XI
Souvenirs
Jacques Ferrand avait facilement et promptement obtenu la liberté de Fleur-de-Marie, liberté qui dépendait d’une simple décision administrative.
Instruit par la Chouette du séjour de la Goualeuse à Saint-Lazare, il s’était aussitôt adressé à l’un de ses clients, homme honorable et influent, lui disant qu’une jeune fille, d’abord égarée mais sincèrement repentante et récemment enfermée à Saint-Lazare, risquait, par le contact des autres prisonnières, de voir s’affaiblir peut-être ses bonnes résolutions. Cette jeune fille lui ayant été vivement recommandée par des personnes respectables qui devaient se charger d’elle à sa sortie de prison, avait ajouté Jacques Ferrand, il priait son tout-puissant client, au nom de la morale, de la religion et de la réhabilitation future de cette infortunée, de solliciter sa libération.
Enfin le notaire, pour se mettre à l’abri de toute recherche ultérieure, avait surtout et instamment prié son client de ne pas le nommer dans l’accomplissement de cette bonne œuvre ; ce vœu, attribué à la modestie philanthropique de Jacques Ferrand, homme aussi pieux que respectable, fut scrupuleusement observé : la liberté de Fleur-de-Marie fut demandée et obtenue au seul nom du client qui, pour comble d’obligeance, envoya directement à Jacques Ferrand l’ordre de sortie, afin qu’il pût l’adresser aux protecteurs de la jeune fille.
Mme Séraphin, en remettant cet ordre au directeur de la prison, ajouta qu’elle était chargée de conduire la Goualeuse auprès des personnes qui s’intéressaient à elle.
D’après les excellents renseignements donnés par l’inspectrice à Mme d’Harville sur Fleur-de-Marie, personne ne douta que celle-ci ne dût sa liberté à l’intervention de la marquise.
La femme de charge du notaire ne pouvait donc en rien exciter la défiance de sa victime.
Mme Séraphin avait, selon l’occasion et ainsi qu’on le dit vulgairement, l’air bonne femme ; il fallait assez d’observation pour remarquer quelque chose d’insidieux, de faux, de cruel dans son regard patelin, dans son sourire hypocrite.
Malgré sa profonde scélératesse, qui l’avait rendue complice ou confidente des crimes de son maître, Mme Séraphin ne put s’empêcher d’être frappée de la touchante beauté de cette jeune fille, qu’elle avait livrée tout enfant à la Chouette… et qu’elle conduisait alors à une mort certaine.
– Eh bien ! ma chère demoiselle, lui dit Mme Séraphin d’une voix mielleuse, vous devez être bien contente de sortir de prison ?
– Oh ! oui, madame, et c’est, sans doute, à la protection de Mme d’Harville, qui a été si bonne pour moi…
– Vous ne vous trompez pas… mais venez… nous sommes déjà un peu en retard… et nous avons une longue route à faire.
– Nous allons à la ferme de Bouqueval, chez Mme Georges, n’est-ce pas… madame ? s’écria la Goualeuse.
– Oui… certainement, nous allons à la campagne… chez Mme Georges, dit la femme de charge pour éloigner tout soupçon de l’esprit de Fleur-de-Marie, puis elle ajouta, avec un air de malicieuse bonhomie : Mais ce n’est pas tout : avant de voir Mme Georges, une petite surprise vous attend ; venez… venez, notre fiacre est en bas… Quel ouf vous allez pousser en sortant d’ici… chère demoiselle !… Allons, partons… Votre servante, messieurs.
Et Mme Séraphin, après avoir salué le greffier et son commis, descendit avec la Goualeuse.
Un gardien les suivait, chargé de faire ouvrir les portes.
La dernière venait de se refermer, et les deux femmes se trouvaient sous le vaste porche qui donne sur la rue du Faubourg-Saint-Denis, lorsqu’elles se rencontrèrent avec une jeune fille qui venait sans doute visiter quelque prisonnière.
C’était Rigolette… Rigolette toujours leste et coquette ; un petit bonnet très-simple, mais bien frais et orné de faveurs cerise qui accompagnaient à merveille ses bandeaux de cheveux noirs, encadrait son joli minois : un col bien blanc se rabattait sur son long tartan brun. Elle portait au bras un cabas de paille ; grâce à sa démarche de chatte attentive et proprette, ses brodequins à semelles épaisses étaient d’une propreté miraculeuse, quoiqu’elle vînt, hélas ! de bien loin, la pauvre enfant.
