Les Mystères de Paris

| 9.09 - Fleur-de-Marie

 

 

 

IX

Fleur-de-Marie


Pendant la scène que nous venons de raconter, Mlle de Fermont, toujours évanouie, était restée livrée aux soins empressés de Clémence et des deux religieuses ; l’une d’elles soutenait la tête pâle et appesantie de la jeune fille, pendant que Mme d’Harville, penchée sur le lit, essuyait avec son mouchoir la sueur glacée qui inondait le front de la malade.
 
Profondément ému, M. de Saint-Remy contemplait ce tableau touchant, lorsqu’une funeste pensée lui traversant tout à coup l’esprit, il s’approcha de Clémence et lui dit à voix basse :
 
– Et la mère de cette infortunée, madame ?
 
La marquise se retourna vers M. de Saint-Remy et lui répondit avec une tristesse navrante :
 
– Cette enfant… n’a plus de mère… monsieur.
 
– Grand Dieu !… morte ! ! !
 
– J’ai appris seulement hier soir, à mon retour, l’adresse de Mme de Fermont… et son état désespéré. À une heure du matin, j’étais chez elle avec mon médecin. Ah ! monsieur !… quel tableau !… La misère dans toute son horreur… et aucun espoir de sauver cette pauvre mère expirante !
 
– Oh ! que son agonie a dû être affreuse, si la pensée de sa fille lui était présente !
 
– Son dernier mot a été : « Ma fille ! »
 
– Quelle mort… mon Dieu !… Elle, mère si tendre, si dévouée. C’est épouvantable !
 
Une des religieuses vint interrompre l’entretien de M. de Saint-Remy et de Mme d’Harville, en disant à celle-ci :
 
– La jeune demoiselle est bien faible… elle entend à peine ; tout à l’heure peut-être elle reprendra un peu de connaissance… cette secousse l’a brisée. Si vous ne craigniez pas, madame, de rester là… en attendant que la malade revienne tout à fait à elle, je vous offrirais ma chaise.
 
– Donnez… donnez, dit Clémence en s’asseyant auprès du lit ; je ne quitterai pas Mlle de Fermont ; je veux qu’elle voie au moins une figure amie lorsqu’elle ouvrira les yeux… ensuite je l’emmènerai avec moi, puisque le médecin trouve heureusement qu’on peut la transporter sans danger.
 
– Ah ! madame, soyez bénie pour le bien que vous faites, dit M. de Saint-Remy ; mais pardonnez-moi de ne pas vous avoir encore dit mon nom ; tant de chagrins tant d’émotions… Je suis le comte de Saint-Remy, madame… le mari de Mme de Fermont était mon ami le plus intime. J’habitais à Angers… J’ai quitté cette ville dans mon inquiétude de ne recevoir aucune nouvelle de ces deux nobles et dignes femmes ; elles avaient jusqu’alors habité cette ville, et on les disait complètement ruinées : leur position était d’autant plus pénible que jusqu’alors elles avaient vécu dans l’aisance.
 
– Ah ! monsieur… vous ne savez pas tout… Mme de Fermont a été indignement dépouillée.
 
– Par son notaire, peut-être ? Un moment j’en avais eu le soupçon.
 
– Cet homme était un monstre, monsieur. Hélas ! ce crime n’est pas le seul qu’il ait commis. Mais heureusement, dit Clémence avec exaltation en songeant à Rodolphe, un génie providentiel en a fait justice, et j’ai pu fermer les yeux de Mme de Fermont en la rassurant sur l’avenir de sa fille. Sa mort a été ainsi moins cruelle.
 
– Je le comprends ; sachant à sa fille un appui tel que le vôtre, madame, ma pauvre amie a dû mourir plus tranquille…
 
– Non-seulement mon vif intérêt est à tout jamais acquis à Mlle de Fermont… mais sa fortune lui sera rendue…
 
– Sa fortune !… Comment ? Le notaire… ?
 
– A été forcé de restituer la somme… qu’il s’était appropriée par un crime horrible…
 
– Un crime ?…
 
– Cet homme avait assassiné le frère de Mme de Fermont pour faire croire que ce malheureux s’était suicidé après avoir dissipé la fortune de sa sœur…
 
– C’est horrible ! mais c’est à n’y pas croire… et pourtant, par suite de mes soupçons sur le notaire, j’avais conservé de vagues doutes sur la réalité de ce suicide… car Renneville était l’honneur, la loyauté même. Et la somme que le notaire a restituée… ?
 
