XI
Une intimité forcée
Nous conduirons le lecteur dans la maison de la rue du Temple, le jour du suicide de M. d’Harville, vers les trois heures du soir.
M. Pipelet, seul dans sa loge, travailleur consciencieux et infatigable, s’occupait de restaurer la botte qui lui était plus d’une fois tombée des mains lors de la dernière et audacieuse incartade de Cabrion.
La physionomie du chaste portier était abattue et beaucoup plus mélancolique que de coutume.
Ainsi qu’un soldat, dans l’humiliation de sa défaite, passe tristement la main sur la cicatrice de ses blessures, souvent M. Pipelet poussait un profond soupir, s’interrompait de travailler et promenait un doigt tremblant sur la cassure transversale dont son vénérable chapeau tromblon avait été sillonné par la main insolente de Cabrion.
Alors tous les chagrins, toutes les inquiétudes, toutes les craintes d’Alfred se réveillaient en songeant aux inconcevables et incessantes poursuites du rapin.
M. Pipelet n’avait pas un esprit très-étendu, très-élevé ; son imagination n’était pas des plus vives ni des plus poétiques, mais il possédait un sens très-droit, très-solide et très-logique.
Malheureusement, par une conséquence naturelle de la rectitude de son jugement, ne pouvant comprendre l’excentrique et folle portée de ce qu’en langage d’atelier on appelle une charge, M. Pipelet s’efforçait de trouver des motifs raisonnables, possibles, à la conduite exorbitante de Cabrion, et il se posait à ce sujet une foule de questions insolubles.
Aussi quelquefois, nouveau Pascal, se sentait-il saisi de vertige à force de sonder l’abîme sans fond que le génie infernal du peintre avait creusé sous ses pas.
Que de fois, blessé dans ses épanchements, il avait été forcé de se replier sur lui-même, grâce au pyrrhonisme effréné de Mme Pipelet, qui, ne s’arrêtant qu’aux faits et dédaignant d’approfondir les causes, considérait grossièrement la conduite incompréhensible de Cabrion à l’égard d’Alfred comme une simple farce !
M. Pipelet, homme sérieux et grave, ne pouvait admettre une telle interprétation ; il gémissait de l’aveuglement de sa femme ; sa dignité d’homme se révoltait à cette pensée qu’il pouvait être le jouet d’une combinaison aussi vulgaire : une farce… Il était absolument convaincu que la conduite inouïe de Cabrion cachait quelque complot ténébreux dissimulé sous une frivole apparence.
Nous l’avons dit, c’est à résoudre ce funeste problème que l’homme au chapeau tromblon épuisait incessamment sa puissance dialectique.
– Je porterais plutôt ma tête sur l’échafaud, disait cet homme austère, qui, dès qu’il les touchait, agrandissait immensément les questions, je porterais ma tête sur l’échafaud plutôt que d’admettre que, dans l’unique intention de faire une plaisanterie stupide, Cabrion s’acharne si opiniâtrement contre moi ; on ne fait une farce que pour la galerie. Or, dans sa dernière entreprise, cette créature malfaisante n’avait aucun témoin ; il a agi seul et dans l’ombre, comme toujours ; il s’est clandestinement introduit dans la solitude de ma loge pour déposer sur mon front indigné son hideux baiser. Et cela, je le demanderai à toute personne désintéressée : dans quel but ? Ce n’était pas par bravade… personne ne le voyait ; ce n’était pas par plaisir… les lois de la nature s’y opposent ; ce n’était pas par amitié… je n’ai qu’un ennemi au monde, c’est lui. Il faut donc reconnaître qu’il y a là un mystère que ma raison ne peut pénétrer ! Alors, où tend ce plan diabolique, concerté de longue main et poursuivi avec une persistance qui m’épouvante ? Voilà ce que je ne puis comprendre ; c’est l’impossibilité où je suis de soulever ce voile qui peu à peu me mine et me consume !
Telles étaient les réflexions pénibles de M. Pipelet au moment où nous les présentons au lecteur.
L’honnête portier venait même de raviver ses plaies toujours saignantes en portant mélancoliquement la main à la cassure de son chapeau, lorsqu’une voix perçante, partant d’un des étages supérieurs de la maison, fit retentir ces mots dans la cage sonore de l’escalier :
– Vite, vite, monsieur Pipelet, montez… dépêchez-vous !
