Les Mystères de Paris

| 3.06 - Une ferme modèle

 

 

 

VI

Une ferme modèle


– Et vous ne serez pas fâché de m’avoir entendu, dit le père Châtelain au Maître d’école. Figurez-vous qu’un jour notre maître s’est dit : « Je suis très-riche, c’est bon ; mais, comme ça ne me fait pas dîner deux fois, si je faisais dîner ceux qui ne dînent pas du tout, et dîner mieux de braves gens qui ne mangent pas à leur faim ?… Ma foi, ça me va : vite à l’œuvre ! » Et notre maître s’est mis à l’œuvre. Il a acheté cette ferme, qui alors n’avait pas un grand faire-valoir, et n’employait guère plus de deux charrues : je sais cela, je suis né ici. Notre maître a augmenté les terres, vous saurez tout à l’heure pourquoi. À la tête de la ferme il a mis une digne femme aussi respectable que malheureuse, c’est toujours comme ça qu’il choisit, et il lui a dit : « Cette maison sera, comme la maison du bon Dieu, ouverte aux bons, fermée aux méchants ; on en chassera les mendiants paresseux, mais on y donnera toujours l’aumône du travail à ceux qui ont bon courage : cette aumône-là n’humilie pas qui la reçoit et profite à qui la donne : le riche qui ne la fait pas est un mauvais riche. » C’est notre maître qui dit ça ; par ma foi ! il a raison, mais il fait mieux que de dire, il agit. Autrefois il y avait un chemin direct d’ici à Écouen qui raccourcissait d’une bonne lieue ; mais, dame ! il était si effondré, qu’on n’y pouvait plus passer, c’était la mort aux chevaux et aux voitures ; quelques corvées et un peu d’argent fournis par un chacun des fermiers du pays auraient remis la route en état ; mais, tant plus un chacun avait envie de voir cette route en état, tant plus un chacun renâclait à fournir argent et corvée. Notre maître, voyant ça, dit : « Le chemin sera fait ; mais, comme ceux qui pourraient y contribuer n’y contribuent pas, comme c’est environ un chemin de luxe, il profitera un jour à ceux qui ont chevaux et voitures ; mais il profitera d’abord à ceux qui n’ont que leurs deux bras, du cœur et pas de travail. » Ainsi, par exemple, un gaillard robuste frappe-t-il à la ferme en disant : « J’ai faim et je manque d’ouvrage. – Mon garçon, voilà une bonne soupe, une pioche, une pelle : on va vous conduire au chemin d’Écouen, faites chaque jour deux toises de cailloutis, et chaque soir vous aurez quarante sous, une toise vingt sous, une demi-toise, dix sous, sinon rien. » Moi, à la brune, en revenant des champs, je vais inspecter le chemin et m’assurer de ce que chacun a fait.
 
– Et quand on pense qu’il y a eu deux sans-cœur assez gredins pour manger la soupe et voler la pioche et la pelle ! dit Jean-René avec indignation, ça dégoûterait de faire le bien.
 
– Ça, c’est vrai, dirent quelques laboureurs.
 
– Allons donc, mes enfants ! reprit le père Châtelain. Voire… on ne ferait donc ni plantations ni semailles, parce qu’il y a des chenilles, des charançons, et autres mauvaises bestioles rongeuses de feuilles ou grugeuses de grain ? Non, non, on écrase les vermines ; le bon Dieu, qui n’est pas chiche, fait pousser de nouveaux bourgeons, de nouveaux épis, le dommage est réparé, et l’on ne s’aperçoit tant seulement pas que les bêtes malfaisantes ont passé par là. N’est-ce pas, mon brave homme ? dit le vieux laboureur au Maître d’école.
 
– Sans doute, sans doute, reprit celui-ci, qui semblait depuis quelques moments réfléchir profondément.
 
– Quant aux femmes et aux enfants, il y a aussi du travail pour eux et pour leurs forces, ajouta le père Châtelain.
 
– Et malgré ça, dit Claudine la laitière, le chemin n’avance pas vite.
 
– Dame, ma fille, ça prouve qu’heureusement dans le pays les braves gens ne manquent pas d’ouvrage.
 
– Mais à un infirme, à moi, par exemple, dit tout à coup le Maître d’école, est-ce qu’on ne m’accorderait pas la charité d’une place dans un coin de la ferme, un morceau de pain et un abri, pour le peu de temps qui me reste à vivre ? Oh ! si cela se pouvait, mes bonnes gens, je passerais ma vie à remercier votre maître.
 
