Les Mystères de Paris

| 4.10 - Le crime

 

 

 

X

Le crime


Rodolphe restait confondu de l’effroyable hypocrisie de M. Ferrand.
 
– Ainsi, dit-il à Louise, vous n’avez pas osé vous plaindre à votre père de l’odieux attentat du notaire ?
 
– Non, monsieur ; il m’aurait crue sans doute la complice de M. Ferrand ; et puis je craignais que dans sa colère mon père n’oubliât que sa liberté, que l’existence de notre famille dépendaient toujours de mon maître.
 
– Et probablement, reprit Rodolphe, pour éviter à Louise une partie de ces pénibles aveux, cédant à la contrainte, à la frayeur de perdre votre père par un refus, vous avez continué d’être la victime de ce misérable ?
 
Louise baissa les yeux en rougissant.
 
– Et ensuite sa conduite fut-elle moins brutale envers vous ?
 
– Non, monsieur ; pour éloigner les soupçons, lorsque par hasard il avait le curé de Bonne-Nouvelle et son vicaire à dîner, mon maître m’adressait devant eux de durs reproches ; il priait M. le curé de m’admonester ; il lui disait que tôt ou tard je me perdrais, que j’avais des manières trop libres avec les clercs de l’étude, que j’étais fainéante, qu’il me gardait par charité pour mon père, un honnête père de famille qu’il avait obligé. Sauf le service rendu à mon père, tout cela était faux. Jamais je ne voyais les clercs de l’étude ; ils travaillaient dans un corps de logis séparé du nôtre.
 
– Et quand vous vous trouviez seule avec M. Ferrand, comment expliquait-il sa conduite à votre égard devant le curé ?
 
– Il m’assurait qu’il plaisantait. Mais le curé prenait ces accusations au sérieux ; il me disait sévèrement qu’il faudrait être doublement vicieuse pour se perdre dans une sainte maison où j’avais continuellement sous les yeux de religieux exemples. À cela je ne savais que répondre, je baissais la tête en rougissant ; mon silence, ma confusion, tournaient encore contre moi ; la vie m’était si à charge que bien des fois j’ai été sur le point de me détruire ; mais je pensais à mon père, à ma mère, à mes frères et sœurs que je soutenais un peu, je me résignais ; au milieu de mon avilissement, je trouvais une consolation : au moins mon père était sauvé de la prison. Un nouveau malheur m’accabla, je devins mère… je me vis perdue tout à fait. Je ne sais pourquoi je pressentis que M. Ferrand, en apprenant un événement qui aurait pourtant dû le rendre moins cruel pour moi, redoublerait de mauvais traitements à mon égard ; j’étais pourtant loin encore de supposer ce qui allait arriver.
 
Morel, revenu de son aberration momentanée, regarda autour de lui avec étonnement, passa sa main sur son front, rassembla ses souvenirs et dit à sa fille :
 
– Il me semble que j’ai eu un moment d’absence ; la fatigue, le chagrin… Que disais-tu ?
 
– Lorsque M. Ferrand apprit que j’étais mère…
 
Le lapidaire fit un geste de désespoir ; Rodolphe le calma d’un regard.
 
– Allons, j’écouterai jusqu’au bout, dit Morel. Va, va.
 
Louise reprit :
 
– Je demandai à M. Ferrand par quels moyens je cacherais ma honte et les suites d’une faute dont il était l’auteur. Hélas ! c’est à peine si vous me croirez, mon père…
 
– Eh bien ?…
 
– M’interrompant avec indignation et une feinte surprise, il eut l’air de ne pas me comprendre ; il me demanda si j’étais folle. Effrayée, je m’écriai : « Mais, mon Dieu ! que voulez-vous donc que je devienne maintenant ? Si vous n’avez pas pitié de moi, ayez au moins pitié de votre enfant. – Quelle horreur ! s’écria M. Ferrand en levant les mains au ciel. Comment, misérable ! tu as l’audace de m’accuser d’être assez bassement corrompu pour descendre jusqu’à une fille de ton espèce !… Tu es assez effrontée pour m’attribuer les suites de tes débordements, moi qui t’ai cent fois répété devant les témoins les plus respectables que tu te perdais, vile débauchée ! Sors de chez moi à l’instant ; je te chasse. »
 
Rodolphe et Morel restaient frappés d’épouvante ; une hypocrisie si infernale les foudroyait.
 
– Oh ! je l’avoue, dit Rodolphe, cela passe les prévisions les plus horribles.
 
Morel ne dit rien ; ses yeux s’agrandirent d’une manière effrayante, un spasme convulsif contracta ses traits ; il descendit de l’établi où il était assis, ouvrit brusquement un tiroir, y prit une forte lime très-longue, très-acérée, emmanchée dans une poignée de bois et s’élança vers la porte.
 
Rodolphe devina sa pensée, le saisit par le bras et l’arrêta.
 
– Morel, où allez-vous ? Vous vous perdez, malheureux !
 
– Prenez garde ! s’écria l’artisan furieux en se débattant, je ferais deux malheurs au lieu d’un.
 
