Les Mystères de Paris

| 10.2 - Martial et le Chourineur

 

 

 

II

Martial et le Chourineur


Nous avons présenté le tableau de la toilette des condamnés dans toute son effroyable vérité, parce qu’il nous semble qu’il ressort de cette peinture de puissants arguments.
 
Contre la peine de mort.
 
Contre la manière que cette peine est appliquée.
 
Contre l’effet qu’on en attend comme exemple donné aux populations.
 
Quoique dépouillé de cet appareil à la fois formidable et religieux dont devraient être au moins entourés tous les actes de suprême châtiment que la loi inflige au nom de la vindicte publique, la toilette est ce qu’il y a de plus terrifiant dans l’exécution de l’arrêt de mort, et c’est cela que l’on cache à la multitude.
 
Au contraire, en Espagne, par exemple, le condamné reste exposé pendant trois jours dans une chapelle ardente, son cercueil est continuellement sous ses yeux ; les prêtres disent les prières des agonisants, les cloches de l’église tintent jour et nuit un glas funèbre[1].
 
On conçoit que cette espèce d’initiation à une mort prochaine puisse épouvanter les criminels les plus endurcis, et inspirer une terreur salutaire à la foule qui se presse aux grilles de la chapelle mortuaire.
 
Puis le jour du supplice est un jour de deuil public ; les cloches de toutes les paroisses sonnent les trépassés ; le condamné est lentement conduit à l’échafaud avec une pompe imposante, lugubre, son cercueil toujours porté devant lui ; les prêtres, chantant les prières des morts, marchent à ses côtés ; viennent ensuite les confréries religieuses, et enfin des frères quêteurs demandent à la foule de quoi dire des messes pour le repos de l’âme du supplicié… Jamais la foule ne reste sourde à cet appel…
 
Sans doute, tout cela est épouvantable, mais cela est logique, mais cela est imposant, mais cela montre que l’on ne retranche pas de ce monde une créature de Dieu pleine de vie et de force comme on égorge un bœuf, mais cela donne à penser à la multitude, qui juge toujours du crime par la grandeur de la peine… que l’homicide est un forfait bien abominable, puisque son châtiment ébranle, attriste, émeut toute une ville.
 
Encore une fois, ce redoutable spectacle peut faire naître de graves réflexions, inspirer un utile effroi… et ce qu’il y a de barbare dans ce sacrifice humain est au moins couvert par la terrible majesté de son exécution.
 
Mais, nous le demandons, les choses se passant exactement comme nous les avons rapportées (et quelquefois même moins gravement), de quel exemple cela peut-il être ?
 
De grand matin on prend le condamné, on le garrotte, on le jette dans une voiture fermée, le postillon fouette, touche à l’échafaud, la bascule joue, et une tête tombe dans un panier… au milieu des railleries atroces de ce qu’il y a de plus corrompu dans la populace !…
 
Encore une fois, dans cette exécution rapide et furtive, où est l’exemple ? où est l’épouvante ?…
 
Et puis, comme l’exécution a lieu pour ainsi dire à huis clos, dans un endroit parfaitement écarté, avec une précipitation sournoise, toute la ville ignore cet acte sanglant et solennel, rien ne lui annonce que ce jour-là on « tue un homme »… les théâtres rient et chantent… la foule bourdonne insoucieuse et bruyante…
 
Au point de vue de la société, de la religion, de l’humanité, c’est pourtant quelque chose qui doit importer à tous que cet homicide juridique commis au nom de l’intérêt de tous…
 
Enfin, disons-le encore, disons-le toujours, voici le glaive, mais où est la couronne ? À côté de la punition, montrez la récompense ; alors seulement la leçon sera complète et féconde… Si, le lendemain de ce jour de deuil et de mort, le peuple, qui a vu la veille le sang d’un grand criminel rougir l’échafaud, voyait rémunérer et exalter un grand homme de bien, il redouterait d’autant plus le supplice du premier qu’il ambitionnerait davantage le triomphe du second ; la terreur empêche à peine le crime, jamais elle n’inspire la vertu.
 
Considère-t-on l’effet de la peine de mort sur les condamnés eux-mêmes ?
 
Ou ils la bravent avec un cynisme audacieux…
 
Ou ils la subissent inanimés, à demi morts d’épouvante…
 
Ou ils offrent leur tête avec un repentir profond et sincère…
 
Or, la peine est insuffisante pour ceux qui la narguent…
 
Inutile pour ceux qui sont déjà morts moralement…
 
Exagérée pour ceux qui se repentent avec sincérité.
 