– Je ne connais pas cet organe, dit Alfred, après un moment d’audition réfléchie ; et il laissa tomber sur ses genoux son avant-bras chaussé de la botte qu’il réparait.
– Monsieur Pipelet, dépêchez-vous donc ! répéta la voix d’un ton pressant.
– Cet organe m’est complètement étranger. Il est mâle, il m’appelle, lui… voilà ce que je puis affirmer… Ça n’est pas une raison suffisante pour que j’abandonne ma loge… La laisser seule… la déserter en l’absence de mon épouse… jamais ! s’écria héroïquement Alfred, jamais ! !
– Monsieur Pipelet, reprit la voix, montez donc vite… Mme Pipelet se trouve mal !…
– Anastasie !… s’écria Alfred en se levant de son siège ; puis il retomba, en se disant à lui-même : « Enfant que je suis… c’est impossible, mon épouse est sortie il y a une heure ! Oui, mais ne peut-elle pas être rentrée sans que je l’aie aperçue ? Ceci serait peu régulier ; mais je dois déclarer que cela peut être. »
– Monsieur Pipelet, montez donc, j’ai votre femme entre les bras !
– On a mon épouse entre les bras ! dit M. Pipelet en se levant brusquement.
– Je ne puis pas délacer Mme Pipelet tout seul ! ajouta la voix.
Ces mots firent un effet magique sur Alfred ; il devint pourpre ; sa chasteté se révolta.
– L’organe mâle et inconnu parler de délacer Anastasie ! s’écria-t-il, je m’y oppose ! Je le défends ! !
Et il se précipita hors de sa loge ; mais, sur le seuil, il s’arrêta.
M. Pipelet se trouvait dans une de ces positions horriblement critiques et éminemment dramatiques souvent exploitées par les poëtes. D’un côté le devoir le retenait dans sa loge ; d’un autre côté sa pudique et conjugale susceptibilité l’appelait aux étages supérieurs de la maison.
Au milieu de ces perplexités terribles, la voix reprit :
– Vous ne venez pas, monsieur Pipelet !… Tant pis… je coupe les cordons et je ferme les yeux !…
Cette menace décida M. Pipelet.
– Môssieurr…, s’écria-t-il d’une voix de stentor, en sortant éperdument de la loge, au nom de l’honneur, je vous adjure, môssieurr, de ne rien couper, de laisser mon épouse intacte !… Je monte… Et Alfred s’élança dans les ténèbres de l’escalier, en laissant, dans son trouble, la porte de sa loge ouverte.
À peine l’eut-il quittée que tout à coup un homme y entra vivement, prit sur la table le marteau du savetier, sauta sur le lit, et, au moyen de quatre pointes fichées d’avance à chaque coin d’un épais carton qu’il tenait à la main, cloua ce carton dans le fond de l’obscure alcôve de M. Pipelet, puis disparut.
Cette opération fut faite si prestement que le portier, s’étant souvenu presque au même instant qu’il avait laissé la porte de sa loge ouverte, redescendit précipitamment, la ferma, emporta la clef et remonta sans pouvoir soupçonner que quelqu’un était entré chez lui. Après cette mesure de précaution, Alfred s’élança de nouveau au secours d’Anastasie en criant de toutes ses forces :
– Môssieurr, ne coupez rien… je monte… me voici… je mets mon épouse sous la sauvegarde de votre délicatesse !
Le digne portier devait tomber d’étonnement en étonnement.
À peine avait-il de nouveau gravi les premières marches de l’escalier qu’il entendit la voix d’Anastasie, non pas à l’étage supérieur, mais dans l’allée.
Cette voix, plus glapissante que jamais, s’écriait :
– Alfred ! comment, tu laisses la loge seule ?… Où es-tu donc, vieux coureur ?
À ce moment, M. Pipelet allait poser son pied droit sur le palier du premier étage ; il resta pétrifié, la tête tournée vers le bas de l’escalier, la bouche béante, les yeux fixes, le pied levé.
– Alfred ! ! ! cria de nouveau Mme Pipelet.