Et l’insensé menaça Rodolphe.
 
– Mon père, c’est notre sauveur ! s’écria Louise.
 
– Il se moque bien de nous ! bah ! bah ! Il veut sauver le notaire ! répondit Morel complètement égaré en luttant contre Rodolphe.
 
Au bout d’une seconde, celui-ci le désarma avec ménagement, ouvrit la porte et jeta la lime sur l’escalier.
 
Louise courut au lapidaire, le serra dans ses bras et lui dit :
 
– Mon père, c’est notre bienfaiteur ! Tu as levé la main sur lui, reviens donc à toi !
 
Ces mots rappelèrent Morel à lui-même, il cacha sa figure dans ses mains, et, muet, il tomba aux genoux de Rodolphe.
 
– Relevez-vous, pauvre père, reprit Rodolphe avec bonté. Patience… patience… je comprends votre fureur, je partage votre haine ; mais au nom de votre vengeance, ne la compromettez pas…
 
– Mon Dieu ! Mon Dieu ! s’écria le lapidaire en se relevant. Mais que peut la justice… la loi… contre cela ? Pauvres gens que nous sommes ! Quand nous irons accuser cet homme riche, puissant, respecté, on nous rira au nez, ah ! ah ! ah ! Et il se prit à rire d’un rire convulsif. Et on aura raison… Où seront nos preuves ? oui, nos preuves ? On ne nous croira pas. Aussi, je vous dis, moi, s’écria-t-il dans un redoublement de folle fureur, je vous dis que je n’ai confiance que dans l’impartialité du couteau…
 
– Silence, Morel, la douleur vous égare, lui dit tristement Rodolphe… Laissez parler votre fille… les moments sont précieux, le magistrat l’attend, il faut que je sache tout… vous dis-je… tout… Continuez, mon enfant.
 
Morel retomba sur son escabeau avec accablement.
 
– Il est inutile, monsieur, reprit Louise, de vous dire mes larmes, mes prières ; j’étais anéantie. Ceci s’était passé à dix heures du matin dans le cabinet de M. Ferrand, le curé devait venir déjeuner avec lui ce jour-là ; il entra au moment où mon maître m’accablait de reproches et d’outrages… il parut vivement contrarié à la vue du prêtre.
 
– Et que dit-il alors ?…
 
– Il eut bientôt pris son parti ; il s’écria, en me montrant : « Eh bien ! monsieur l’abbé, je le disais bien, que cette malheureuse se perdrait… Elle est perdue… à tout jamais perdue ; elle vient de m’avouer sa faute et sa honte… en me priant de la sauver. Et penser que j’ai, par pitié, reçu dans ma maison une telle misérable ! – Comment ! me dit M. l’abbé avec indignation, malgré les conseils salutaires que votre maître vous a donnés maintes fois devant moi… vous vous êtes avilie à ce point ! Oh ! cela est impardonnable… Mon ami, après les bontés que vous avez eues pour cette malheureuse et pour sa famille, de la pitié serait faiblesse… Soyez inexorable », dit l’abbé, dupe comme tout le monde de l’hypocrisie de M. Ferrand.
 
– Et vous n’avez pas à cet instant démasqué l’infâme ? dit Rodolphe.
 
– Mon Dieu ! monsieur, j’étais terrifiée, ma tête se perdait, je n’osais, je ne pouvais prononcer une parole ; pourtant je voulus parler, me défendre : « Mais, monsieur… m’écriai-je… – Pas un mot de plus, indigne créature, me dit M. Ferrand en m’interrompant. Tu as entendu M. l’abbé. De la pitié serait de la faiblesse… Dans une heure tu auras quitté ma maison ! » Puis, sans me laisser le temps de répondre, il emmena l’abbé dans une autre pièce.
 
« Après le départ de M. Ferrand, reprit Louise, je fus un moment comme en délire ; je me voyais chassée de chez lui, ne pouvant me replacer ailleurs, à cause de l’état où je me trouvais et des mauvais renseignements que mon maître donnerait sur moi ; je ne doutais pas non plus que dans sa colère il ne fît emprisonner mon père ; je ne savais que devenir ; j’allai me réfugier dans ma chambre.
 
« Au bout de deux heures, M. Ferrand y parut : « Ton paquet est-il fait ? me dit-il. – Grâce ! lui dis-je en tombant à ses pieds, ne me renvoyez pas de chez vous dans l’état où je suis. Que vais-je devenir ? Je ne puis me placer nulle part ! – Tant mieux, Dieu te punira de ton libertinage et de tes mensonges. – Vous osez dire que je mens ? m’écriai-je indignée, vous osez dire que ce n’est pas vous qui m’avez perdue ? – Sors à l’instant de chez moi, infâme, puisque tu persistes dans tes calomnies, s’écria-t-il d’une voix terrible. Et pour te punir, demain je ferai emprisonner ton père. – Eh bien ! non, non, lui dis-je épouvantée, je ne vous accuserai plus, monsieur… je vous le promets, mais ne me chassez pas… Ayez pitié de mon père ; le peu que je gagne ici soutient ma famille… Gardez-moi chez vous… je ne dirai rien… je tâcherai qu’on ne s’aperçoive de rien, et quand je ne pourrai plus cacher ma triste position, eh bien ! alors seulement vous me renverrez. »
 
« Après de nouvelles supplications de ma part, M. Ferrand consentit à me garder chez lui ; je regardai cela comme un grand service, tant mon sort était affreux. Pourtant, pendant les cinq mois qui suivirent cette scène cruelle, je fus bien malheureuse, bien maltraitée ; quelquefois, seulement, M. Germain, que je voyais rarement, m’interrogeait avec bonté au sujet de mes chagrins ; mais la honte m’empêchait de lui rien avouer.
 