–… Est déposée chez un prêtre vénérable, M. le curé de Bonne-Nouvelle ; elle sera remise à Mlle de Fermont.
 
– Cette restitution ne suffit pas à la justice des hommes, madame ! L’échafaud réclame ce notaire… car il n’a pas commis un meurtre, mais deux meurtres… La mort de Mme de Fermont, les souffrances que sa fille endure sur ce lit d’hôpital, ont été causées par l’infâme abus de confiance de ce misérable !
 
– Et ce misérable a commis un autre meurtre aussi affreux, aussi atrocement combiné.
 
– Que dites-vous, madame ?
 
– S’il s’est défait du frère de Mme de Fermont par un prétendu suicide, afin de s’assurer l’impunité, il y a peu de jours il s’est défait d’une malheureuse jeune fille qu’il avait intérêt à perdre en la faisant noyer… certain qu’on attribuerait cette mort à un accident.
 
M. de Saint-Remy tressaillit, regarda Mme d’Harville avec surprise en songeant à Fleur-de-Marie et s’écria :
 
– Ah ! mon Dieu, madame, quel étrange rapport !…
 
– Qu’avez-vous, monsieur ?
 
– Cette jeune fille ! où a-t-il voulu la noyer ?
 
– Dans la Seine… près d’Asnières, m’a-t-on dit…
 
– C’est elle ! c’est elle ! s’écria M. de Saint-Remy.
 
– De qui parlez-vous, monsieur ?
 
– De la jeune fille que ce monstre avait intérêt à perdre…
 
– Fleur-de-Marie ! ! !
 
– Vous la connaissez, madame ?
 
– Pauvre enfant… je l’aimais tendrement… Ah ! si vous saviez, monsieur, combien elle était belle et touchante… Mais comment se fait-il ?…
 
– Le docteur Griffon et moi nous lui avons donné les premiers secours…
 
– Les premiers secours ? À elle ? Et où cela ?
 
– À l’île du Ravageur… quand on l’a eu sauvée…
 
– Sauvée, Fleur-de-Marie… sauvée ?
 
– Par une brave créature qui, au risque de sa vie, l’a retirée de la Seine… Mais qu’avez-vous, madame ?
 
– Ah ! monsieur, je n’ose croire encore à tant de bonheur… mais je crains encore d’être dupe d’une erreur… Je vous en supplie, dites-moi, cette jeune fille… comment est-elle ?
 
– D’une admirable beauté… une figure d’ange.
 
– De grands yeux bleus… des cheveux blonds ?
 
– Oui, madame.
 
– Et quand on l’a noyée… elle était avec une femme âgée.
 
– En effet, depuis hier seulement qu’elle a pu parler (car elle est encore bien faible), elle nous a dit cette circonstance… Une femme âgée l’accompagnait.
 
– Dieu soit béni ! s’écria Clémence en joignant les mains avec ferveur, je pourrai lui apprendre que sa protégée vit encore[1]. Quelle joie pour lui, qui dans sa dernière lettre me parlait de cette pauvre enfant avec des regrets si pénibles !… Pardon, monsieur ! mais si vous saviez combien ce que vous m’apprenez me rend heureuse… et pour moi, et pour une personne… qui, plus que moi encore, a aimé et protégé Fleur-de-Marie ! Mais, de grâce, à cette heure… où est-elle ?
 
– Près d’Asnières… dans la maison de l’un des médecins de cet hôpital… le docteur Griffon, qui, malgré des travers que je déplore, a d’excellentes qualités… car c’est chez lui que Fleur-de-Marie a été transportée ; et depuis il lui a prodigué les soins les plus constants.
 
– Et elle est hors de tout danger ?
 
– Oui, madame, depuis deux ou trois jours seulement. Et aujourd’hui on lui permettra d’écrire à ses protecteurs.
 
– Oh ! c’est moi, monsieur… c’est moi qui me chargerai de ce soin… ou plutôt c’est moi qui aurai la joie de la conduire auprès de ceux qui, la croyant morte, la regrettent si amèrement.
 
– Je comprends ces regrets, madame… car il est impossible de connaître Fleur-de-Marie sans rester sous le charme de cette angélique créature : sa grâce et sa douceur exercent sur tous ceux qui l’approchent un empire indéfinissable… La femme qui l’a sauvée, et qui depuis l’a veillée jour et nuit comme elle aurait veillé son enfant, est une personne courageuse et dévouée, mais d’un caractère si habituellement emporté qu’on l’a surnommée la Louve… jugez ! Eh bien ! un mot de Fleur-de-Marie la bouleverse… Je l’ai vue sangloter, pousser des cris de désespoir, lorsque ensuite d’une crise fâcheuse le docteur Griffon avait presque désespéré de la vie de Fleur-de-Marie.
 