« Anastasie est en bas… elle n’est donc pas en haut occupée à se trouver mal !… se dit M. Pipelet, fidèle à son argumentation logique et serrée. Mais alors… cet organe mâle et inconnu qui me menaçait de la délacer, quel est-il ?… C’est donc un imposteur ?… Il se fait donc un jeu cruel de mon inquiétude ?… Quel est son dessein ? Il se passe ici quelque chose d’extraordinaire… Il n’importe. « Fais ton devoir, advienne que pourra… » Après avoir été répondre à mon épouse, je remonterai pour éclaircir ce mystère et vérifier cet organe. »
M. Pipelet descendit fort inquiet et se trouva face à face avec sa femme.
– C’est toi ! lui dit-il.
– Eh bien ! oui, c’est moi ; qui veux-tu que ça soye ?
– C’est toi, ma vue ne m’abuse point ?
– Ah çà ! qu’est-ce que tu as encore à faire tes gros yeux en boules de loto ? Tu me regardes comme si tu allais me manger…
– C’est que ta présence me révèle qu’il se passe ici des choses… des choses…
– Quelles choses ? Voyons, donne-moi la clef de la loge ; pourquoi la laisses-tu seule ? Je reviens du bureau des diligences de Normandie, où j’étais allée en fiacre porter la malle de M. Bradamanti, qui ne veut pas qu’on sache qu’il part ce soir et qui ne se fie pas à ce petit gueux de Tortillard… et il a raison !
En disant ces mots, Mme Pipelet prit la clef que son mari tenait à la main, ouvrit la loge et y précéda son mari.
À peine le couple était-il rentré qu’un personnage, descendant légèrement l’escalier, passa rapidement et inaperçu devant la loge.
C’était l’organe mâle qui avait si vivement excité les inquiétudes d’Alfred.
M. Pipelet s’assit lourdement sur sa chaise et dit à sa femme d’une voix émue :
– Anastasie… je ne me sens pas dans mon assiette accoutumée ; il se passe ici des choses… des choses…
– Voilà que tu rabâches encore ; mais il s’en passe partout, des choses ! Qu’est-ce que tu as ? Voyons… ah çà ! mais tu es tout en eau… tout en nage… mais tu viens donc de faire un effort. Il ruisselle… ce vieux chéri !
– Oui, je ruisselle… et j’en ai le droit… et M. Pipelet passa la main sur son visage baigné de sueur, car il se passe ici des choses à vous renverser…
– Qu’est-ce qu’il y a encore ? Tu ne peux jamais te tenir en repos… Il faut toujours que tu trottes comme un chat maigre, au lieu de rester tranquille sur ta chaise à garder la loge.
– Anastasie, vous êtes injuste… en disant que je trotte comme un chat maigre. Si je trotte… c’est pour vous.
– Pour moi ?
– Oui… Pour vous épargner un outrage dont nous eussions tous les deux gémi et rougi… j’ai déserté un poste que je considère comme aussi sacré que la guérite du soldat…
– On voulait me faire outrage, à moi ?
– Ce n’était pas à vous… puisque l’outrage dont on vous menaçait devait s’accomplir là-haut, et que vous étiez sortie… mais…
– Que le diable m’emporte si je comprends rien à ce que tu me chantes là ! Ah çà ! est-ce que décidément tu perds la boule ?… Tiens, vois-tu… je finirai par croire que tu as des absences… un coup de marteau… et ça par la faute de ce gredin de Cabrion, que Dieu confonde !… Depuis sa farce de l’autre jour je ne te reconnais plus, tu as l’air tout ahuri… cet être-là sera donc toujours ton cauchemar ?
À peine Anastasie avait-elle prononcé ces mots qu’il se passa une chose étrange.
Alfred se tenait assis, le visage tourné du côté du lit.
La loge était éclairée par la clarté blafarde d’un jour d’hiver et par une lampe. À la lueur de ces deux lumières douteuses, M. Pipelet, au moment où sa femme prononça le nom de Cabrion, crut voir apparaître dans l’ombre de l’alcôve la figure immobile et narquoise du peintre.
