.
 
Sarah n’avait pas eu un cri de douleur, d’effroi, en apprenant que sa fille avait pendant dix ans vécu misérable, abandonnée…
 
Pas un remords en songeant qu’elle-même l’avait fait arracher fatalement de la paisible retraite où Rodolphe l’avait placée.
 
Tout d’abord, cette mère dénaturée n’interrogea pas la Chouette avec une anxiété terrible sur le passé de son enfant.
 
Non ; chez Sarah l’ambition avait depuis longtemps étouffé la tendresse maternelle.
 
Ce n’était pas la joie de retrouver sa fille qui la transportait, c’était l’espoir certain de voir réaliser enfin le rêve orgueilleux de toute sa vie…
 
Rodolphe s’était intéressé à cette malheureuse enfant, l’avait recueillie sans la connaître ; que serait-ce donc lorsqu’il saurait qu’elle était… SA FILLE ! ! !
 
Il était libre… la comtesse, veuve…
 
Sarah voyait déjà briller à ses yeux la couronne souveraine.
 
La Chouette, avançant toujours à pas lents, avait enfin gagné l’un des bouts de la table et placé son stylet perpendiculairement dans son cabas, la poignée à fleur de l’ouverture… bien à sa portée…
 
Elle n’était plus qu’à quelques pas de la comtesse.
 
– Savez-vous écrire ? lui dit tout à coup celle-ci.
 
Et repoussant de la main le coffre et les bijoux elle ouvrit un buvard placé devant un encrier.
 
– Non, madame, je ne sais pas écrire, répondit la Chouette à tout hasard…
 
– Je vais donc écrire sous votre dictée… Dites-moi toutes les circonstances de l’abandon de cette petite fille.
 
Et Sarah, s’asseyant dans un fauteuil devant le bureau, prit une plume et fit signe à la Chouette de venir auprès d’elle.
 
L’œil de la vieille étincela.
 
Enfin… elle était debout, à côté du siège de Sarah.
 
Celle-ci, courbée sur la table, se préparait à écrire…
 
– Je vais lire tout haut, et à mesure, dit la comtesse, vous rectifierez mes erreurs.
 
– Oui, madame, reprit la Chouette en épiant les moindres mouvements de Sarah.
 
Puis elle glissa sa main droite dans son cabas, pour pouvoir saisir son stylet sans être vue.
 
La comtesse commença d’écrire :
 
– « Je déclare que… »
 
Mais s’interrompant et se tournant vers la Chouette, qui touchait déjà le manche de son poignard, Sarah ajouta :
 
– À quelle époque cette enfant vous a-t-elle été livrée ?
 
– Au mois de février 1827.
 
– Et par qui ? reprit Sarah, toujours tournée vers la Chouette.
 
– Par Pierre Tournemine, actuellement au bagne de Rochefort… C’est Mme Séraphin, la femme de charge du notaire, qui lui avait donné la petite.
 
La comtesse se remit à écrire et lut à haute voix :
 
– « Je déclare qu’au mois de février 1827, le nommé… » La Chouette avait tiré son stylet.
 
Déjà elle le levait pour frapper sa victime entre les deux épaules…
 
Sarah se retourna de nouveau.
 
La Chouette, pour n’être pas surprise, appuya prestement sa main droite armée sur le dossier du fauteuil de Sarah et se pencha vers elle afin de répondre à sa nouvelle question.
 
– J’ai oublié le nom de l’homme qui vous a confié l’enfant, dit la comtesse.
 
– Pierre Tournemine, répondit la Chouette.
 
– « Pierre Tournemine », répéta Sarah en continuant d’écrire, « actuellement au bagne de Rochefort m’a remis un enfant qui lui avait été confié par la femme de charge du… »
 
La comtesse ne put achever…
 
La Chouette, après s’être doucement débarrassée de son cabas en le laissant couler à ses pieds, s’était jetée sur la comtesse avec autant de rapidité que de furie, de sa main gauche l’avait saisie à la nuque, et, lui appuyant le visage sur la table, lui avait, de sa main droite, planté le stylet entre les deux épaules…
 
Cet abominable meurtre fut exécuté si brusquement que la comtesse ne poussa pas un cri, pas une plainte.
 
Toujours assise, elle resta le haut du corps et le front sur la table. Sa plume s’échappa de sa main.
 
– Le même coup que Fourline… au petit vieillard de la rue du Roule, dit le monstre. Encore une qui ne parlera plus… son compte est fait.
 
Et la Chouette, s’emparant à la hâte des pierreries, qu’elle jeta dans son cabas, ne s’aperçut pas que sa victime respirait encore.
 
Le meurtre et le vol accomplis, l’horrible vieille ouvrit la porte vitrée, disparut rapidement dans l’allée d’arbres verts, sortit par la petite porte de la ruelle et gagna les terrains déserts.
 
Près de l’Observatoire, elle prit un fiacre qui la conduisit chez Bras-Rouge, aux Champs-Élysées. La veuve Martial, Nicolas, Calebasse et Barbillon avaient, on le sait, donné rendez-vous à la Chouette dans ce repaire pour voler et tuer la courtière en diamants.
 


[1] Poignard.