– Rigolette ! s’écria Fleur-de-Marie en reconnaissant son ancienne compagne de prison[1] et de promenades champêtres.
– La Goualeuse ! dit à son tour la grisette.
Et les deux jeunes filles se jetèrent dans les bras l’une de l’autre.
Rien de plus enchanteur que le contraste de ces deux enfants de seize ans, tendrement embrassées, toutes deux si charmantes, et pourtant si différentes de physionomie et de beauté.
L’une blonde, aux grands yeux bleus mélancoliques, au profil d’une angélique pureté idéale, un peu pâli, un peu attristé, un peu spiritualisé, de ces adorables paysannes de Greuze, d’un coloris si frais et si transparent… mélange ineffable de rêverie, de candeur et de grâce…
L’autre, brune piquante, aux joues rondes et vermeilles, aux jolis yeux noirs, au rire ingénu, à la mine éveillée, type ravissant de jeunesse, d’insouciance et de gaieté, exemple rare et touchant du bonheur dans l’indigence, de l’honnêteté dans l’abandon et de la joie dans le travail.
Après l’échange de leurs naïves caresses, les deux jeunes filles se regardèrent…
Rigolette était radieuse de cette rencontre… Fleur-de-Marie confuse…
La vue de son amie lui rappelait le peu de jours de bonheur calme qui avait précédé sa dégradation première.
– C’est toi… quel bonheur !… disait la grisette…
– Mon Dieu, oui, quelle douce surprise !… Il y a si longtemps que nous ne sommes vues…, répondit la Goualeuse.
– Ah ! maintenant, je ne m’étonne plus de ne t’avoir pas rencontrée depuis six mois…, reprit Rigolette en remarquant les vêtements rustiques de la Goualeuse, tu habites donc la campagne ?…
– Oui… depuis quelque temps, dit Fleur-de-Marie en baissant les yeux…
– Et tu viens, comme moi, voir quelqu’un en prison ?
– Oui… je venais… je viens de voir quelqu’un, dit Fleur-de-Marie en balbutiant et en rougissant de honte.
– Et tu t’en retournes chez toi ? Loin de Paris sans doute ? Chère petite Goualeuse… toujours bonne : je te reconnais bien là… Te rappelles-tu cette pauvre femme en couches à qui tu avais donné ton matelas, du linge et le peu d’argent qui te restait, et que nous allions dépenser à la campagne… Car alors tu étais déjà folle de la campagne, toi… mademoiselle la villageoise.
– Et toi, tu ne l’aimais pas beaucoup, Rigolette ; étais-tu complaisante ! C’est pour moi que tu y venais pourtant.
– Et pour moi aussi… car toi, qui étais toujours un peu sérieuse, tu devenais si contente, si gaie, si folle, une fois au milieu des champs ou des bois… que rien que de t’y voir… c’était pour moi un plaisir… Mais laisse-moi donc encore te regarder. Comme ce joli bonnet rond te va bien ! Es-tu gentille ainsi ! Décidément… c’était ta vocation de porter un bonnet de paysanne, comme la mienne de porter un bonnet de grisette. Te voilà selon ton goût, tu dois être contente… Du reste, ça ne m’étonne pas… quand je ne t’ai plus vue, je me suis dit : « Cette bonne petite Goualeuse n’est pas faite pour Paris, c’est une vraie fleur des bois, comme dit la chanson, et ces fleurs-là ne vivent pas dans la capitale, l’air n’y est pas bon pour elles… Aussi la Goualeuse se sera mise en place chez de braves gens à la campagne : c’est ce que tu as fait, n’est-ce pas ? »
– Oui…, dit Fleur-de-Marie en rougissant.
– Seulement… j’ai un reproche à te faire.
– À moi ?…
– Tu aurais dû me prévenir… on ne se quitte pas ainsi du jour au lendemain… ou du moins sans donner de ses nouvelles.
– Je… j’ai quitté Paris… si vite, dit Fleur-de-Marie de plus en plus confuse, que je n’ai pas pu…
– Oh ! je ne t’en veux pas, je suis trop contente de te revoir… Au fait, tu as eu bien raison de quitter Paris, va, c’est si difficile d’y vivre tranquille ; sans compter qu’une pauvre fille isolée comme nous sommes peut tourner à mal sans le vouloir… Quand on n’a personne pour vous conseiller… on a si peu de défense… les hommes vous font toujours de si belles promesses ; et puis, dame, quelquefois la misère est si dure… Tiens, te souviens-tu de la petite Julie qui était si gentille ? Et de Rosine, la blonde aux yeux noirs ?