C’était lui, son chapeau pointu, ses longs cheveux, son visage maigre, son rire satanique, sa barbe en pointe et son regard fascinateur…
Un moment M. Pipelet crut rêver ; il passa sa main sur ses yeux… se croyant le jouet d’une illusion…
Ce n’était pas une illusion…
Rien de plus réel que cette apparition…
Chose effrayante, on ne voyait pas de corps… mais seulement une tête, dont la carnation vivante se détachait de l’obscurité de l’alcôve…
À cette vue, M. Pipelet se renversa brusquement en arrière sans prononcer une parole ; il leva le bras droit vers le lit et désigna cette terrible vision d’un geste si épouvanté que Mme Pipelet se retourna pour chercher la cause d’un effroi qu’elle partagea bientôt, malgré sa crânerie habituelle.
Elle recula de deux pas, saisit avec force la main d’Alfred et s’écria :
– CABRION ! ! !
– Oui !… murmura M. Pipelet d’une voix éteinte et caverneuse, en fermant les yeux.
La stupeur des deux époux faisait le plus grand honneur au talent de l’artiste qui avait admirablement peint sur carton les traits de Cabrion.
Sa première surprise passée, Anastasie, intrépide comme une lionne, courut au lit, y monta, et, non sans un certain saisissement, arracha le carton du mur où il avait été cloué.
L’amazone couronna cette vaillante entreprise en poussant comme un cri de guerre son exclamation favorite :
– Et alllllez donc !…
Alfred, les yeux toujours fermés, les mains tendues en avant, restait immobile, ainsi qu’il en avait pris l’habitude dans les circonstances critiques de sa vie. L’oscillation convulsive de son chapeau tromblon révélait seule de temps à autre la violence contenue de ses émotions intérieures.
– Ouvre donc l’œil, vieux chéri, dit Mme Pipelet triomphante, ça n’est rien… c’est une peinture… le portrait de ce scélérat de Cabrion !… Tiens, regarde comme je le trépigne ! Et Anastasie, dans son indignation, jeta la peinture à terre et la foula aux pieds en s’écriant : Voilà comme je voudrais l’arranger en chair et en os, le gredin. Puis, ramassant le portrait : Vois, maintenant, il porte mes marques… regarde donc !
Alfred secoua négativement la tête sans dire un mot, et en faisant signe à sa femme d’éloigner de lui cette image détestée.
– A-t-on vu un effronté pareil !… Ça n’est pas tout… il y a écrit au bas, en lettres rouges : Cabrion à son bon ami Pipelet, pour la vie, dit la portière en examinant le carton à la lumière.
– « Son bon ami… pour la vie !… » murmura Alfred.
Et il leva les mains au ciel comme pour le prendre à témoin de cette nouvelle et outrageante ironie.
– Mais à propos, comment ça se fait-il ? dit Anastasie, ce portrait n’y était pas ce matin quand j’ai fait le lit, bien sûr… tu avais tout à l’heure emporté la clef de la loge avec toi, personne n’a donc pu y entrer pendant ton absence. Comment donc, encore une fois, ce portrait se trouve-t-il ici ?… Ah çà ! est-ce que par hasard ce serait toi qui l’aurais mis là, vieux chéri ?
À cette monstrueuse hypothèse, Alfred bondit sur son siège ; il ouvrit des yeux furieux, menaçants.
– Moi… moi, accrocher dans mon alcôve le portrait de cet être malfaisant qui, non content de me persécuter de son odieuse présence, me poursuit encore la nuit en rêve, le jour en peinture ! Mais vous voulez donc me rendre fou, Anastasie… fou à lier ?…
– Eh bien ! après ? Quand pour avoir la paix, tu te serais raccommodé… avec Cabrion pendant mon absence… où serait le grand mal ?
– Moi… raccommodé avec… Ô mon Dieu ! vous l’entendez !…
– Et alors… il t’aurait donné son portrait… en gage de bonne amitié… Si ça est, ne t’en défends pas…
– Anastasie !…
– Si ça est, il faut convenir que tu es capricieux comme une jolie femme.
– Mon épouse !
– Mais, enfin, il faut bien que ça soit toi qui aies accroché ce portrait ?
– Moi !… Ô mon Dieu ! mon Dieu !…
– Mais… qui est-ce, alors ?
– Vous, madame…
– Moi !…
– Oui ! s’écria M. Pipelet avec égarement, c’est vous, j’ai besoin de croire que c’est vous. Ce matin, ayant le dos tourné au lit, je ne me serai aperçu de rien.
