Les Mystères de Paris

| 1.10 - La ferme

 

 

 

 

X

La ferme


Après son entretien avec le Chourineur, Rodolphe resta quelques moments préoccupé, pensif.
 
Fleur-de-Marie, n’osant interrompre le silence de son compagnon, le regardait tristement.
 
Rodolphe, relevant la tête, lui dit en souriant avec bonté :
 
– À quoi pensez-vous, mon enfant ? La rencontre du Chourineur vous a été désagréable, n’est-ce pas ? Nous étions si gais !
 
– C’est au contraire un bien pour nous, monsieur Rodolphe, puisque le Chourineur pourra vous être utile.
 
– Cet homme ne passait-il pas, parmi les habitués du tapis-franc, pour avoir encore quelques bons sentiments ?
 
– Je l’ignore, monsieur Rodolphe… Avant la scène d’hier, je l’avais vu souvent, je lui avais à peine parlé… Je le croyais aussi méchant que les autres…
 
– Ne pensons plus à tout cela, ma petite Fleur-de-Marie. J’aurais du malheur si je vous attristais, moi qui justement voulais vous faire passer une bonne journée.
 
– Oh ! je suis bien heureuse ! Il y a si longtemps que je ne suis sortie de Paris !
 
– Depuis vos parties en milord, avec Rigolette.
 
– Mon Dieu, oui… monsieur Rodolphe. C’était au printemps… mais, quoique nous soyons presque en hiver, ça me fait tout autant de plaisir. Quel beau soleil il fait !… Voyez donc ces petits nuages roses là-bas… là-bas… et cette colline !… avec ces jolies maisons blanches au milieu des arbres… Comme il y a encore des feuilles ! C’est étonnant au mois de novembre, n’est-ce pas, monsieur Rodolphe ? Mais à Paris les feuilles tombent si vite… Et là-bas… cette volée de pigeons… les voilà qui s’abattent sur le toit d’un moulin… À la campagne on ne se lasse pas de regarder, tout est amusant.
 
– C’est plaisir de voir combien vous êtes sensible à ces riens qui font le charme de l’aspect de la campagne, Fleur-de-Marie.
 
En effet, à mesure que la jeune fille contemplait le tableau calme et riant qui se déroulait autour d’elle, sa physionomie s’épanouissait de nouveau.
 
– Et là-bas, ce feu de chaume dans les terres labourées, la belle fumée blanche qui monte au ciel… et cette charrue avec ses deux bons chevaux gris… Si j’étais homme, comme j’aimerais l’état de laboureur !… Être au milieu d’une plaine bien silencieuse, à suivre sa charrue… en voyant bien loin de grands bois, par un temps comme aujourd’hui, par exemple !… C’est pour le coup que ça vous donnerait envie de chanter de ces chansons un peu tristes, qui vous font venir les larmes aux yeux… comme Geneviève de Brabant. Est-ce que vous connaissez la chanson de Geneviève de Brabant, monsieur Rodolphe ?
 
– Non, mon enfant ; mais si vous êtes gentille, vous me la chanterez une fois arrivés à la ferme.
 
– Quel bonheur ! Nous allons à une ferme, monsieur Rodolphe ?
 
– Oui, à une ferme tenue par ma nourrice, bonne et digne femme qui m’a élevé.
 
– Et nous pourrons avoir du lait ? s’écria la Goualeuse en frappant dans ses mains.
 
– Fi donc ! du lait… de l’excellente crème, s’il vous plaît, et du beurre que la fermière fera devant nous, et des œufs tout frais.
 
– Que nous irons dénicher nous-mêmes ?
 
– Certainement…
 
– Et nous irons voir les vaches dans l’étable ?
 
– Je crois bien.
 
– Et nous irons aussi dans la laiterie ?
 
– Aussi dans la laiterie.
 
– Et au pigeonnier ?
 
– Et au pigeonnier.
 
– Ah ! tenez, monsieur Rodolphe, c’est à n’y pas croire… Comme je vais m’amuser ! Quelle bonne journée !… quelle bonne journée ! s’écria la jeune fille toute joyeuse.
 