– Oui… je m’en souviens.
– Eh bien ! ma pauvre Goualeuse, elles ont été trompées toutes les deux, puis abandonnées, et enfin de malheur en malheur elles en sont tombées à être de ces vilaines femmes que l’on renferme ici…
– Ah ! mon Dieu ! s’écria Fleur-de-Marie qui baissa la tête et devint pourpre.
Rigolette, se trompant sur le sens de l’exclamation de son amie, reprit :
– Elles sont coupables, méprisables… même, si tu veux, je ne dis pas ; mais, vois-tu, ma bonne Goualeuse, parce que nous avons eu le bonheur de rester honnêtes : toi, parce que tu as été vivre à la campagne auprès de braves paysans ; moi, parce que je n’avais pas de temps à perdre avec les amoureux… que je leur préférais mes oiseaux, et que je mettais tout mon plaisir à avoir, grâce à mon travail, un petit ménage, bien gentil… il ne faut pas être trop sévère pour les autres ; mon Dieu ; qui sait… si l’occasion, la tromperie, la misère n’ont pas été pour beaucoup dans la mauvaise conduite de Rosine et de Julie… et si à leur place nous n’aurions pas fait comme elles !…
– Oh ! dit amèrement Fleur-de-Marie, je ne les accuse pas… je les plains…
– Allons, allons, nous sommes pressées, ma chère demoiselle, dit Mme Séraphin en offrant son bras à sa victime avec impatience.
– Madame, donnez-nous encore quelques moments ; il y a si longtemps que je n’ai vu ma pauvre Goualeuse, dit Rigolette.
– C’est qu’il est tard, mesdemoiselles ; déjà trois heures, et nous avons une longue course à faire, répondit Mme Séraphin fort contrariée de cette rencontre ; puis elle ajouta : Je vous donne encore dix minutes…
– Et toi, reprit Fleur-de-Marie en prenant les mains de son amie dans les siennes, tu as un caractère si heureux ; tu es toujours gaie ? toujours contente ?…
– Je l’étais il y a quelques jours… contente et gaie, maintenant…
– Tu as des chagrins ?
– Moi ? Ah bien ! oui, tu me connais… un vrai Roger-Bontemps… Je ne suis pas changée… mais malheureusement tout le monde n’est pas comme moi… Et comme les autres ont des chagrins, ça fait que j’en ai.
– Toujours bonne…
– Que veux-tu !… Figure-toi que je viens ici pour une pauvre fille… une voisine… la brebis du bon Dieu, qu’on accuse à tort et qui est bien à plaindre, va ; elle s’appelle Louise Morel, c’est la fille d’un honnête ouvrier qui est devenu fou tant il était malheureux.
Au nom de Louise Morel, une des victimes du notaire, Mme Séraphin tressaillit et regarda très-attentivement Rigolette.
La figure de la grisette lui était absolument inconnue ; néanmoins la femme de charge prêta dès lors beaucoup d’attention à l’entretien des deux jeunes filles.
– Pauvre femme ! reprit la Goualeuse, comme elle doit être contente de ce que tu ne l’oublies pas dans son malheur !
– Ce n’est pas tout, c’est comme un sort ; telle que tu me vois, je viens de bien loin… et encore d’une prison… mais d’une prison d’hommes.
– D’une prison d’hommes, toi ?…
– Ah ! mon Dieu oui, j’ai là une autre pauvre pratique bien triste… aussi tu vois mon cabas (et Rigolette le montra), il est partagé en deux, chacun a son côté : aujourd’hui j’apporte à Louise un peu de linge, et tantôt j’ai aussi porté quelque chose à ce pauvre Germain… mon prisonnier s’appelle Germain ; tiens, je ne peux pas penser à ce qui vient de m’arriver avec lui sans avoir envie de pleurer… c’est bête, je sais que cela n’en vaut pas la peine, mais enfin je suis comme ça.
– Et pourquoi as-tu envie de pleurer ?