– Cela ne m’étonne pas… je connais la Louve.
 
– Vous, madame ? dit M. de Saint-Remy surpris, vous connaissez la Louve[2] ?
 
– En effet, cela doit vous étonner, monsieur, dit la marquise en souriant doucement ; car Clémence était heureuse… oh ! bien heureuse… en songeant à la douce surprise qu’elle ménageait au prince.
 
Quel eût été son enivrement si elle avait su que c’était une fille qu’il croyait morte… qu’elle allait ramener à Rodolphe !…
 
– Ah ! monsieur, dit-elle à M. de Saint-Remy, ce jour est si beau… pour moi… que je voudrais qu’il le fût aussi pour d’autres ; il me semble qu’il doit y avoir ici bien des infortunes honnêtes à soulager, ce serait une digne manière de célébrer l’excellente nouvelle que vous me donnez.
 
Puis, s’adressant à la religieuse qui venait de faire boire quelques cuillerées d’une potion à Mlle de Fermont :
 
– Eh bien !… ma sœur, reprend-elle ses sens ?
 
– Pas encore… madame… elle est si faible. Pauvre demoiselle ! À peine si l’on sent les battements de son pouls.
 
– J’attendrai pour l’emmener qu’elle soit en état d’être transportée dans ma voiture… Mais, dites-moi, ma sœur, parmi toutes ces malheureuses malades, n’en connaîtriez-vous pas qui méritassent particulièrement l’intérêt et la pitié, et à qui je pourrais être utile avant de quitter cet hospice ?
 
– Ah ! madame… c’est Dieu qui vous envoie…, dit la sœur ; il y a là, ajouta-t-elle en montrant le lit de la sœur de Pique-Vinaigre, une pauvre femme très-malade et très à plaindre : elle n’est entrée ici qu’à bout de ses forces ; elle se désole sans cesse parce qu’elle a été obligée d’abandonner deux petits enfants qui n’ont qu’elle au monde pour soutien. Elle disait tout à l’heure à M. le docteur qu’elle voulait sortir, guérie ou non, dans huit jours, parce que ses voisins lui avaient promis de garder ses enfants seulement une semaine… et qu’après ce temps ils ne pourraient plus s’en charger.
 
– Conduisez-moi à son lit, je vous prie, ma sœur, dit Mme d’Harville en se levant et en suivant la religieuse.
 
Jeanne Duport, à peine remise de la crise violente que lui avaient causée les investigations du docteur Griffon, ne s’était pas aperçue de l’entrée de Clémence d’Harville dans la salle de l’hospice.
 
Quel fut son étonnement lorsque la marquise, soulevant les rideaux de son lit, lui dit, en attachant sur elle un regard rempli de commisération et de bonté :
 
– Ma bonne mère, il ne faut plus être inquiète de vos enfants ; j’en aurai soin ; ne songez donc qu’à vous guérir pour les aller bien vite retrouver !
 
Jeanne Duport croyait rêver.
 
À cette même place où le docteur Griffon et son studieux auditoire lui avaient fait subir une cruelle inquisition, elle voyait une jeune femme d’une ravissante beauté venir à elle avec des paroles de pitié, de consolation et d’espérance.
 
L’émotion de la sœur de Pique-Vinaigre était si grande qu’elle ne put prononcer une parole ; elle joignit seulement les mains comme si elle eût prié, en regardant sa bienfaitrice inconnue avec adoration.
 
– Jeanne, Jeanne ! lui dit tout bas la Lorraine, répondez donc à cette bonne dame… Puis la Lorraine ajouta, en s’adressant à la marquise : Ah ! madame, vous la sauvez ! Elle serait morte de désespoir en pensant à ses enfants, qu’elle voyait déjà abandonnés… N’est-ce pas, Jeanne ?
 
