Les Mystères de Paris

| 1.18 - Le caveau

 

 

 

XVIII

Le caveau


Sous le coup de son horrible chute, Rodolphe était resté évanoui, sans mouvement, au bas de l’escalier de la cave.
 
Le Maître d’école, le traînant jusqu’à l’entrée d’un second caveau beaucoup plus profond, l’y avait descendu et enfermé au moyen d’une porte épaisse garnie de ferrures ; puis il avait rejoint la Chouette, pour aller avec elle commettre un vol, peut-être un assassinat, dans l’allée des Veuves.
 
Au bout d’une heure environ, Rodolphe reprit peu à peu ses sens.
 
Il était couché par terre, au milieu d’épaisses ténèbres ; il étendit ses bras autour de lui et toucha des degrés de pierre. Ressentant à ses pieds une vive impression de fraîcheur, il y porta la main… C’était une flaque d’eau.
 
D’un effort violent il parvint à s’asseoir sur la dernière marche de l’escalier ; son étourdissement se dissipait peu à peu, il fit quelques mouvements. Heureusement aucun de ses membres n’était fracturé. Il écouta… il n’entendit rien… rien qu’une espèce de petit clapotement sourd, faible, mais continu.
 
D’abord il n’en soupçonna pas la cause.
 
À mesure que sa pensée s’éveillait plus lucide, les circonstances de la surprise dont il avait été la victime se retraçaient à son esprit, mais incomplètement, mais avec lenteur… Il était sur le point de rassembler tous ses souvenirs, lorsqu’il ressentit aux pieds une nouvelle impression de fraîcheur : il se baissa, tâta ; il avait de l’eau jusqu’à la cheville.
 
Et, au milieu du morne silence qui l’environnait, il entendit plus distinctement encore le petit clapotement sourd, faible, continu.
 
Cette fois, il en comprit la cause : l’eau envahissait le caveau… La crue de la Seine était formidable, et ce lieu souterrain se trouvait au niveau du fleuve…
 
Ce danger rappela tout à fait Rodolphe à lui-même ; prompt comme l’éclair, il gravit l’humide escalier. Arrivé au faîte, il se heurta contre une porte ; en vain il voulut l’ébranler, elle resta immobile sur ses gonds de fer.
 
Dans cette position désespérée, son premier cri fut pour Murph.
 
– S’il n’est pas sur ses gardes, ce monstre va l’assassiner… et c’est moi, s’écria-t-il, moi qui aurai causé sa mort !… Pauvre Murph !…
 
Cette cruelle pensée exaspéra les forces de Rodolphe ; s’arc-boutant sur ses pieds et courbant les épaules, il s’épuisa en efforts inouïs contre la porte… il ne lui imprima pas le plus léger ébranlement.
 
Espérant trouver un levier dans le caveau, il redescendit ; à l’avant-dernière marche, deux ou trois corps ronds, élastiques, roulèrent et fuirent sous ses pieds : c’étaient des rats que l’eau chassait de leurs retraites.
 
Rodolphe parcourut la cave à tâtons, en tous sens, ayant de l’eau jusqu’à mi-jambe ; il ne trouva rien. Il remonta lentement l’escalier, dans un sombre désespoir.
 
Il compta les marches : il y en avait treize ; trois étaient déjà submergées.
 
Treize ! nombre fatal !… Dans certaines positions, les esprits les plus fermes ne sont pas à l’abri des idées superstitieuses ; il vit dans ce nombre un mauvais présage. Le sort possible de Murph lui revint à la pensée. Il chercha en vain quelque ouverture entre le sol et la porte, dont l’humidité avait sans doute gonflé le bois, car il joignait hermétiquement la terre humide et grasse.
 
Rodolphe poussa des cris violents, croyant qu’ils parviendraient peut-être jusqu’aux hôtes du cabaret, et puis il écouta.
 
Il n’entendit rien, rien que le petit clapotement sourd, faible, continu, de l’eau qui toujours montait, montait, montait.
 
Rodolphe s’assit avec accablement, le dos appuyé contre la porte ; il pleura sur son ami, qui se débattait peut-être alors sous le couteau d’un assassin.
 
Bien amèrement alors il regretta ses imprudents et audacieux projets, quoique leur motif fût généreux. Il se rappelait avec déchirement mille preuves de dévouement de Murph, qui, riche, honoré, avait quitté une femme, un enfant bien-aimé, ses intérêts les plus chers, pour suivre et aider Rodolphe dans la vaillante mais étrange expiation que celui-ci s’imposait.
 