– Figure-toi que Germain est si malheureux d’être confondu avec ces mauvais hommes de la prison qu’il est tout accablé, n’ayant de goût à rien, ne mangeant pas et maigrissant à vue d’œil… Je m’aperçois de ça, et je me dis : « Il n’a pas faim, je vais lui faire une petite friandise qu’il aimait bien quand il était mon voisin, ça le ragoûtera… » Quand je dis friandise, entendons-nous, c’étaient tout bonnement de belles pommes de terre jaunes, écrasées avec un peu de lait et du sucre ; j’en emplis une jolie tasse bien propre, et tantôt je lui porte ça à sa prison en lui disant que j’avais préparé moi-même ce pauvre petit régal, comme autrefois, dans le bon temps, tu comprends ; je croyais ainsi lui donner un peu envie de manger… Ah bien ! oui…
– Comment ?
– Ça lui a donné envie de pleurer ; quand il a reconnu la tasse dans laquelle j’avais si souvent pris mon lait devant lui, il s’est mis à fondre en larmes… et, par-dessus le marché, j’ai fini par faire comme lui, quoique j’aie voulu m’en empêcher. Tu vois comme j’ai de la chance, je croyais bien faire… le consoler, et je l’ai attristé davantage encore.
– Oui, mais ces larmes-là lui auront été si douces !
– C’est égal, j’aurais autant aimé le consoler autrement ; mais je te parle de lui sans te dire qui il est ; c’est un ancien voisin à moi… le plus honnête garçon du monde, aussi doux, aussi timide qu’une jeune fille, et que j’aimais comme un camarade, comme un frère.
– Oh ! alors, je conçois que ses chagrins soient devenus les tiens.
– N’est-ce pas ? Mais tu vas voir comme il a bon cœur. Quand je me suis en allée, je lui ai demandé, comme toujours, ses commissions, lui disant en riant, afin de l’égayer un peu, que j’étais sa petite femme de ménage et que je serais bien exacte, bien active, pour garder sa pratique. Alors lui, s’efforçant de sourire, m’a demandé de lui apporter un des romans de Walter Scott qu’il m’avait autrefois lus le soir pendant que je travaillais ; ce roman-là s’appelle Ivan… Ivanhoé… oui, c’est ça. J’aimais tant ce livre-là qu’il me l’avait lu deux fois… Pauvre Germain ! il était si complaisant !…
– C’est un souvenir de cet heureux temps passé qu’il veut avoir…
– Certainement, puisqu’il m’a priée d’aller dans le même cabinet de lecture, non pour louer, mais pour acheter les mêmes volumes que nous lisions ensemble… Oui, les acheter… et tu juges, pour lui, c’est un sacrifice, car il est aussi pauvre que nous.
– Excellent cœur ! dit la Goualeuse tout émue.
– Te voilà aussi attendrie que moi… quand il m’a chargée de cette commission, ma bonne petite Goualeuse ; mais tu comprends, plus je me sentais envie de pleurer, plus je tâchais de rire, car, pleurer deux fois dans une visite faite exprès pour l’égayer, c’était trop fort… Aussi, pour cacher ça, je me suis mise à lui rappeler les drôles d’histoires d’un juif, un personnage de ce roman qui nous amusait tant autrefois… mais plus je parlais, plus il me regardait avec de grosses, grosses larmes dans les yeux. Dame, moi, ça m’a fendu le cœur ; j’avais beau renfoncer mes larmes depuis un quart d’heure… j’ai fini par faire comme lui ; quand je l’ai quitté, il sanglotait et je me disais, furieuse de ma sottise : « Si c’est comme ça que je le console et que je l’égaie, c’est bien la peine d’aller le voir ; moi qui me promets toujours de le faire rire, c’est étonnant comme j’y réussis ! »
Au nom de Germain, autre victime du notaire, Mme Séraphin avait redoublé d’attention.
– Et qu’a-t-il donc fait, ce jeune homme, pour être en prison ? demanda Fleur-de-Marie.
– Lui ! s’écria Rigolette, dont l’attendrissement cédait à l’indignation, il a fait qu’il est poursuivi par un vieux monstre de notaire… qui est aussi le dénonciateur de Louise.
– De Louise, que tu viens voir ici ?