Répétons-le : la société ne tue le meurtrier ni pour le faire souffrir, ni pour lui infliger la loi du talion… Elle le tue pour le mettre dans l’impossibilité de nuire… elle le tue pour que l’exemple de sa punition serve de frein aux meurtriers à venir.
 
Nous croyons, nous, que la peine est trop barbare, et qu’elle n’épouvante pas assez…
 
Nous croyons, nous, que dans quelques crimes, tels que le parricide, ou autres forfaits qualifiés, l’aveuglement et un isolement perpétuel mettraient un condamné dans l’impossibilité de nuire, et le puniraient d’une manière mille fois plus redoutable, tout en lui laissant le temps du repentir et de la rédemption.
 
Si l’on doutait de cette assertion, nous rappellerions beaucoup de faits constatant l’horreur invincible des criminels endurcis pour l’isolement. Ne sait-on pas que quelques-uns ont commis des meurtres pour être condamnés à mort, préférant ce supplice à une cellule ?… Quelle serait donc leur terreur, lorsque l’aveuglement, joint à l’isolement, ôterait au condamné l’espoir de s’évader, espoir qu’il conserve et qu’il réalise quelquefois même en cellule et chargé de fers ?
 
Et à ce propos, nous pensons aussi que l’abolition des condamnations capitales sera peut-être une des conséquences forcées de l’isolement pénitentiaire : l’effroi que cet isolement inspire à la génération qui peuple à cette heure les prisons et les bagnes étant tel que beaucoup d’entre ces incurables préféreront encourir le dernier supplice que l’emprisonnement cellulaire, alors il faudra sans doute supprimer la peine de mort pour leur enlever cette dernière et épouvantable alternative.
 
 
Avant de poursuivre notre récit, disons quelques mots des relations récemment établies entre le Chourineur et Martial.
 
Une fois Germain sorti de prison, le Chourineur prouva facilement qu’il s’était volé lui-même, avoua au juge d’instruction le but de cette singulière mystification, et fut mis en liberté après avoir été justement et sévèrement admonesté par ce magistrat.
 
N’ayant pas alors retrouvé Fleur-de-Marie, et voulant récompenser de ce nouvel acte de dévouement le Chourineur, auquel il devait déjà la vie, Rodolphe, pour combler les vœux de son rude protégé, l’avait logé à l’hôtel de la rue Plumet, lui promettant de l’emmener à sa suite lorsqu’il retournerait en Allemagne. Nous l’avons dit, le Chourineur éprouvait pour Rodolphe l’attachement aveugle, obstiné du chien pour son maître. Demeurer sous le même toit que le prince, le voir quelquefois, attendre avec patience une nouvelle occasion de se sacrifier à lui ou aux siens, là se bornaient l’ambition et le bonheur du Chourineur, qui préférait mille fois cette condition à l’argent et à la ferme en Algérie que Rodolphe avait mis à sa disposition.
 
Mais, lorsque le prince eut retrouvé sa fille, tout changea ; malgré sa vive reconnaissance pour l’homme qui lui avait sauvé la vie, il ne put se résoudre à emmener avec lui en Allemagne ce témoin de la première honte de Fleur-de-Marie… Bien décidé d’ailleurs à combler tous les désirs du Chourineur, il le fit venir une dernière fois et lui dit qu’il attendait de son attachement un nouveau service. À ces mots, la physionomie du Chourineur rayonna ; mais elle devint bientôt consternée, lorsqu’il apprit que non-seulement il ne pourrait suivre le prince en Allemagne, mais qu’il faudrait quitter l’hôtel le jour même.
 
Il est inutile de dire les compensations brillantes que Rodolphe offrit au Chourineur : l’argent qui lui était destiné, le contrat de vente de la ferme en Algérie, plus encore, s’il le voulait… tout était à sa disposition.
 
Le Chourineur, frappé au cœur, refusa ; et, pour la première fois de sa vie peut-être, cet homme pleura… Il fallut l’instance de Rodolphe pour le décider à accepter ses premiers bienfaits.
 