Puis, par un brusque revirement de pensée, la malheureuse, songeant qu’après ces heures de liberté passées à la campagne, elle rentrerait dans son bouge infect, cacha sa tête dans ses mains et fondit en larmes.
 
Rodolphe, surpris, dit à la Goualeuse :
 
– Qu’avez-vous, Fleur-de-Marie, qui vous chagrine ?
 
– Rien… rien, monsieur Rodolphe. (Et elle essuya ses yeux en tâchant de sourire.) Pardon, si je m’attriste… n’y faites pas attention… je n’ai rien, je vous jure… c’est une idée… je vais être gaie…
 
– Mais vous étiez si joyeuse tout à l’heure !
 
– C’est pour ça…, répondit naïvement Fleur-de-Marie en levant sur Rodolphe ses yeux encore humides de larmes.
 
Ces mots éclairèrent Rodolphe ; il devina tout.
 
Voulant chasser l’humeur sombre de la jeune fille, il lui dit en souriant :
 
– Je parie que vous pensiez à votre rosier ? Vous regrettez, j’en suis sûr, de ne pouvoir lui faire partager notre promenade à la ferme… Pauvre rosier ! Vous auriez été capable de lui faire manger aussi un peu de crème ! !
 
La Goualeuse prit le prétexte de cette plaisanterie pour sourire : peu à peu ce léger nuage de tristesse s’effaça de son esprit ; elle ne pensa qu’à jouir du présent et à s’étourdir sur l’avenir.
 
La voiture arrivait près de Saint-Denis, la haute flèche de l’église se voyait au loin.
 
– Oh ! le beau clocher ! s’écria la Goualeuse.
 
– C’est le clocher de Saint-Denis, une église superbe… Voulez-vous la voir ? nous ferons arrêter le fiacre.
 
La Goualeuse baissa les yeux.
 
– Depuis que je suis chez l’ogresse, je ne suis point entrée dans une église ; je n’ai pas osé. À la prison, au contraire, j’aimais tant à chanter à la messe ! Et, à la Fête-Dieu, nous faisions de si beaux bouquets d’autel !
 
– Mais Dieu est bon et clément : pourquoi craindre de le prier, d’entrer dans une église ?
 
– Oh ! non, non… monsieur Rodolphe… ce serait comme une impiété… C’est bien assez d’offenser le bon Dieu autrement.
 
Après un moment de silence, Rodolphe dit à la Goualeuse :
 
– Jusqu’à présent avez-vous aimé quelqu’un ?
 
– Jamais, monsieur Rodolphe.
 
– Pourquoi cela ?
 
– Vous avez vu les gens qui fréquentaient le tapis-franc… Et puis, pour aimer, il faut être honnête.
 
– Comment cela ?
 
– Ne dépendre que de soi… Mais tenez, si ça vous est égal, monsieur Rodolphe, je vous en prie, ne parlons pas de ça…
 
– Soit, Fleur-de-Marie, parlons d’autre chose… Mais qu’avez-vous à me regarder ainsi ? Voilà encore vos beaux yeux pleins de larmes. Vous ai-je chagrinée ?
 
– Oh ! au contraire ; mais vous êtes si bon pour moi que cela me donne envie de pleurer… et puis vous ne me tutoyez pas… et puis, enfin, on dirait que vous ne m’avez emmenée que pour mon plaisir à moi, tant vous avez l’air content de me voir heureuse. Non content de m’avoir défendue hier… vous me faites passer aujourd’hui une pareille journée avec vous…
 
– Vraiment, vous êtes heureuse ?
 
– D’ici à bien longtemps je n’oublierai ce bonheur-là.
 
– C’est si rare, le bonheur !
 
– Oui, bien rare…
 
– Ma foi, moi, à défaut de ce que je n’ai pas, je m’amuse quelquefois à rêver ce que je voudrais avoir, à me dire : « Voilà ce que je désirerais être… voilà la fortune que j’ambitionnerais… » Et vous, Fleur-de-Marie, quelquefois ne faites-vous pas aussi de ces rêves-là, de beaux châteaux en Espagne ?
 