– Sans doute ; elle était la servante du notaire, et Germain était son caissier… Il serait trop long de te dire de quoi il accuse bien injustement ce pauvre garçon… Mais, ce qu’il y a de sûr, c’est que ce méchant homme est comme un enragé après ces deux malheureux, qui ne lui ont jamais fait de mal… Mais patience, patience, chacun aura son tour…
Rigolette prononça ces derniers mots avec une expression qui inquiéta Mme Séraphin. Se mêlant à la conversation, au lieu d’y demeurer étrangère, elle dit à Fleur-de-Marie d’un air patelin :
– Ma chère demoiselle, il est tard, il faut partir… on nous attend. Je comprends bien que ce que vous dit mademoiselle vous intéresse, car moi, qui ne connais pas la jeune fille et le jeune homme dont on parle, ça me désole. Mon Dieu ! est-il possible qu’il y ait des gens si méchants ! Et comment donc s’appelle-t-il, ce vilain notaire dont vous parlez, mademoiselle ?
Rigolette n’avait aucune raison de se défier de Mme Séraphin. Néanmoins, se souvenant des recommandations de Rodolphe, qui lui avait enjoint la plus grande réserve au sujet de la protection cachée qu’il accordait à Germain et à Louise, elle regretta de s’être laissé entraîner à dire : « Patience, chacun aura son tour. »
– Ce méchant homme s’appelle M. Ferrand, madame, reprit donc Rigolette, ajoutant très-adroitement, pour réparer sa légère indiscrétion : Et c’est d’autant plus mal à lui de tourmenter Louise et Germain que personne ne s’intéresse à eux… excepté moi… ce qui ne leur sert pas à grand-chose.
– Quel malheur ! reprit Mme Séraphin, j’avais espéré le contraire quand vous avez dit : « Mais patience… » Je croyais que vous comptiez sur quelque protecteur pour soutenir ces deux infortunés contre ce méchant notaire.
– Hélas ! non, madame, ajouta Rigolette, afin de détourner complètement les soupçons de Mme Séraphin ; qui serait assez généreux pour prendre le parti de ces deux pauvres jeunes gens contre un homme riche et puissant, comme l’est ce M. Ferrand ?
– Oh ! il y a des cœurs assez généreux pour cela ! reprit Fleur-de-Marie après un moment de réflexion et avec une exaltation contrainte, oui, je connais quelqu’un qui se fait un devoir de protéger ceux qui souffrent et de les défendre, car celui dont je te parle est aussi secourable aux honnêtes gens que redoutable aux méchants.
Rigolette regarda la Goualeuse avec étonnement et fut sur le point de lui dire, en songeant à Rodolphe, qu’elle aussi connaissait quelqu’un qui prenait courageusement le parti du faible contre le fort ; mais, toujours fidèle aux recommandations de son voisin (ainsi qu’elle appelait le prince), la grisette répondit à Fleur-de-Marie :
– Vraiment ! tu connais quelqu’un d’assez généreux pour venir aussi en aide aux pauvres gens ?…
– Oui… et, quoique j’aie déjà à implorer sa pitié, sa bienfaisance pour d’autres personnes, je suis sûre que s’il connaissait le malheur immérité de Louise et de M. Germain… il les sauverait et punirait leur persécuteur… car sa justice et sa bonté sont inépuisables comme celles de Dieu…
Mme Séraphin regarda sa victime avec surprise. « Cette petite fille serait-elle donc encore plus dangereuse que nous ne le pensions ? se dit-elle ; si j’avais pu en avoir pitié, ce qu’elle vient de dire rendrait inévitable l’accident qui va nous en débarrasser. »
– Ma bonne petite Goualeuse, puisque tu as une si bonne connaissance, je t’en supplie, recommande-lui ma bonne Louise et mon Germain, car ils ne méritent pas leur mauvais sort, dit Rigolette en songeant que ses amis ne pouvaient que gagner à avoir deux défenseurs au lieu d’un.
– Sois tranquille, je te promets de faire ce que je pourrai pour tes protégés auprès de M. Rodolphe, dit Fleur-de-Marie.
– M. Rodolphe ! s’écria Rigolette étrangement surprise.
– Sans doute, dit la Goualeuse.
– M. Rodolphe !… Un commis voyageur ?
– Je ne sais pas ce qu’il est… mais pourquoi cet étonnement ?
– Parce que je connais aussi un M. Rodolphe.
– Ce n’est peut-être pas le même.
– Voyons, voyons le tien ; comment est-il ?
– Jeune !…
– C’est ça.
– Une figure pleine de noblesse et de bonté.
– C’est bien ça… mais, mon Dieu ! c’est tout comme le mien, dit Rigolette de plus en plus étonnée, et elle ajouta : Est-il brun, a-t-il de petites moustaches ?
– Oui.