– Mais… vieux chéri…
– Je vous dis qu’il faut que ça soit vous… sinon je croirai que c’est le diable… puisque je n’ai pas quitté la loge, et que lorsque je suis monté en haut pour répondre à l’appel de l’organe mâle j’avais la clef. La porte était bien fermée, c’est vous qui l’avez ouverte… Niez cela ?
– C’est ma foi, vrai !
– Vous avouez donc ?
– J’avoue que je n’y comprends rien… C’est une farce, et elle est joliment faite… faut être juste.
– Une farce ! s’écria M. Pipelet, emporté par une indignation délirante. Ah ! vous y voilà encore, une farce ! Je vous dis, moi, que tout cela cache quelque trame abominable… il y a quelque chose là-dessous. C’est un coup monté… un complot. On dissimule l’abîme sous des fleurs, on tente de m’étourdir pour m’empêcher de voir le précipice où l’on veut me plonger… Il ne me reste plus qu’à me mettre sous la protection des lois… Heureusement, Dieu protège la France.
Et M. Pipelet se dirigea vers la porte.
– Où vas-tu donc, vieux chéri ?
– Chez M. le commissaire… déposer ma plainte et ce portrait, comme preuve des persécutions dont on m’accable.
– Mais de quoi te plaindras-tu ?
– De quoi je me plaindrai ? Comment ! mon ennemi le plus acharné trouvera moyen par des procédés frauduleux… de me forcer à avoir son portrait chez moi, jusque dans mon lit nuptial, et les magistrats ne me prendront pas sous leur égide ?… Donnez-moi ce portrait, Anastasie… donnez-le-moi… pas du côté de la peinture… cette vue me révolte ! Le traître ne pourra pas nier… il y a de sa main : Cabrion à son bon ami Pipelet, pour la vie… Pour la vie !… Oui, c’est bien cela… C’est pour avoir ma vie sans doute qu’il me poursuit… et il finira par l’avoir… Je vais vivre dans des alarmes continuelles ; je croirai que cet être infernal est là, toujours là ! sous le plancher, dans la muraille, au plafond ! la nuit, qu’il me regarde dormir aux bras de mon épouse… le jour, qu’il est debout derrière moi, toujours avec son sourire satanique… Et qui me dit qu’en ce moment même il n’est pas ici… tapi quelque part, tapi comme un insecte venimeux ? Voyons ? y es-tu, monstre ? Y es-tu ?… s’écria M. Pipelet en accompagnant cette imprécation furibonde d’un mouvement de tête circulaire, comme s’il eût voulu interroger du regard toutes les parties de la loge.
– J’y suis, bon ami ! dit affectueusement la voix bien connue de Cabrion.
Ces paroles semblaient sortir du fond de l’alcôve, grâce à un simple effet de ventriloquie ; car l’infernal rapin se tenait en dehors de la porte de la loge, jouissant des moindres détails de cette scène. Pourtant, après avoir prononcé ces derniers mots, il s’esquiva prudemment, non sans laisser, ainsi qu’on le verra plus tard, un nouveau sujet de colère, d’étonnement et de méditation à sa victime.
Mme Pipelet, toujours courageuse et sceptique, visita le dessous du lit, les derniers recoins de la loge sans rien découvrir, explora l’allée sans être plus heureuse dans ses recherches, pendant que M. Pipelet, atterré par ce dernier coup, était retombé assis sur sa chaise, dans un état d’accablement désespéré.
– Ça n’est rien, Alfred, dit Anastasie, qui se montrait toujours très-esprit fort, le gredin était caché près de la porte, et, pendant que nous cherchions d’un côté, il se sera sauvé de l’autre. Patience ! je l’attraperai un jour, et alors… gare à lui ! il mangera mon manche à balai !
La porte s’ouvrit, et Mme Séraphin, femme de charge du notaire Jacques Ferrand, entra dans la loge.
– Bonjour, madame Séraphin, dit Mme Pipelet, qui, voulant cacher à une étrangère ses chagrins domestiques, prit tout à coup un air gracieux et avenant ; qu’est-ce qu’il y a pour votre service ?
– D’abord, dites-moi donc ce que c’est que votre nouvelle enseigne ?
– Notre nouvelle enseigne ?
– Le petit écriteau…
– Un petit écriteau ?