Le lendemain, le prince fit venir la Louve et Martial ; sans leur apprendre que Fleur-de-Marie était sa fille, il leur demanda ce qu’il pouvait faire pour eux ; tous leurs désirs devaient être accomplis. Voyant leur hésitation, et se souvenant de ce que Fleur-de-Marie lui avait dit des goûts un peu sauvages de la Louve et de son mari, il proposa au hardi ménage une somme d’argent considérable, ou bien la moitié de cette somme et des terres en plein rapport, dépendantes d’une ferme voisine de celle qu’il avait fait acheter pour le Chourineur, et qui était aussi à vendre. En faisant cette offre, le prince avait encore songé que Martial et le Chourineur, tous deux rudes, énergiques, tous deux doués de bons et valeureux instincts, sympathiseraient d’autant mieux qu’ils avaient aussi tous deux des raisons de rechercher la solitude, l’un à cause de son passé, l’autre à cause des crimes de sa famille.
 
Il ne se trompait pas ; Martial et la Louve acceptèrent avec transport ; puis, ayant été, par l’intermédiaire de Murph, mis en rapport avec le Chourineur, tous trois se félicitèrent bientôt des relations que promettait leur voisinage en Algérie.
 
Malgré la profonde tristesse où il était plongé, ou plutôt à cause même de cette tristesse, le Chourineur, touché des avances cordiales de Martial et de sa femme, y répondit avec affection. Bientôt une amitié sincère unit les futurs colons : les gens de cette trempe se jugent vite et s’aiment de même… Aussi, la Louve et Martial, n’ayant pu, malgré leurs affectueux efforts, tirer leur nouvel ami de sa sombre léthargie, ne comptaient plus pour l’en distraire que sur le mouvement du voyage et sur l’activité de leur vie à venir ; car, une fois en Algérie, ils seraient obligés de se mettre au fait de la culture des terres qu’on leur avait données, les propriétaires devant, d’après les conditions de la vente, faire valoir les fermes pendant une année encore, afin que les nouveaux possesseurs fussent en état de surveiller plus tard l’exploitation.
 
Ces préliminaires posés, on comprendra qu’instruit de la pénible entrevue à laquelle Martial devait se rendre pour obéir aux dernières volontés de sa mère, le Chourineur ait voulu accompagner son nouvel ami jusqu’à la porte de Bicêtre, où il l’attendait dans le fiacre qui les avait amenés, et qui les reconduisit à Paris après que Martial, épouvanté, eut quitté le cachot où l’on faisait les terribles préparatifs de l’exécution de sa mère et de sa sœur.
 
La physionomie du Chourineur était complètement changée : l’expression d’audace et de bonne humeur qui caractérisait ordinairement sa mâle figure avait fait place à un morne abattement ; sa voix même avait perdu quelque chose de sa rudesse ; une douleur de l’âme, douleur jusqu’alors inconnue de lui, avait rompu, brisé cette nature énergique.
 
Il regardait Martial avec compassion.
 
– Courage, lui disait le Chourineur, vous avez fait tout ce qu’un brave garçon pouvait faire… C’est fini… Songez à votre femme, à ces enfants que vous avez empêchés d’être des gueux comme père et mère… Et puis enfin, ce soir nous aurons quitté Paris pour n’y plus revenir, et vous n’entendrez plus jamais parler de ce qui vous afflige.
 
– C’est égal, voyez-vous, Chourineur… après tout, c’est ma mère… c’est ma sœur.
 
– Enfin, que voulez-vous… ça est… et, quand les choses sont… il faut bien s’y soumettre… dit le Chourineur en étouffant un soupir.
 
Après un moment de silence, Martial lui dit cordialement :
 
– Moi aussi je devrais vous consoler, pauvre garçon… toujours cette tristesse.
 
– Toujours, Martial…
 
– Enfin… moi et ma femme… nous comptons qu’une fois hors de Paris… ça vous passera…
 
– Oui, dit le Chourineur au bout de quelques instants et presque en frissonnant malgré lui, si je sors de Paris…
 
– Puisque… nous partons ce soir.
 
– C’est-à-dire vous autres… vous partez ce soir…
 
– Et vous donc ? est-ce que vous changez d’idée maintenant ?
 
– Non…
 
– Eh bien ?
 
Le Chourineur garda de nouveau le silence, puis il reprit, en faisant un effort sur lui-même :
 
– Tenez, Martial… vous allez hausser les épaules… mais j’aime autant tout vous dire… S’il m’arrive quelque chose, au moins ça prouvera que je ne me suis pas trompé.
 
– Qu’y a-t-il donc ?
 