– Enfin, il est grand et mince… il a une taille charmante… et l’air si comme il faut… pour un commis voyageur… Est-ce toujours bien ça le tien ?
– Sans doute, c’est lui, répondit Fleur-de-Marie ; seulement, ce qui m’étonne, c’est que tu croies qu’il est commis voyageur.
– Quant à cela, j’en suis sûre… il me l’a dit.
– Tu le connais ?
– Si je le connais ? c’est mon voisin.
– M. Rodolphe ?
– Il a une chambre au quatrième, à côté de la mienne.
– Lui ?… Lui ?…
– Qu’est-ce qu’il y a d’étonnant à cela ? C’est tout simple ; il ne gagne guère que quinze ou dix-huit cents francs par an ; il ne peut prendre qu’un logement modeste, quoiqu’il ait l’air de ne pas avoir beaucoup d’ordre… car il ne sait pas seulement ce que ses habits lui coûtent… mon cher voisin…
– Non… non…, ce n’est pas le même…, dit Fleur-de-Marie en réfléchissant.
– Ah çà ! le tien est donc un phénix pour l’ordre ?
– Celui dont je te parle, vois-tu, Rigolette, dit Fleur-de-Marie avec enthousiasme, est tout-puissant… on ne prononce son nom qu’avec amour et vénération… son aspect trouble, impose… et l’on est tenté de s’agenouiller devant sa grandeur et sa bonté…
– Alors je m’y perds, ma pauvre Goualeuse ; je dis comme toi, ça n’est plus le même, car le mien n’est ni tout-puissant, ni imposant, il est très-bon enfant, très-gai, et on ne s’agenouille pas devant lui ; au contraire, car il m’avait promis de m’aider à cirer ma chambre, sans compter qu’il devait me mener promener le dimanche… Tu vois que ça n’est pas un gros seigneur. Mais à quoi est-ce que je pense, j’ai joliment le cœur à la promenade ! Et Louise, et mon pauvre Germain ! Tant qu’ils seront en prison, il n’y aura pas de plaisir pour moi.
Depuis quelques moments, Fleur-de-Marie réfléchissait profondément ; elle s’était tout à coup rappelé que, lors de sa première entrevue avec Rodolphe chez l’ogresse, il avait l’extérieur et le langage des hôtes du tapis-franc. Ne pouvait-il pas jouer ce rôle de commis voyageur auprès de Rigolette ?
Mais quel était le but de cette nouvelle transformation ?
La grisette reprit, voyant l’air pensif de Fleur-de-Marie :
– Il n’est pas besoin de te creuser la tête pour cela, ma bonne Goualeuse ; nous saurons bien si nous connaissons le même M. Rodolphe ; quand tu verras le tien, parle-lui de moi ; quand je verrai le mien, je lui parlerai de toi ; de cette manière-là nous saurons tout de suite à quoi nous en tenir.
– Et où demeures-tu, Rigolette ?
– Rue du Temple, n° 17.
« Voilà qui est étrange et bon à savoir, se dit Mme Séraphin, qui avait attentivement écouté cette conversation. Ce M. Rodolphe, mystérieux et tout-puissant personnage qui se fait sans doute passer pour commis voyageur, occupe un logement voisin de celui de cette petite ouvrière, qui a l’air d’en savoir plus qu’elle n’en veut dire, et ce défenseur des opprimés loge ainsi qu’elle dans la maison de Morel et de Bradamanti… Bon, bon, si la grisette et le prétendu commis voyageur continuent à se mêler de ce qui ne les regarde pas, on saura où les trouver. »
– Lorsque j’aurai parlé à M. Rodolphe, je t’écrirai, dit la Goualeuse, et je te donnerai mon adresse pour que tu puisses me répondre ; mais répète-moi la tienne, je crains de l’oublier.
– Tiens, j’ai justement sur moi une des cartes que je laisse à mes pratiques, et elle donna à Fleur-de-Marie une petite carte sur laquelle était écrit en magnifique bâtarde : Mademoiselle Rigolette, couturière, rue du Temple, n° 17. C’est comme imprimé, n’est-ce pas ? ajouta la grisette. C’est encore ce pauvre Germain qui me les a écrites dans le temps, ces cartes-là ; il était si bon, si prévenant !… Tiens, vois-tu, c’est comme un fait exprès, on dirait que je ne m’aperçois de toutes ses excellentes qualités que depuis qu’il est malheureux… et maintenant je suis toujours à me reprocher d’avoir attendu si tard pour l’aimer…
– Tu l’aimes donc ?