Le brigand parlait alors sincèrement. Il ne se repentait pas pour cela de ses crimes ; mais l’existence paisible, heureuse, des laboureurs excitait d’autant plus son envie qu’il songeait à l’avenir effrayant que lui réservait la Chouette ; avenir qu’il avait été loin de prévoir et qui lui faisait regretter davantage encore d’avoir, en rappelant sa complice auprès de lui, perdu pour jamais la possibilité de vivre auprès des honnêtes gens chez lesquels le Chourineur l’avait placé.
 
Le père Châtelain regarda le Maître d’école avec étonnement.
 
– Mais, mon pauvre homme, lui dit-il, je ne vous croyais pas tout à fait sans ressources.
 
– Hélas ! mon Dieu, si… j’ai perdu la vue par un accident de mon métier. Je vais à Louvres chercher des secours chez un parent éloigné ; mais vous comprenez, quelquefois les gens sont si égoïstes, si durs…, dit le Maître d’école.
 
– Oh ! il n’y a pas d’égoïsme qui tienne, reprit le père Châtelain ; un bon et honnête ouvrier comme vous, malheureux comme vous avec un enfant si gentil, si bon, ça attendrirait des pierres. Mais le maître qui vous employait avant votre accident, comment ne fait-il rien pour vous ?
 
– Il est mort, dit le Maître d’école après un moment d’hésitation ; et c’était mon seul protecteur.
 
– Mais l’hospice des aveugles ?
 
– Je n’ai pas l’âge d’y entrer.
 
– Pauvre homme ! vous êtes bien à plaindre !
 
– Eh bien ! vous croyez que si je ne trouve pas à Louvres les secours que j’espère, votre maître, que je respecte déjà sans le connaître, n’aura pas pitié de moi ?
 
– Malheureusement, voyez-vous, la ferme n’est pas un hospice. Ordinairement, ici, on accorde aux infirmes de passer une nuit ou un jour à la ferme, puis on leur donne un secours, et que le bon Dieu les ait en aide !
 
– Ainsi je n’ai aucun espoir d’intéresser votre maître à mon triste sort ? dit le brigand avec un soupir de regret.
 
– Je vous dis la règle, mon brave homme ; mais notre maître est si compatissant, si généreux, qu’il est capable de tout.
 
– Vous croyez ? s’écria le Maître d’école. Il serait possible qu’il consentit à me laisser vivre ici dans un coin ? Je serais heureux de si peu !
 
– Je vous dis que notre maître est capable de tout. S’il consent à vous garder à la ferme, vous n’auriez pas à vous cacher dans un coin ; vous seriez traité comme nous donc !… comme aujourd’hui. On trouverait de quoi occuper votre enfant selon ses forces ; bons conseils et bons exemples ne lui manqueraient point ; notre vénérable curé l’instruirait avec les autres enfants du village, et il grandirait dans le bien, comme on dit. Mais pour ça, tenez, il faudrait demain matin parler tout franchement à Notre-Dame-de-Bon-Secours.
 
– Comment ? dit le Maître d’école.
 
– Nous appelons ainsi notre maîtresse. Si elle s’intéresse à vous, votre affaire est sûre. En fait de charité, notre maître ne sait rien refuser à notre dame.
 
– Oh ! alors je lui parlerai, je lui parlerai ! s’écria joyeusement le Maître d’école, se voyant déjà délivré de la tyrannie de la Chouette.
 
Cette espérance trouva peu d’écho chez Tortillard, qui ne se sentait nullement disposé à profiter des offres du vieux laboureur et à grandir dans le bien sous les auspices d’un vénérable curé. Le fils de Bras-Rouge avait des penchants très-peu rustiques et l’esprit très-peu tourné à la bucolique ; d’ailleurs, fidèle aux traditions de la Chouette, il aurait vu avec un vif déplaisir le Maître d’école se soustraire à leur commun despotisme : il voulait donc rappeler à la réalité le brigand, qui s’égarait déjà parmi de champêtres et riantes illusions.
 
– Oh ! oui, répéta le Maître d’école, je lui parlerai, à Notre-Dame-de-Bon-Secours… elle aura pitié de moi, et…
 
Tortillard donna en ce moment et sournoisement un vigoureux coup de pied au Maître d’école et l’atteignit au bon endroit.
 
