Les Mystères de Paris

| 4.07 - Apparition

  

 

 

VII

Apparition


Au moment où la grisette et son compagnon entraient dans l’allée de leur maison, ils furent presque renversés par Mme Pipelet, qui courait, troublée, éperdue, effarée…
 
– Ah ! mon Dieu ! dit Rigolette, qu’est-ce que vous avez donc, madame Pipelet ? Où courez-vous comme cela ?
 
– C’est vous ! Mademoiselle Rigolette… s’écria Anastasie ; c’est le bon Dieu qui vous envoie… aidez-moi à sauver la vie d’Alfred…
 
– Que dites-vous ?
 
– Ce pauvre vieux chéri est évanoui, ayez pitié de nous !… courez-moi chercher pour deux sous d’absinthe chez le rogomiste, de la plus forte… c’est son remède quand il est indisposé… du pylore… ça le remettra peut-être ; soyez charitable, ne me refusez pas, je pourrai retourner auprès d’Alfred. Je suis tout ahurie.
 
Rigolette abandonna le bras de Rodolphe et courut chez le rogomiste.
 
– Mais qu’est-il arrivé, madame Pipelet ? demanda Rodolphe en suivant la portière, qui retournait à la loge.
 
– Est-ce que je sais, mon digne monsieur ! J’étais sortie pour aller à la mairie, à l’église et chez le traiteur, pour éviter ces trottes-là à Alfred… Je rentre… qu’est-ce que je vois… ce vieux chéri les quatre fers en l’air ! Tenez, monsieur Rodolphe, dit Anastasie en ouvrant la porte de sa tanière, voyez si ça ne fend pas le cœur !
 
Lamentable spectacle !… Toujours coiffé de son chapeau tromblon, plus coiffé même que d’habitude, car le castor douteux, enfoncé violemment sans doute (à en juger par une cassure transversale), cachait ses yeux, M. Pipelet était assis par terre et adossé au pied de son lit.
 
L’évanouissement avait cessé ; Alfred commençait à faire quelques légers mouvements de mains, comme s’il eût voulu repousser quelqu’un ou quelque chose ; puis il essaya de se débarrasser de sa visière improvisée.
 
– Il gigote !… c’est bon signe !… il revient !… s’écria la portière. Et, se baissant, elle lui cria aux oreilles : – Qu’est-ce que tu as, mon Alfred ?… C’est ta Stasie qui est là… Comment vas-tu ?… On va t’apporter de l’absinthe, ça te remettra. Puis, prenant une voix de fausset des plus caressantes, elle ajouta : – On l’a donc écharpé, assassiné, ce pauvre vieux chéri à sa maman, hein ?
 
Alfred poussa un profond soupir et laissa échapper comme un gémissement ce mot fatidique :
 
– CABRION ! ! !
 
Et ses mains frémissantes semblèrent vouloir de nouveau repousser une vision effrayante.
 
– Cabrion ! encore ce gueux de peintre ! s’écria Mme Pipelet. Alfred en a tant rêvé toute la nuit qu’il m’a abîmée de coups de pied. Ce monstre-là est son cauchemar ! Non-seulement il a empoisonné ses jours, mais il empoisonne ses nuits ; il le poursuit jusque dans son sommeil ; oui, monsieur, comme si Alfred serait un malfaiteur, et que ce Cabrion, que Dieu confonde ! serait son remords acharné.
 
Rodolphe sourit discrètement, prévoyant quelque nouveau tour de l’ancien voisin de Rigolette.
 
– Alfred… réponds-moi, ne fais pas le muet, tu me fais peur, dit Mme Pipelet ; voyons, remets-toi… Aussi, pourquoi vas-tu penser à ce gredin-là !… tu sais bien que quand tu y songes, ça te fait le même effet que les choux… ça te porte au pylore et ça t’étouffe.
 
– Cabrion ! répéta M. Pipelet en relevant avec effort son chapeau démesurément enfoncé sur ses yeux, qu’il roula autour de lui d’un air égaré.
 
Rigolette entra, portant une petite bouteille d’absinthe.
 
– Merci, mam’zelle ; êtes-vous complaisante ! dit la vieille ; puis elle ajouta : Tiens, vieux chéri, siffle-moi ça, ça va te remettre.
 
Et Anastasie, approchant vivement la fiole des lèvres de M. Pipelet, entreprit de lui faire avaler l’absinthe.
 
Alfred eut beau se débattre courageusement, sa femme, profitant de la faiblesse de sa victime, lui maintint la tête d’une main ferme et, de l’autre, lui introduisit le goulot de la petite bouteille entre les dents, et le força de boire l’absinthe ; après quoi elle s’écria triomphalement :
 
– Et alllllez donc ! Te voilà sur tes pattes, vieux chéri !
 
En effet, Alfred, après s’être essuyé la bouche du revers de la main, ouvrit ses yeux, se leva debout et demanda d’un ton encore effarouché :
 
– L’avez-vous vu ?
 
– Qui ?
 
– Est-il parti ?
 
– Mais qui, Alfred ?
 
– Cabrion !
 
– Il a osé ! s’écria la portière.
 
M. Pipelet, aussi muet que la statue du commandeur, baissa, comme le spectre, deux fois la tête d’un air affirmatif.
 
– M. Cabrion est venu ici ? demanda Rigolette en retenant une violente envie de rire.
 