– Ah ! mon Dieu oui !… Il faut bien que j’aie un prétexte pour aller le voir en prison… Avoue que je suis une drôle de fille, dit Rigolette en étouffant un soupir et en riant dans ses larmes, comme dit le poëte.
– Tu es bonne et généreuse comme toujours, dit Fleur-de-Marie en pressant tendrement les mains de son amie.
Mme Séraphin en avait sans doute assez appris par l’entretien des deux jeunes filles, car elle dit presque brusquement à Fleur-de-Marie :
– Allons, allons, ma chère demoiselle, partons ; il est tard, voilà un quart d’heure de perdu.
– A-t-elle l’air bougon, cette vieille !… Je n’aime pas sa figure, dit tout bas Rigolette à Fleur-de-Marie. Puis elle reprit tout haut : Quand tu viendras à Paris, ma bonne Goualeuse, ne m’oublie pas ; ta visite me ferait tant de plaisir ! Je serais si contente de passer une journée avec toi, de te montrer mon petit ménage, ma chambre, mes oiseaux !… J’ai des oiseaux… c’est mon luxe.
– Je tâcherai de t’aller voir, mais certainement je t’écrirai ; allons, adieu, Rigolette, adieu… Si tu savais comme je suis heureuse de t’avoir rencontrée !
– Et moi donc… mais ce ne sera pas la dernière fois, je l’espère ; et puis je suis si impatiente de savoir si ton M. Rodolphe est le même que le mien… Écris-moi bien vite à ce sujet, je t’en prie.
– Oui, oui… adieu, Rigolette.
– Adieu, ma bonne petite Goualeuse.
Et les deux jeunes filles s’embrassèrent tendrement en dissimulant leur émotion.
Rigolette entra dans la prison pour voir Louise, grâce au permis que lui avait fait obtenir Rodolphe.
Fleur-de-Marie monta en fiacre avec Mme Séraphin, qui ordonna au cocher d’aller aux Batignolles et de s’arrêter à la barrière.
Un chemin de traverse très-court conduisait de cet endroit presque directement au bord de la Seine, non loin de l’île du Ravageur.
Fleur-de-Marie, ne connaissant pas Paris, n’avait pu s’apercevoir que la voiture suivait une autre route que celle de la barrière Saint-Denis. Ce fut seulement lorsque le fiacre s’arrêta aux Batignolles qu’elle dit à Mme Séraphin, qui l’invitait à descendre :
– Mais il me semble, madame, que ce n’est pas là le chemin de Bouqueval… Et puis comment irons-nous à pied d’ici jusqu’à la ferme ?
– Tout ce que je puis vous dire, ma chère demoiselle, reprit cordialement la femme de charge, c’est que j’exécute les ordres de vos bienfaiteurs et que vous leur feriez grand-peine si vous hésitiez à me suivre…
– Oh ! madame, ne le pensez pas ! s’écria Fleur-de-Marie ; vous êtes envoyée par eux, je n’ai aucune question à vous adresser… Je vous suis aveuglément ; dites-moi seulement si Mme Georges se porte toujours bien.
– Elle se porte à ravir.
– Et M. Rodolphe ?
– Parfaitement bien aussi.
– Vous le connaissez donc, madame ; mais tout à l’heure, quand je parlais de lui avec Rigolette, vous n’en avez rien dit ?
– Parce que je ne devais rien en dire… apparemment. J’ai mes ordres…
– C’est lui qui vous les a donnés ?
– Est-elle curieuse, cette chère demoiselle, est-elle curieuse ! dit en riant la femme de charge.
– Vous avez raison ; pardonnez mes questions, madame. Puisque nous allons à pied à l’endroit où vous me conduisez, ajouta Fleur-de-Marie en souriant doucement, je saurai bientôt ce que je désire tant de savoir.
– En effet, ma chère demoiselle, avant un quart d’heure, nous serons arrivées.
La femme de charge, ayant laissé derrière elle les dernières maisons des Batignolles, suivit avec Fleur-de-Marie un chemin gazonné bordé de noyers.
Le jour était tiède et beau, le ciel à demi-voilé de nuages empourprés par le couchant ; le soleil, commençant à décliner, jetait ses rayons obliques sur les hauteurs de Colombes, de l’autre côté de la Seine.