– Oui, noir, avec des lettres rouges, qui est accroché au-dessus de la porte de votre allée.
– Comment ! Dans la rue ?…
– Mais oui, dans la rue, juste au-dessus de votre porte.
– Ma chère madame Séraphin, je donne ma langue aux chiens, je n’y comprends rien du tout ; et toi, vieux chéri ?
Alfred resta muet.
– Au fait, c’est M. Pipelet que ça regarde, dit Mme Séraphin ; il va m’expliquer ça, lui.
Alfred poussa une sorte de gémissement sourd, inarticulé, en agitant son chapeau tromblon.
Cette pantomime signifiait qu’Alfred se reconnaissait incapable de rien expliquer aux autres, étant suffisamment préoccupé d’une infinité de problèmes plus insolubles les uns que les autres.
– Ne faites pas attention, madame Séraphin, reprit Anastasie. Ce pauvre Alfred a sa crampe au pylore, ça le rend tout chose… Mais qu’est-ce que c’est donc que cet écriteau dont vous parlez… peut-être celui du rogomiste d’à côté ?
– Mais non, mais non ; je vous dis que c’est un petit écriteau accroché tout juste au-dessus de votre porte.
– Allons, vous voulez rire…
– Pas du tout, je viens de le voir en entrant ; il y a dessus écrit en grosses lettres : PIPELET ET CABRION FONT COMMERCE D’AMITIÉ ET AUTRES. S’adresser au portier.
– Ah ! mon Dieu !… il y a cela écrit au-dessus de notre porte ! Entends-tu, Alfred ?
M. Pipelet regarda Mme Séraphin d’un air égaré ; il ne comprenait pas, il ne voulait pas comprendre.
– Il y a cela… dans la rue… sur un écriteau ? reprit Mme Pipelet, confondue de cette nouvelle audace.
– Oui, puisque je viens de le lire. Alors je me suis dit : « Quelle drôle de chose ! M. Pipelet est cordonnier, de son état, et il apprend aux passants par une affiche qu’il fait « commerce d’amitié » avec un M. Cabrion… Qu’est-ce que cela signifie ?… Il y a quelque chose là-dessous… ça n’est pas clair. Mais comme il y a sur l’écriteau : « Adressez-vous au portier », Mme Pipelet va m’expliquer cela. » Mais regardez donc, s’écria tout à coup Mme Séraphin en s’interrompant, votre mari a l’air de se trouver mal… prenez donc garde ! Il va tomber à la renverse !…
Mme Pipelet reçut Alfred dans ses bras, à demi pâmé. Ce dernier coup avait été trop violent ; l’homme au chapeau tromblon perdit à peu près connaissance en murmurant ces mots :
– Le malheureux ! il m’a publiquement affiché ! !
– Je vous le disais, madame Séraphin, Alfred a sa crampe au pylore, sans compter un polisson déchaîné qui le mine à coups d’épingle… Ce pauvre vieux chéri n’y résistera pas ! Heureusement, j’ai là une goutte d’absinthe, ça va peut-être le remettre sur ses pattes…
En effet, grâce au remède infaillible de Mme Pipelet, Alfred reprit peu à peu ses sens ; mais, hélas ! à peine renaissait-il à la vie qu’il fut soumis à une nouvelle et cruelle épreuve.
Un personnage d’un âge mûr, honnêtement vêtu et d’une physionomie si candide, ou plutôt si niaise qu’on ne pouvait supposer la moindre arrière-pensée ironique à ce type du gobe-mouche parisien, ouvrit la partie mobile et vitrée de la porte et dit d’un air singulièrement intrigué :
– Je viens de voir écrit sur un écriteau placé au-dessus de cette allée : « Pipelet et Cabrion font commerce d’amitié et autres. Adressez-vous au portier. » Pourriez-vous, s’il vous plaît, me faire l’honneur de m’enseigner ce que cela veut dire, vous qui êtes le portier de la maison ?
– Ce que cela veut dire !… s’écria M. Pipelet d’une voix tonnante, en donnant enfin cours à ses ressentiments si longtemps comprimés, cela veut dire que M. Cabrion est un infâme imposteur, môssieur !…
Le gobe-mouche, à cette explosion soudaine et furieuse, recula d’un pas.