– Encore une fois, rassurez-vous, ma bonne mère… n’ayez aucune inquiétude, reprit la marquise en pressant dans ses petites mains délicates et blanches la main brûlante de Jeanne Duport. Rassurez-vous, ne soyez plus inquiète de vos enfants ; et même, si vous le préférez, vous sortirez aujourd’hui de l’hospice ; on vous soignera chez vous : rien ne vous manquera. De la sorte, vous ne quitterez pas vos chers enfants… Si votre logement est insalubre ou trop petit, on vous en trouvera tout de suite un plus convenable, afin que vous soyez, vous dans une chambre et vos enfants dans une autre… Vous aurez une bonne garde-malade qui les surveillera tout en vous soignant… Enfin, lorsque vous serez rétablie, si vous manquez d’ouvrage, je vous mettrai à même d’attendre qu’il vous en arrive ; et, dès aujourd’hui, je me charge de l’avenir de vos enfants !
 
– Ah ! mon bon Dieu ! Qu’est-ce que j’entends ?… Les chérubins descendent donc du ciel comme dans les livres d’église ! dit Jeanne Duport tremblante, égarée, osant à peine regarder sa bienfaitrice. Pourquoi tant de bontés pour moi ? Qu’ai-je fait pour cela ? Ça n’est pas possible ! Moi, sortir de l’hospice, où j’ai déjà tant pleuré, tant souffert ! Ne plus quitter mes enfants… avoir une garde-malade… Mais c’est comme un miracle du bon Dieu !
 
Et la pauvre femme disait vrai.
 
Si l’on savait combien il est doux et facile de faire souvent et à peu de frais de ces miracles !
 
Hélas ! pour certaines infortunes abandonnées ou repoussées de tous, un salut immédiat, inespéré, accompagné de paroles bienveillantes, d’égards tendrement charitables, ne doit-il pas avoir, n’a-t-il pas l’apparence surnaturelle d’un miracle ?…
 
Ainsi était-il humainement permis à Jeanne Duport, non pas d’espérer, mais seulement de rêver à la probabilité de la fortune inouïe que lui assurait Mme d’Harville ?
 
– Ce n’est pas un miracle, ma bonne mère, répondit Clémence vivement émue ; ce que je fais pour vous, ajouta-t-elle en rougissant légèrement au souvenir de Rodolphe, ce que je fais pour vous m’est inspiré par un généreux esprit qui m’a appris à compatir au malheur… c’est lui qu’il faut remercier et bénir…
 
– Ah ! madame, je bénirai vous et les vôtres ! dit Jeanne Duport en pleurant. Je vous demande pardon de m’exprimer si mal, mais je n’ai pas l’habitude de ces grandes joies… c’est la première fois que cela m’arrive.
 
– Eh bien ! voyez-vous, Jeanne, dit la Lorraine attendrie, il y a aussi parmi les riches des Rigolettes et des Goualeuses… en grand, il est vrai, mais, quant au bon cœur, c’est la même chose !
 
Mme d’Harville se retourna toute surprise vers la Lorraine, en lui entendant prononcer ces deux noms.
 
– Vous connaissez la Goualeuse et une jeune ouvrière nommée Rigolette ? demanda Clémence à la Lorraine.
 
– Oui, madame… La Goualeuse, bon petit ange, a fait l’an passé pour moi, mais dame ! selon ses pauvres moyens, ce que vous faites pour Jeanne… Oui, madame ! Oh ! ça me fait du bien à dire et à répéter à tout le monde ! La Goualeuse m’a retirée d’une cave où je venais d’accoucher sur la paille… et le cher petit ange m’a établie, moi et mon enfant, dans une chambre où il y avait un bon lit et un berceau… La Goualeuse avait fait ces dépenses-là par pure charité, car elle me connaissait à peine et était pauvre elle-même… C’est beau, cela, n’est-ce pas, madame ? dit la Lorraine avec exaltation.
 
– Oh ! oui… la charité du pauvre envers le pauvre est grande et sainte, dit Clémence les yeux mouillés de douces larmes.
 
– Il en a été de même de Mlle Rigolette, qui, selon ses moyens de petite ouvrière, reprit la Lorraine, avait, il y a quelques jours, offert ses services à Jeanne.
 
– Quel singulier rapprochement ! se dit Clémence de plus en plus émue, car chacun de ces deux noms, la Goualeuse et Rigolette, lui rappelait une noble action de Rodolphe. Et vous, mon enfant, que puis-je pour vous ? dit-elle à la Lorraine. Je voudrais que les noms que vous venez de prononcer avec tant de reconnaissance vous portassent bonheur.
 
– Merci, madame, dit la Lorraine avec un sourire de résignation amère ; j’avais un enfant… il est mort… Je suis poitrinaire condamnée, je n’ai plus besoin de rien.
 
– Quelle idée sinistre ! À votre âge… si jeune, il y a toujours de la ressource !
 