L’eau montait toujours… il n’y avait plus que cinq marches à sec. En se levant debout près de la porte, Rodolphe de son front touchait à la voûte. Il pouvait calculer le temps que durerait son agonie. Cette mort était lente, muette, affreuse.
 
Il se souvint du pistolet qu’il avait sur lui. Au risque de se mutiler en tirant contre la porte à brûle-bourre, il pourrait peut-être la renverser. Malheur !… malheur !… dans cette chute, cette arme avait été perdue ou enlevée par le Maître d’école.
 
Sans ses craintes pour Murph, Rodolphe eût attendu la mort avec sérénité… Il avait beaucoup vécu… il avait ardemment aimé… il avait fait du bien, il aurait voulu en faire davantage. Dieu le savait ! Ne murmurant pas contre l’arrêt qui le frappait, il vit dans cette destinée une juste punition d’une fatale action non encore expiée ; ses pensées s’élevaient, grandissaient avec le péril.
 
Un nouveau supplice vint éprouver la résignation de Rodolphe.
 
Les rats, chassés par l’eau, s’étaient réfugiés de degré en degré, ne trouvant pas d’issue. Pouvant difficilement gravir une porte ou un mur perpendiculaire, ils grimpèrent le long des vêtements de Rodolphe. Lorsqu’il les sentit fourmiller sur lui, son dégoût, son horreur furent indicibles… Il voulut les chasser, les morsures aiguës et froides ensanglantèrent ses mains ; dans sa chute, sa blouse et sa veste s’étaient ouvertes, il sentit sur sa poitrine nue l’impression de pattes glacées et d’un corps velu. Il jetait au loin ces animaux immondes, après les avoir arrachés de ses habits ; mais ils revenaient à la nage.
 
Rodolphe poussa de nouveaux cris, on ne l’entendit pas… Dans peu d’instants il ne pourrait plus crier, l’eau avait atteint la hauteur de son cou, bientôt elle arriverait jusqu’à sa bouche.
 
L’air, refoulé, commençait à manquer dans cet espace étroit. Les premiers symptômes de l’asphyxie accablèrent Rodolphe ; les artères de ses tempes battirent avec violence, il eut des vertiges, il allait mourir. Il donna une dernière pensée à Murph et éleva son âme à Dieu… non pour qu’il l’arrachât au danger, mais pour qu’il agréât ses souffrances.
 
À ce moment suprême, sur le point de quitter, non-seulement tout ce qui fait la vie heureuse, brillante, enviée, mais encore un titre presque royal, un pouvoir souverain… forcé de renoncer à une entreprise qui, en satisfaisant ses deux instincts passionnés : l’amour du bien et la haine des méchants, pouvait lui être un jour comptée pour la remise de ses fautes ; prêt à périr d’une mort effroyable… Rodolphe n’eut pas un de ces mouvements de rage, de frénésie impuissante pendant lesquels les âmes faibles accusent ou maudissent tour à tour les hommes, le destin et Dieu.
 
Non : tant que sa pensée demeura lucide, Rodolphe supporta son sort avec soumission, avec respect… Lorsque l’agonie obscurcit ses idées, absolument livré à l’instinct vital, il se débattit, si cela peut dire, physiquement, mais non moralement, contre la mort.
 
Le vertige emportait la pensée de Rodolphe dans son rapide et effrayant tourbillon ; l’eau bouillonnait à ses oreilles ; il croyait se sentir tournoyer sur lui-même ; la dernière lueur de sa raison allait s’éteindre, lorsque des pas précipités et un bruit de voix retentirent auprès de la porte de la cave.
 
L’espérance ranima ses forces expirantes ; par une suprême tension d’esprit, il put saisir ces mots, les derniers qu’il entendit et qu’il comprit :
 
– Tu le vois bien, il n’y a personne.
 
– Tonnerre ! c’est vrai…, répondit tristement la voix du Chourineur. Et les pas s’éloignèrent.
 
Rodolphe, anéanti, n’eut pas la force de se soutenir davantage, il glissa le long de l’escalier.
 
Tout à coup, la porte du caveau s’ouvrit brusquement en dehors ; l’eau contenue dans le souterrain s’échappa comme par l’ouverture d’une écluse… et le Chourineur put saisir les deux bras de Rodolphe qui, à demi noyé, se cramponnait encore au seuil de la porte par un mouvement convulsif.