À mesure que Fleur-de-Marie approchait des bords de la rivière, ses joues pâles se coloraient légèrement ; elle aspirait avec délices l’air vif et pur de la campagne.
Sa touchante physionomie exprimait une satisfaction si douce que Mme Séraphin lui dit :
– Vous semblez bien contente, ma chère demoiselle ?
– Oh ! oui, madame… je vais revoir Mme Georges, peut-être M. Rodolphe… j’ai de pauvres créatures très-malheureuses à leur recommander… j’espère qu’on les soulagera… comment ne serais-je pas contente ? Si j’étais triste, comment ma tristesse ne s’effacerait-elle pas ? Et puis, voyez donc… le ciel est si gai avec ses nuages roses ! Et le gazon… est-il vert malgré la saison ! et là-bas… là-bas… derrière ces saules, la rivière… est-elle grande, mon Dieu ! Le soleil y brille, c’est éblouissant… on dirait des reflets d’or… Il brillait ainsi tout à l’heure dans l’eau du petit bassin de la prison… Dieu n’oublie pas les pauvres prisonniers… il leur donne aussi leur rayon de soleil, ajouta Fleur-de-Marie avec une sorte de pieuse reconnaissance ; puis, ramenée par le souvenir de sa captivité à mieux apprécier encore le bonheur d’être libre, elle s’écria dans un élan de joie naïve :
– Ah ! madame… et là-bas, au milieu de la rivière, voyez donc cette jolie petite île bordée de saules et de peupliers, avec cette maison blanche au bord de l’eau… comme cette habitation doit être charmante l’été quand tous les arbres sont couverts de feuilles ; quel silence, quelle fraîcheur on doit y trouver !
– Ma foi, dit Mme Séraphin avec un sourire étrange, je suis ravie que vous trouviez cette île jolie.
– Pourquoi cela, madame ?
– Parce que nous y allons.
– Dans cette île ?
– Oui, cela vous surprend ?
– Un peu, madame.
– Et si vous trouviez là vos amis ?
– Que dites-vous ?
– Vos amis rassemblés pour fêter votre sortie de prison ? ne seriez-vous pas encore plus agréablement surprise ?
– Il serait possible ! Mme Georges… M. Rodolphe…
– Tenez, ma chère demoiselle, je n’ai pas plus de défense qu’un enfant… avec votre petit air innocent vous me feriez dire ce que je ne dois pas dire.
– Je vais les revoir… oh ! madame, comme mon cœur bat !
– N’allez donc pas si vite, je conçois votre impatience, mais je puis à peine vous suivre… petite folle…
– Pardon, madame, j’ai tant de hâte d’arriver…
– C’est bien naturel… je ne vous en fais pas un reproche, au contraire…
– Voici le chemin qui descend, il est mauvais, voulez-vous mon bras, madame ?
– Ce n’est pas de refus, ma chère demoiselle… car vous êtes leste et ingambe, et moi je suis vieille.
– Appuyez-vous sur moi, madame, n’ayez pas peur de me fatiguer…
– Merci, ma chère demoiselle, votre aide n’est pas de trop, cette descente est si rapide… enfin nous voici dans une belle route.
– Ah ! madame, il est donc vrai, je vais revoir Mme Georges ? je ne puis le croire.
– Encore un peu de patience… dans un quart d’heure… vous la verrez et vous le croirez alors !
– Ce que je ne puis pas comprendre, ajouta Fleur-de-Marie après un moment de réflexion, c’est que Mme Georges m’attende là au lieu de m’attendre à la ferme.
– Toujours curieuse, cette chère demoiselle, toujours curieuse…
– Comme je suis indiscrète, n’est-ce pas, madame ? dit Fleur-de-Marie en souriant.
– Aussi pour vous j’ai bien envie de vous apprendre la surprise que vos amis vous ménagent.
– Une surprise ? à moi, madame ?
– Tenez, laissez-moi tranquille, petite espiègle, vous me feriez encore parler malgré moi.
Nous laisserons Mme Séraphin et sa victime dans le chemin qui conduit à la rivière.
Nous les précéderons toutes deux de quelques moments à l’île du Ravageur.
[1] Le lecteur se souvient peut-être que, dans le récit de ses premières années qu’elle a fait à Rodolphe lors de son entretien avec lui chez l’ogresse, la Goualeuse lui avait parlé de Rigolette, qui, enfant vagabond comme elle, avait été enfermée jusqu’à seize ans dans une maison de détention.