La souffrance interrompit et abrégea la phrase du brigand, qui répéta, après un tressaillement douloureux :
 
– Oui, j’espère que cette bonne dame aura pitié de moi.
 
– Pauvre bon papa, reprit Tortillard ; mais tu comptes pour rien ma bonne tante, Mme la Chouette, qui t’aime si fort. Pauvre tante la Chouette !… Oh ! elle ne t’abandonnera pas comme ça, vois-tu ! Elle serait plutôt capable de venir te réclamer ici avec notre cousin M. Barbillon.
 
– Ce brave homme a des parents chez les poissons et les oiseaux, dit tout bas Jean-René d’un air prodigieusement malicieux, en donnant un coup de coude à Claudine, sa voisine.
 
– Grand sans-cœur, allez ! de rire de ces malheureux, répondit tout bas la fille de ferme, en donnant à son tour à Jean-René un coup de coude à lui briser trois côtes.
 
– Mme la Chouette est une de vos parentes ? demanda le laboureur au Maître d’école.
 
– Oui, c’est une de nos parentes, répondit-il avec un morne et sombre accablement.
 
Dans le cas où il trouverait à la ferme un refuge inespéré, il craignait que la borgnesse ne vînt par méchanceté le dénoncer ; il craignait aussi que les noms étranges de ses prétendus parents, Mme la Chouette et M. Barbillon, cités par Tortillard, n’éveillassent les soupçons ; mais à cet endroit ses craintes furent vaines ; Jean-René seul y vit le texte d’une plaisanterie faite à voix basse et très-mal accueillie par Claudine.
 
– C’est une parente que vous allez trouver à Louvres ? demanda le père Châtelain.
 
– Oui, dit le brigand, mais je crois que mon fils se trompe en comptant trop sur elle.
 
– Oh ! mon pauvre papa, je ne me trompe pas… va… Elle est si bonne, ma tante la Chouette !… Tu sais bien, c’est elle qui t’a envoyé l’eau avec laquelle je bassine ta jambe… et la manière de s’en servir… C’est elle qui m’a dit : « Fais pour ton pauvre papa ce que je ferais moi-même, et le bon Dieu te bénira… » Oh ! ma tante la Chouette… elle t’aime, mais elle t’aime si fort que…
 
– C’est bien, c’est bien, dit le Maître d’école en interrompant Tortillard, ça ne m’empêchera pas, en tout cas, de parler demain matin à la bonne dame d’ici… et d’implorer son appui auprès du respectable propriétaire de cette ferme ; mais, ajouta-t-il pour changer de conversation et mettre un terme aux imprudents propos de Tortillard, mais, à propos du propriétaire de cette ferme, on m’avait promis de me dire ce qu’il y a de particulier dans l’organisation de la métairie où nous sommes.
 
– C’est moi qui vous ai promis cela, dit le père Châtelain, et je vais remplir ma promesse. Notre maître, après avoir ainsi imaginé ce qu’il appelle l’aumône du travail, s’est dit : « Il y a des établissements et des prix pour encourager l’amélioration des chevaux, des bestiaux, des charrues et de bien d’autres choses encore… Ma foi !… m’est avis qu’il serait un brin temps de moyenner aussi de quoi améliorer les hommes… Bonnes bêtes, c’est bien ; bonnes gens, ça serait mieux, mais plus difficile. Lourde avoine et pré dru, eau vive et air pur, soins constants et sûr abri, chevaux et bestiaux viendront comme à souhait et vous donneront contentement ; mais, pour les hommes, voire ! c’est autre chose : on ne met pas un homme en grand-vertu comme un bœuf en grand-chair. L’herbage profite au bœuf, parce que l’herbage, savoureux au goût, lui plaît en l’engraissant ; eh bien ! m’est avis que, pour que les bons conseils profitent bien à l’homme, faudrait faire qu’il trouve son compte à les suivre… »
 
– Comme le bœuf trouve son compte à manger de bonne herbe, n’est-ce pas, père Châtelain ?
 
– Justement, mon garçon.
 
– Mais, père Châtelain, dit un autre laboureur, on a parlé dans les temps d’une manière de ferme où des jeunes voleurs, qui avaient eu, malgré ça, une très-bonne conduite tout de même, apprenaient l’agriculture, et étaient soignés, choyés comme de petits princes ?
 