– Ce monstre-là est-il déchaîné après Alfred ! s’écria Mme Pipelet. Oh ! si j’avais été là avec mon balai… Il l’aurait mangé jusqu’au manche. Mais parle donc, Alfred, raconte-nous donc ton malheur !
 
M. Pipelet fit signe de la main qu’il allait parler.
 
On écouta l’homme au chapeau tromblon dans un religieux silence.
 
Il s’exprima en ces termes d’une voix profondément émue :
 
– Mon épouse venait de me quitter pour m’éviter la peine d’aller, selon le commandement de monsieur (il s’inclina devant Rodolphe), à la mairie, à l’église et chez le traiteur…
 
– Ce vieux chéri avait eu le cauchemar toute la nuit ; j’ai préféré lui éviter ça, dit Anastasie.
 
– Ce cauchemar m’était envoyé comme un avertissement d’en haut, reprit religieusement le portier. J’avais rêvé Cabrion… je devais souffrir de Cabrion ; la journée avait commencé par un attentat sur la taille de mon épouse…
 
– Alfred… Alfred… tais-toi donc ! Ça me gêne devant le monde…, dit Mme Pipelet en minaudant, roucoulant et baissant les yeux d’un air pudique.
 
– Je croyais avoir payé ma dette de malheur à cette journée de malheur après le départ de ces luxurieux malfaiteurs, reprit M. Pipelet, lorsque… Dieu ! mon Dieu !
 
– Voyons, Alfred, du courage !
 
– J’en aurai, répondit héroïquement M. Pipelet ; il m’en faut… J’en aurai… J’étais donc là, assis tranquillement devant ma table, réfléchissant à un changement que je voulais opérer dans l’empeigne de cette botte, confiée à mon industrie… lorsque j’entends un bruit… un frôlement au carreau de ma loge… Fut-ce un pressentiment… un avis d’en haut ? Mon cœur se serra ; je levai la tête… et, à travers la vitre, je vis… je vis…
 
– Cabrion ! s’écria Anastasie en joignant les mains.
 
– Cabrion ! répondit sourdement M. Pipelet. Sa figure hideuse était là, collée à la fenêtre, me regardant avec ses yeux de chat… qu’est-ce que je dis ?… de tigre !… juste comme dans un rêve… Je voulus parler, ma langue était collée à mon palais ; je voulus me lever, j’étais collé à mon siège… ma botte me tomba des mains, et, comme dans tous les événements critiques et importants de ma vie… je restai complètement immobile… Alors la clef tourna dans la serrure, la porte s’ouvrit, Cabrion entra !
 
– Il entra !… Quel front ! reprit Mme Pipelet, aussi atterrée que son mari de cette audace.
 
– Il entra lentement, reprit Alfred, s’arrêta un moment à la porte, comme pour me fasciner de son regard atroce… puis il s’avança vers moi, s’arrêtant à chaque pas, me transperçant de l’œil, sans dire un mot, droit, muet, menaçant comme un fantôme !…
 
– C’est-à-dire que j’en ai le dos qui m’en hérisse, dit Anastasie.
 
– Je restais de plus en plus immobile et assis sur ma chaise… Cabrion s’avançait toujours lentement… me tenant sous son regard comme le serpent l’oiseau… car il me faisait horreur, et malgré moi je le fixais. Il arrive tout près de moi… Je ne puis davantage supporter son aspect révoltant… c’était trop fort… je n’y tiens plus… je ferme les yeux… Alors, je le sens qui ose porter ses mains sur mon chapeau ; il le prend par le haut, l’ôte lentement de dessus ma tête… et me met le chef à nu ! Je commençais à être saisi d’un vertige… ma respiration était suspendue… les oreilles me bourdonnaient… j’étais de plus en plus collé à mon siège, je fermais les yeux de plus en plus fort. Alors, Cabrion se baisse, me prend ma tête chauve ; que j’ai le droit de dire, ou plutôt que j’avais le droit de dire vénérable avant son attentat… il me prend donc la tête entre ses mains froides comme des mains de mort… et sur mon front glacé de sueur il dépose… un baiser effronté ! impudique ! ! !
 
Anastasie leva les bras au ciel.
 
– Mon ennemi le plus acharné venir me baiser au front !… me forcer à subir ses dégoûtantes caresses, après m’avoir odieusement persécuté pour posséder de mes cheveux !… une pareille monstruosité me donna beaucoup à penser et me paralysa… Cabrion profita de ma stupeur pour me remettre mon chapeau sur la tête, puis, d’un coup de poing, il me l’enfonça jusque sur les yeux, comme vous l’avez vu. Ce dernier outrage me bouleversa, la mesure fut comblée, tout tourna autour de moi, et je m’évanouis au moment où je le voyais, par-dessous les bords de mon chapeau, sortir de la loge aussi tranquillement, aussi lentement qu’il y était entré.
 
Puis, comme si ce récit eût épuisé ses forces, M. Pipelet retomba sur sa chaise en levant ses mains au ciel en manière de muette imprécation.
 
Rigolette sortit brusquement, son courage était à bout, son envie de rire l’étouffait ; elle ne put se contraindre plus longtemps. Rodolphe avait lui-même difficilement gardé son sérieux.
 
Tout à coup, cette rumeur confuse qui annonce l’arrivée d’un rassemblement populaire retentit dans la rue ; on entendit un grand tumulte en dehors de la porte de l’allée, et bientôt des crosses de fusil résonnèrent sur la dalle de la porte.