– Autrefois, oui, en prison ; avant d’entrer chez l’ogresse, je passais ma vie à ça et à chanter ; mais depuis, c’est plus rare… Et vous, monsieur Rodolphe, qu’est-ce que vous ambitionneriez donc ?
 
– Moi, je voudrais être riche, très-riche… avoir des domestiques, des équipages, un hôtel, aller dans un beau monde, tous les jours au spectacle. Et vous, Fleur-de-Marie ?
 
– Moi, je ne serais pas si difficile : de quoi payer l’ogresse, quelque argent d’avance pour avoir le temps de trouver de l’ouvrage, une gentille chambre bien propre d’où je verrais des arbres en travaillant.
 
– Beaucoup de fleurs sur votre fenêtre…
 
– Oh ! bien sûr… Habiter la campagne, si ça se pouvait, et voilà tout…
 
– Une petite chambre, de l’ouvrage, c’est le nécessaire ; mais quand on n’a qu’à désirer, on peut bien se permettre le superflu… Est-ce que vous ne voudriez pas avoir des voitures, des diamants, de belles toilettes ?
 
– Je n’en voudrais pas tant… Ma liberté, vivre à la campagne, et être sûre de ne pas mourir à l’hôpital… Oh ! cela surtout… ne pas mourir là !… Tenez, monsieur Rodolphe, souvent cette pensée-là me vient… elle est affreuse !
 
– Hélas ! nous autres pauvres gens…
 
– Ce n’est pas pour la misère… que je dis cela… Mais après… quand on est morte…
 
– Eh bien ?
 
– Vous ne savez donc pas ce que l’on fait de vous après, monsieur Rodolphe ?
 
– Non…
 
– Il y a une jeune fille que j’avais connue en prison… elle est morte à l’hôpital… on a abandonné son corps aux chirurgiens…, murmura la malheureuse en frissonnant.
 
– Ah ! c’est horrible ! ! ! Comment, malheureuse enfant, vous avez souvent de ces sinistres pensées ?…
 
– Cela vous étonne, n’est-ce pas, monsieur Rodolphe, que j’aie de la honte… pour après ma mort… Hélas ! mon Dieu… on ne m’a laissé que celle-là…
 
Ces douloureuses et amères paroles frappèrent Rodolphe.
 
Il cacha sa tête dans ses mains en frémissant : il songeait à la fatalité qui s’était appesantie sur Fleur-de-Marie… Il songeait à la mère de cette créature pauvre… Sa mère… elle était heureuse, riche, honorée, peut-être…
 
Honorée… riche… heureuse… et son enfant, qu’elle avait sans doute atrocement sacrifiée à la honte, avait quitté le grenier de la Chouette pour la prison, la prison pour l’antre de l’ogresse ; de cet antre elle pouvait aller mourir sur le grabat d’un hôpital… et après sa mort…
 
Cela était épouvantable.
 
La pauvre Goualeuse, voyant l’air sombre de son compagnon, lui dit tristement :
 
– Pourtant, monsieur Rodolphe, je ne devrais pas avoir de ces idées-là… Vous m’emmenez avec vous pour être joyeuse, et je vous dis toujours des choses si tristes… si tristes ! Mon Dieu, je ne sais pas comment cela se fait, c’est malgré moi… Je n’ai jamais été plus heureuse qu’aujourd’hui ; et pourtant à chaque instant les larmes me viennent aux yeux… Vous ne m’en voulez pas, dites, monsieur Rodolphe ? D’ailleurs… vous voyez ? cette tristesse s’en va… comme elle est venue… bien vite. Tenez, maintenant… je n’y songe déjà plus… Je serai raisonnable… Tenez, monsieur Rodolphe… regardez mes yeux…
 
Et Fleur-de-Marie, après avoir deux ou trois fois fermé ses yeux pour en chasser une larme rebelle, les ouvrit tout grands… bien grands, et regarda Rodolphe avec une naïveté charmante.
 