– C’est vrai, mes enfants ; il y a du bon là-dedans ; c’est humain et charitable de ne jamais désespérer des méchants ; mais faudrait faire aussi espérer les bons. Un honnête jeune homme, robuste et laborieux, ayant envie de bien faire et de bien apprendre, se présenterait à cette ferme de jeunes ex-voleurs, qu’on lui dirait : – Mon gars, as-tu un brin volé et vagabondé ? – Non. – Eh bien ! il n’y a pas de place ici pour toi.
 
– C’est pourtant vrai ce que vous dites là, père Châtelain, dit Jean-René. On fait pour des coquins ce qu’on ne fait pas pour les honnêtes gens ; on améliore les bêtes et non pas les hommes.
 
– C’est pour donner l’exemple et remédier à ça, mon garçon, que notre maître, comme je l’apprends à ce brave homme, a établi cette ferme… « Je sais bien, a-t-il dit, que là-haut il y a des récompenses pour les honnêtes gens ; mais là-haut… dame ! c’est bien haut, c’est bien loin ; et d’aucuns (il faut les plaindre, mes enfants) n’ont point la vue et l’haleine assez longue pour atteindre là ; et puis où trouveraient-ils le temps de regarder là-haut ? Pendant le jour, de l’aurore au coucher du soleil, courbés sur la terre, ils la bêchent et la rebêchent pour un maître ; la nuit, ils dorment harassés sur leur grabat… Le dimanche, ils s’enivrent au cabaret pour oublier les fatigues d’hier et celles de demain. C’est qu’aussi ces fatigues sont stériles pour eux, pauvres gens ! Après un travail forcé, leur pain est-il moins noir, leur couche moins dure, leur enfant moins malingre, leur femme moins épuisée à le nourrir ?… le nourrir !… elle qui ne mange pas à sa faim ! Non ! non ! non ! Après ça, je sais bien, mes enfants, que noir est leur pain, mais c’est du pain ; dur est leur grabat, mais c’est un lit ; chétifs sont leurs enfants, mais ils vivent. Les malheureux supporteraient peut-être allègrement leur sort, s’ils croyaient qu’un chacun est comme eux. Mais ils vont à la ville ou au bourg le jour du marché, et là ils voient du pain blanc, d’épais et chauds matelas, des enfants fleuris comme des rosiers de mai, et si rassasiés, si rassasiés, qu’ils jettent du gâteau à des chiens. Dame !… alors, quand ils reviennent à leur hutte de terre, à leur pain noir, à leur grabat, ces pauvres gens se disent, en voyant leur petit enfant souffreteux, maigre, affamé, à qui ils auraient bien voulu apporter un de ces gâteaux que les petits riches jetaient aux chiens : « Puisqu’il faut qu’il y ait des riches et des pauvres, pourquoi ne sommes-nous pas nés riches ? C’est injuste… Pourquoi chacun n’a-t-il pas son tour ? » Sans doute, mes enfants, ce qu’ils disent là est déraisonnable… et ne sert pas à leur faire paraître leur joug plus léger ; et pourtant ce joug dur et pesant, qui quelquefois blesse, écrase, il leur faut le porter sans relâche, et cela sans espoir de se reposer jamais… et de connaître un jour, un seul jour, le bonheur que donne l’aisance… Toute la vie comme ça, dame ! ça paraît long… long comme un jour de pluie sans un seul petit rayon de soleil. Alors on va à l’ouvrage avec tristesse et dégoût. Finalement la plupart des gagés se disent : « À quoi bon travailler mieux et davantage ! Que l’épi soit lourd ou léger, ça m’est tout un ! À quoi bon me crever de beau zèle ? Restons strictement honnêtes ; le mal est puni, ne faisons pas le mal ; le bien est sans récompense, ne faisons pas le bien… Ayons les qualités des bonnes bêtes de somme : patience, force et docilité… » Ces pensers-là sont malsains, mes enfants ; de cette insouciance à la fainéantise il n’y a pas loin, et de la fainéantise au vice il y a moins loin encore… Malheureusement, ceux-là qui, ni bons ni méchants, ne font ni bien ni mal, sont le plus grand nombre ; c’est donc ceux-là, a dit notre maître, qu’il faut améliorer, ni plus ni moins que s’ils avaient l’honneur d’être des chevaux, des bêtes à cornes ou à laine… Faisons qu’ils aient intérêt à être actifs, sages, laborieux, instruits et dévoués à leurs devoirs… prouvons-leur qu’en devenant meilleurs ils deviendront matériellement plus heureux… tout le monde y gagnera… Pour que les bons conseils leur profitent, donnons-leur ici-bas comme qui dirait un brin l’avant-goût du bonheur qui attend les justes là-haut… »Son plan bien arrêté, notre maître a fait savoir dans les environs qu’il lui fallait six laboureurs et autant de femmes ou filles de ferme, mais il voulait choisir ce monde-là parmi les meilleurs sujets du pays, d’après les renseignements qu’il ferait prendre chez les maires, chez les curés ou ailleurs. On devait être payé comme nous le sommes, c’est-à-dire comme des princes, nourri mieux que des bourgeois, et partager entre tous les travailleurs un cinquième des produits de la récolte ; on resterait deux ans à la ferme, pour faire ensuite place à d’autres laboureurs choisis aux mêmes conditions ; après cinq ans révolus, on pourrait se représenter s’il y avait des vacances… Aussi, depuis la fondation de la ferme, laboureurs et journaliers se disent dans les environs : « Soyons actifs, honnêtes, laborieux, faisons-nous remarquer par notre bonne conduite, et nous pourrons un jour avoir une des places de la ferme de Bouqueval ; là nous vivrons comme en paradis durant deux ans ; nous nous perfectionnerons dans notre état ; nous emporterons un bon pécule et par là-dessus, en sortant d’ici, c’est à qui voudra nous engager, puisque pour entrer ici il faut un brevet d’excellent sujet.
 