– Oh ! non, madame, je sais mon sort… je ne me plains pas ! J’ai vu encore cette nuit mourir une poitrinaire dans la salle… on meurt bien doucement, allez ! Je vous remercie toujours de vos bontés.
 
– Vous vous exagérez votre état…
 
– Je ne me trompe pas, madame, je le sens bien ; mais, puisque vous êtes si bonne… une grande dame comme vous est toute-puissante…
 
– Parlez… dites… que voulez-vous ?
 
– J’avais demandé un service à Jeanne ; mais puisque, grâce à Dieu et à vous, elle s’en va…
 
– Eh bien ! ce service, ne puis-je vous le rendre ?
 
– Certainement, madame… un mot de vous aux sœurs ou au médecin arrangerait tout.
 
– Ce mot, je le dirai, soyez-en sûre… De quoi s’agit-il ?
 
– Depuis que j’ai vu l’actrice qui est morte si tourmentée de la crainte d’être coupée en morceaux après sa mort, j’ai la même peur… Jeanne m’avait promis de réclamer mon corps et de me faire enterrer.
 
– Ah ! c’est horrible dit Clémence en frissonnant d’épouvante ; il faut venir ici pour savoir qu’il est encore pour les pauvres des misères et des terreurs même au delà de la tombe !…
 
– Pardon, madame, dit timidement la Lorraine ; pour une grande dame riche et heureuse comme vous méritez de l’être, cette demande est bien triste… je n’aurais pas dû la faire !
 
– Je vous en remercie, au contraire, mon enfant ; elle m’apprend une misère que j’ignorais, et cette science ne sera pas stérile… Soyez tranquille, quoique ce moment fatal soit bien éloigné d’ici, quand il arrivera, vous serez sûre de reposer en terre sainte !
 
– Oh ! merci, madame ! s’écria la Lorraine : si j’osais vous demander la permission de baiser votre main…
 
Clémence présenta sa main aux lèvres desséchées de la Lorraine.
 
– Oh ! merci, madame ! J’aurai quelqu’un à aimer et à bénir jusqu’à la fin… avec la Goualeuse… et je ne serai plus attristée pour après ma mort !
 
Ce détachement de la vie et ces craintes d’outre-tombe avaient péniblement affecté Mme d’Harville ; se penchant à l’oreille de la sœur qui venait l’avertir que Mlle de Fermont avait complètement repris connaissance, elle lui dit :
 
– Est-ce que réellement l’état de cette jeune femme est désespéré ?
 
Et, d’un signe, elle lui indiqua le lit de la Lorraine.
 
– Hélas ! oui, madame ; la Lorraine est condamnée… elle n’a peut-être pas huit jours à vivre !
 
 
Une demi-heure après, Mme d’Harville, accompagnée de M. de Saint-Remy, emmenait chez elle la jeune orpheline, à qui elle avait caché la mort de sa mère.
 
Le jour même un homme de confiance de Mme d’Harville, après avoir été visiter, rue de la Barillerie, la misérable demeure de Jeanne Duport, et avoir recueilli sur cette digne femme les meilleurs renseignements, loua aussitôt, sur le quai de l’École, deux grandes chambres et un cabinet bien aéré, meubla en deux heures ce modeste mais salubre logis, et, grâce aux ressources instantanées du Temple, le soir même, Jeanne Duport fut transportée dans cette demeure, où elle trouva ses enfants et une excellente garde-malade.
 
Le même homme de confiance fut chargé de réclamer et de faire enterrer le corps de la Lorraine lorsqu’elle succomberait à sa maladie.
 
 
Après avoir conduit et installé chez elle Mlle de Fermont, Mme d’Harville partit aussitôt pour Asnières, accompagnée de M. de Saint-Remy, afin d’aller chercher Fleur-de-Marie et de la conduire chez Rodolphe.
 


[1] Mme d’Harville, arrivée seulement de la veille, ignorait que Rodolphe avait découvert que la Goualeuse (qu’il croyait morte) était sa fille. Quelques jours auparavant, le prince, en écrivant à la marquise, lui avait appris les nouveaux crimes du notaire ainsi que les restitutions qu’il l’avait obligé à faire. C’est par les soins de M. Badinot que l’adresse de Mme de Fermont, passage de la Brasserie, avait été découverte, et Rodolphe en avait aussitôt fait part à Mme d’Harville.
[2] Dans sa visite à Saint-Lazare, Mme d’Harville avait entendue parler de la Louve par Mme Armand, la surveillante.