– Quand… M. Rodolphe… nous a fait demander s’il nous conviendrait de partir ensemble pour Alger et d’y être voisins, je n’ai pas voulu vous tromper… ni vous ni votre femme… Je vous ai dit… ce que j’avais été…
 
– Ne parlons plus de cela… vous avez subi votre peine… vous êtes aussi bon et aussi brave que pas un… Mais je conçois que, comme moi, vous aimiez mieux aller vivre au loin… grâce à notre généreux protecteur… que de rester ici… où, si à l’aise et si honnêtes que nous soyons, on nous reprocherait toujours, à vous un méfait que vous avez payé et dont vous vous repentez pourtant encore… à moi les crimes de mes parents… dont je ne suis pas responsable. Mais de vous à nous… le passé est passé… et bien passé… Soyez tranquille… nous comptons sur vous comme vous pouvez compter sur nous.
 
– De vous à moi… peut-être… le passé est passé ; mais, comme je le disais à M. Rodolphe… voyez-vous, Martial… il y a quelque chose là-haut… et j’ai tué un homme…
 
– C’est un grand malheur ; mais, enfin, dans ce moment-là vous ne vous connaissiez plus… vous étiez comme fou… et puis enfin vous avez sauvé la vie à d’autres personnes… et ça doit vous compter.
 
– Écoutez, Martial… si je vous parle de mon malheur… voilà pourquoi… Autrefois j’avais souvent un rêve… dans lequel je voyais… le sergent que j’ai tué… Depuis longtemps… je ne l’avais plus… ce rêve… et cette nuit… je l’ai eu…
 
– C’est un hasard.
 
– Non… ça m’annonce un malheur pour aujourd’hui.
 
– Vous déraisonnez, mon bon camarade…
 
– J’ai un pressentiment que je ne sortirai pas de Paris…
 
– Encore une fois, vous n’avez pas le sens commun… Votre chagrin de quitter notre bienfaiteur… la pensée de me conduire aujourd’hui à Bicêtre… où de si tristes choses m’attendaient… tout cela vous aura agité cette nuit : alors naturellement votre rêve… vous sera revenu…
 
Le Chourineur secoua tristement la tête.
 
– Il m’est revenu juste la veille du départ de M. Rodolphe… car c’est aujourd’hui qu’il part…
 
– Aujourd’hui ?
 
– Oui… Hier j’ai envoyé un commissionnaire à son hôtel… n’osant pas y aller moi-même… il me l’avait défendu… On a dit que le prince partait ce matin, à onze heures… par la barrière de Charenton. Aussi une fois que nous allons être arrivés à Paris… je me posterai là… pour tâcher de le voir ; ça sera la dernière fois !… la dernière !…
 
– Il paraît si bon, que je comprends bien que vous l’aimiez…
 
– L’aimer ! dit le Chourineur avec une émotion profonde et concentrée, oh ! oui… allez… Voyez-vous, Martial… coucher par terre, manger du pain noir… être son chien… mais être où il aurait été, je ne demandais pas plus… C’était trop… il n’a pas voulu.
 
– Il a été si généreux pour vous !
 
– Ce n’est pas ça qui fait que je l’aime tant… c’est parce qu’il m’a dit que j’avais du cœur et de l’honneur… Oui, et dans un temps où j’étais farouche comme une bête brute, où je me méprisais comme le rebut de la canaille… lui m’a fait comprendre qu’il y avait encore du bon en moi, puisque, ma peine faite, je m’étais repenti, et qu’après avoir souffert la misère des misères sans voler, j’avais travaillé avec courage pour gagner honnêtement ma vie… sans vouloir de mal à personne, quoique tout le monde m’ait regardé comme un brigand fini, ce qui n’était pas encourageant.
 
– C’est vrai ; souvent pour vous maintenir ou vous mettre dans la bonne route, il ne faut que quelques mots qui vous encouragent et vous relèvent.
 
– N’est-ce pas, Martial ? Aussi quand M. Rodolphe me les a dits, ces mots, dame ! voyez-vous, le cœur m’a battu haut et fier. Depuis ce temps-là, je me mettrais dans le feu pour le bien… Que l’occasion vienne, on verrait… Et ça, grâce à qui ?… grâce à M. Rodolphe.
 
– C’est justement parce que vous êtes mille fois meilleur que vous n’étiez que vous ne devez pas avoir de mauvais pressentiments. Votre rêve ne signifie rien.
 