– Fleur-de-Marie, je vous en prie, ne vous contraignez pas… Soyez gaie, si vous avez envie d’être gaie… triste, s’il vous plaît d’être triste. Mon Dieu, moi qui vous parle, quelquefois j’ai comme vous des idées sombres… Je serais très-malheureux de feindre une joie que je ne ressentirais pas…
 
– Vraiment, monsieur Rodolphe, vous êtes triste aussi quelquefois ?
 
– Sans doute ; mon avenir n’est guère plus beau que le vôtre… Je suis sans père ni mère… que demain je tombe malade, comment vivre ? Je dépense ce que je gagne au jour le jour.
 
– Ça, c’est un tort, voyez-vous… un grand tort, monsieur Rodolphe, dit la Goualeuse d’un ton de grave remontrance qui fit sourire Rodolphe, vous devriez mettre à la caisse d’épargne… Moi, tout mon mauvais sort est venu de ce que je n’ai pas économisé mon argent… Avec deux cents francs devant lui, un ouvrier n’est jamais aux crochets de personne, jamais embarrassé… et c’est bien souvent l’embarras qui vous conseille mal.
 
– Cela est très-sage, très-sensé, ma bonne petite ménagère. Mais deux cents francs… comment amasser deux cents francs ?
 
– Mais, monsieur Rodolphe, c’est bien simple : faisons un peu votre compte ; vous allez voir… Vous gagnez, n’est-ce pas, quelquefois jusqu’à cinq francs par jour ?
 
– Oui, quand je travaille.
 
– Il faut travailler tous les jours. Êtes-vous donc si à plaindre ? Un joli état comme le vôtre… peintre en éventails… mais ça devrait être pour vous un plaisir… Tenez, vous n’êtes pas raisonnable, monsieur Rodolphe !… ajouta la Goualeuse d’un ton sévère. Un ouvrier peut vivre, mais très-bien vivre avec trois francs ; il vous reste donc quarante sous, au bout d’un mois soixante francs d’économie… Soixante francs par mois… mais c’est une somme !
 
– Oui ; mais c’est si bon de flâner, de ne rien faire !
 
– Monsieur Rodolphe, encore une fois, vous n’avez pas plus de raison qu’un enfant…
 
– Eh bien ! je serai raisonnable, petite grondeuse ; vous me donnez de bonnes idées… Je n’avais pas songé à cela…
 
– Vraiment ? dit la jeune fille en frappant dans ses mains, avec joie. Si vous saviez combien vous me rendez contente !… Vous économiserez quarante sous par jour ! Bien vrai ?
 
– Allons… j’économiserai quarante sous par jour, dit Rodolphe en souriant malgré lui.
 
– Bien vrai ? Bien vrai ?
 
– Je vous le promets…
 
– Vous verrez comme vous serez fier aux premières économies que vous aurez faites… Et puis ce n’est pas tout… si vous voulez me promettre de ne pas vous fâcher…
 
– Est-ce que j’ai l’air bien méchant ?
 
– Non, certainement… mais je ne sais pas si je dois…
 
– Vous devez tout me dire, Fleur-de-Marie…
 
– Eh bien ! enfin, vous qui… on voit ça, êtes au-dessus de votre état… comment est-ce que vous fréquentez des cabarets comme celui de l’ogresse ?
 
– Si je n’étais pas venu dans le tapis-franc, je n’aurais pas le plaisir d’aller à la campagne aujourd’hui avec vous, Fleur-de-Marie.
 
– C’est bien vrai, mais c’est égal, monsieur Rodolphe… Tenez, je suis aussi heureuse que possible de ma journée, eh bien ! je renoncerais de bon cœur à en passer une pareille si cela pouvait vous faire du tort…
 
– Au contraire, puisque vous m’avez donné d’excellents conseils de ménage.
 
– Et vous les suivrez ?
 
– Je vous l’ai promis, parole d’honneur. J’économiserai au moins quarante sous par jour…