– Je suis déjà retenu pour entrer à la ferme d’Arnouville, chez M. Dubreuil, dit Jean-René.
 
– Et moi, je suis engagé pour Gonesse, reprit un autre laboureur.
 
– Vous le voyez, mon brave homme, à cela tout le monde gagne : les fermiers des environs profitent doublement : il n’y a que douze places d’hommes et de femmes à donner, mais il se forme peut-être cinquante bons sujets dans le canton pour y prétendre ; or ceux qui n’auront pas eu les places n’en resteront pas moins bons sujets, n’est-ce pas ? Et, comme on dit, les morceaux en seront et en resteront toujours bons, car si on n’a pas la chance une fois, on espère l’avoir une autre ; en fin de compte, ça fait nombre de braves gens de plus. Tenez… parlant par respect, pour un cheval ou pour un bétail qui gagne le prix de vitesse, de force ou de beauté, on fait cent élèves capables de disputer ce prix. Eh bien ! ceux de ces cent élèves qui ne l’ont pas remporté, ce prix, n’en restent pas moins bons et vaillants… Hein ? mon brave homme, quand je vous disais que notre ferme n’était pas une ferme ordinaire, et que notre maître n’était pas un maître ordinaire ?
 
– Oh ! non, sans doute… s’écria le Maître d’école, et plus sa bonté, sa générosité me semblent grandes, plus j’espère qu’il prendra en pitié mon triste sort. Un homme qui fait le bien si noblement, avec tant d’intelligence, ne doit pas regarder à un bienfait de plus ou de moins.
 
– Au contraire, il y regarde, mon brave, dit le père Châtelain ; mais pour avoir à se glorifier d’une bonne action nouvelle ; ce m’est avis que nous nous reverrons, bien sûr, à la ferme, et que ce n’est pas la dernière fois que vous vous asseyez à cette table !
 
– N’est-ce pas ? Tenez, malgré moi j’espère… Oh ! si vous saviez comme je suis heureux et reconnaissant ! s’écria le Maître d’école.
 
– Je n’en doute pas, il est si bon, notre maître !
 
– Mais que je sache au moins son nom et aussi celui de la Dame-de-Bon-Secours, dit vivement le Maître d’école, que je puisse bénir d’avance ces nobles noms.
 
– Je comprends votre impatience, dit le laboureur. Ah ! dame, vous vous attendez peut-être à des noms à grand fracas ? Ah bien oui ! ce sont des noms simples et doux comme des saints. Notre-Dame-de-Bon-Secours s’appelle Mme Georges… notre maître s’appelle M. Rodolphe.
 
– Ma femme !… mon bourreau !… murmura le brigand, foudroyé par cette révélation.