Alfred, exaspéré, le regard flamboyant, le visage pourpre, avait le corps à demi sorti de sa loge et appuyait ses deux mains crispées au panneau inférieur de la porte, pendant que les figures de Mme Séraphin et d’Anastasie se dessinaient vaguement sur le second plan, dans la demi-obscurité de la loge.
– Apprenez, môssieur ! cria M. Pipelet, que je n’ai aucun commerce avec ce gueux de Cabrion, et celui d’amitié encore moins que tout autre !
– C’est vrai… et il faut que vous soyez depuis bien longtemps en bocal, vieux cornichon que vous êtes, pour venir faire une telle demande ! s’écria aigrement la Pipelet, en montrant sa mine hargneuse au-dessus de l’épaule de son mari.
– Madame, dit sentencieusement le gobe-mouche en reculant d’un autre pas, les affiches sont faites pour être lues. Vous affichez, je lis, je suis dans mon droit, et vous n’êtes pas dans le vôtre en me disant une grossièreté !
– Grossièreté vous-même… grigou ! riposta Anastasie en montrant les dents.
– Vous êtes une manante !
– Alfred, ton tire-pied, que je prenne mesure de son museau… pour lui apprendre à venir faire le farceur à son âge… vieux paltoquet !
– Des injures, quand on vient vous demander les renseignements que vous indiquez sur votre affiche ! Ça ne se passera pas comme ça, madame !
– Mais, môssieur…, s’écria le malheureux portier.
– Mais, monsieur, reprit le gobe-mouche exaspéré, faites amitié tant qu’il vous plaira avec votre M. Cabrion ; mais, corbleu ! ne l’affichez pas en grosses lettres au nez des passants ! Sur ce, je me vois dans l’obligation de vous prévenir que vous êtes un fier malotru, et que je vais déposer ma plainte chez le commissaire.
Et le gobe-mouche s’en alla courroucé.
– Anastasie, dit Pipelet d’une voix dolente, je n’y survivrai pas, je le sens, je suis frappé à mort… je n’ai pas l’espoir de lui échapper. Tu le vois, mon nom est publiquement accolé à celui de ce misérable. Il ose afficher que je fais commerce d’amitié avec lui, et le public le croit ; j’en informe… je le dis… je le communique… c’est monstrueux… c’est énorme, c’est une idée infernale ; mais il faut que ça finisse… la mesure est comblée… il faut que lui ou moi succombions dans cette lutte !
Et, surmontant son apathie habituelle, M. Pipelet, déterminé à une vigoureuse résolution, saisit le portrait de Cabrion et s’élança vers la porte.
– Où vas-tu, Alfred ?
– Chez le commissaire. Je vais enlever en même temps cet infâme écriteau ; alors, cet écriteau et ce portrait à la main, je crierai au commissaire : Défendez-moi ! Vengez-moi ! Délivrez-moi de Cabrion !
– Bien dit, vieux chéri ; remue-toi, secoue-toi ; si tu ne peux pas enlever l’écriteau, dis au rogomiste de t’aider et de te prêter sa petite échelle. Gueux de Cabrion ! Oh ! si je le tenais et si je le pouvais, je le mettrais frire dans ma poêle, tant je voudrais le voir souffrir. Oui, il y a des gens que l’on guillotine qui ne l’ont pas autant mérité que lui. Le gredin ! je voudrais le voir en Grève, le scélérat !
Alfred fit preuve dans cette circonstance d’une longanimité sublime. Malgré ses terribles griefs contre Cabrion, il eut encore la générosité de manifester quelques sentiments pitoyables à l’égard du rapin.
– Non, dit-il, non, quand même je le pourrais, je ne demanderais pas sa tête !
– Moi, si… si… si, tant pis. Et allez donc ! s’écria la féroce Anastasie.
– Non, reprit Alfred, je n’aime pas le sang, mais j’ai le droit de réclamer la réclusion perpétuelle de cet être malfaisant ; mon repos l’exige, ma santé me le commande… la loi doit m’accorder cette réparation… sinon, je quitte la France… ma belle France ! Voilà ce qu’on y gagnera.
Et Alfred, abîmé dans sa douleur, sortit majestueusement de sa loge, comme une de ces imposantes victimes de la fatalité antique.