– Enfin nous verrons. C’est pas que je cherche un malheur exprès… il n’y en a pas pour moi de plus grand que celui qui m’arrive… Ne plus le voir jamais… M. Rodolphe ! Moi qui croyais ne plus le quitter… Dans mon espèce, bien entendu… j’aurais été là, à lui corps et âme, toujours prêt… C’est égal, il a peut-être tort… Tenez, Martial, je ne suis qu’un ver de terre auprès de lui… eh bien ! quelquefois il arrive que les plus petits peuvent être utiles aux plus grands… Si ça devait être, je ne lui pardonnerais de ma vie de s’être privé de moi.
 
– Qui sait ? un jour peut-être vous le reverrez…
 
– Oh ! non. Il m’a dit : « Mon garçon, il faut que tu me promettes de ne jamais chercher à me revoir ; cela me rendra service. » Vous comprenez, Martial, j’ai promis… foi d’homme, je tiendrai… mais c’est dur.
 
– Une fois là-bas vous oublierez peu à peu ce qui vous chagrine. Nous travaillerons, nous vivrons seuls, tranquilles, comme de bons fermiers, sauf à faire quelquefois le coup de fusil avec les Arabes… Tant mieux ! ça nous ira à nous deux ma femme ; car elle est crâne, allez, la Louve !
 
– S’il s’agit de coups de fusil, ça me regardera, Martial ! dit le Chourineur un peu moins accablé. Je suis garçon, et j’ai été troupier…
 
– Et moi braconnier !
 
– Mais vous… vous avez votre femme et ces deux enfants dont vous êtes comme le père… Moi, je n’ai que ma peau… et, puisqu’elle ne peut plus être bonne à faire un paravent à M. Rodolphe, je n’y tiens guère. Ainsi s’il y a un coup de peigne à se donner, ça me regardera.
 
– Ça nous regardera tous les deux.
 
– Non, moi seul… tonnerre !… À moi les Bédouins !
 
– À la bonne heure ; j’aime mieux vous entendre parler ainsi que comme tout à l’heure… Allez, Chourineur… nous serons de vrais frères ; et puis vous pourrez nous entretenir de vos chagrins s’ils durent encore, car j’aurai les miens. La journée d’aujourd’hui comptera longtemps dans ma vie, allez… On ne voit pas sa mère, sa sœur… comme je les ai vues… sans que ça vous revienne à l’esprit… Nous nous ressemblons, vous et moi, dans trop de choses, pour qu’il ne nous soit pas bon d’être ensemble. Nous ne boudons au danger ni l’un ni l’autre ; eh bien ! nous serons moitié fermiers, moitié soldats… Il y a de la chasse là-bas… nous chasserons… Si vous voulez vivre seul chez vous, vous y vivrez, et nous voisinerons… sinon… nous logerons tous ensemble. Nous élèverons les enfants comme de braves gens, et vous serez quasi leur oncle… puisque nous serons frères. Ça vous va-t-il ? dit Martial en tendant la main au Chourineur.
 
– Ça me va, mon brave Martial… Et puis enfin… le chagrin me tuera ou je le tuerai… comme on dit.
 
– Il ne vous tuera pas… Nous vieillirons là-bas dans notre désert, et tous les soirs nous dirons : « Frère… merci à M. Rodolphe… » Ça sera notre prière pour lui…
 
– Tenez, Martial… vous me mettez du baume dans le sang…
 
– À la bonne heure… Ce bête de rêve… vous n’y pensez plus, j’espère ?
 
– Je tâcherai…
 
– Ah çà !… vous venez nous prendre à quatre heures : la diligence part à cinq.
 
– C’est convenu… Mais nous voici bientôt à Paris ; je vais arrêter le fiacre. J’irai à pied jusqu’à la barrière de Charenton ; j’attendrai M. Rodolphe pour le voir passer.
 
La voiture s’arrêta ; le Chourineur descendit.
 
– N’oubliez pas… à quatre heures… mon bon camarade, dit Martial.
 
– À quatre heures !…
 
Le Chourineur avait oublié qu’on était au lendemain de la mi-carême ; aussi, fut-il étrangement surpris du spectacle à la fois bizarre et hideux qui s’offrit à sa vue lorsqu’il eut parcouru une partie du boulevard extérieur, qu’il suivait pour se rendre à la barrière de Charenton.
 


[1] C’est ainsi que cela se passait en Espagne pendant le séjour que j’y fis de 1824 à 1825.