– N’est-ce pas à peu près à cette époque qu’il vint habiter ici ?
 
– Oui, monsieur, il cherchait une chambre du côté de la rue du Temple ou de l’Arsenal ; il y en avait une à louer ici, je lui ai enseigné celle que vous occupez maintenant, monsieur ; elle lui a convenu. Lorsqu’il l’a quittée, il y a près de deux mois, il m’a priée de ne pas dire ici sa nouvelle adresse, que l’on savait chez M. Ferrand.
 
L’obligation où était Germain d’échapper aux poursuites dont il était l’objet expliquait ces précautions aux yeux de Rodolphe…
 
– Et vous n’avez jamais songé à faire vos confidences à Germain ? demanda-t-il à Louise.
 
– Non, monsieur ; il était aussi dupe de l’hypocrisie de M. Ferrand ; il le disait dur, exigeant ; mais il le croyait le plus honnête homme de la terre.
 
– Germain, lorsqu’il logeait ici, n’entendait-il pas votre père accuser quelquefois le notaire d’avoir voulu vous séduire ?
 
– Mon père ne parlait jamais de ses craintes devant les étrangers ; et d’ailleurs, à cette époque, je trompais ses inquiétudes : je le rassurais en lui disant que M. Ferrand ne songeait plus à moi… Hélas ! mon pauvre père maintenant, vous me pardonnerez ces mensonges. Je ne les faisais que pour vous tranquilliser ; vous le voyez bien, n’est-ce pas ?
 
Morel ne répondit rien : le front appuyé à ses deux bras croisés sur son établi, il sanglotait.
 
Rodolphe fit signe à Louise de ne pas adresser de nouveau la parole à son père. Elle continua :
 
– Je passai ces cinq mois dans des larmes, dans des angoisses continuelles. À force de précautions, j’étais parvenue à cacher mon état à tous les yeux ; mais je ne pouvais espérer de le dissimuler ainsi pendant les deux derniers mois qui me séparaient du terme fatal… L’avenir était pour moi de plus en plus effrayant ; M. Ferrand m’avait déclaré qu’il ne voulait plus me garder chez lui… J’allais être ainsi privée du peu de ressources qui aidaient notre famille à vivre. Maudite, chassée par mon père, car, d’après les mensonges que je lui avais faits jusqu’alors pour le rassurer, il me croirait complice et non victime de M. Ferrand… que devenir ? Où me réfugier, où me placer… dans la position où j’étais ? J’eus alors une idée bien criminelle. Heureusement j’ai reculé devant son exécution ; je vous fais cet aveu, monsieur, parce que je ne veux rien cacher, même de ce qui peut m’accuser, et aussi pour vous montrer à quelles extrémités m’a réduite la cruauté de M. Ferrand. Si j’avais cédé à une funeste pensée, n’aurait-il pas été le complice de mon crime ?
 
Après un moment de silence, Louise reprit avec effort, et d’une voix tremblante :
 
– J’avais entendu dire par la portière qu’un charlatan demeurait dans la maison… et…
 
Elle ne put achever.
 
Rodolphe se rappela qu’à sa première entrevue avec Mme Pipelet il avait reçu du facteur, en l’absence de la portière, une lettre écrite sur gros papier d’une écriture contrefaite, et sur laquelle il avait remarqué les traces de quelques larmes…
 
– Et vous lui avez écrit, malheureuse enfant… il y a de cela trois jours !… Sur cette lettre vous aviez pleuré, votre écriture était déguisée.
 
Louise regardait Rodolphe avec effroi…
 
– Comment savez-vous, monsieur ?…
 
– Rassurez-vous. J’étais seul dans la loge de Mme Pipelet quand on a apporté cette lettre, et, par hasard, je l’ai remarquée…
 
– Eh bien ! oui, monsieur. Dans cette lettre sans signature j’écrivais à M. Bradamanti que, n’osant pas aller chez lui, je le priais de se trouver le soir près du Château-d’Eau… J’avais la tête perdue. Je voulais lui demander ses affreux conseils… Je sortis de chez mon maître dans l’intention de les suivre ; mais au bout d’un instant la raison me revint, je compris quel crime j’allais commettre… Je regagnai la maison et je manquai ce rendez-vous. Ce soir-là se passa une scène dont les suites ont causé le dernier malheur qui m’accable.
 
« M. Ferrand me croyait sortie pour deux heures, tandis qu’au bout de très-peu de temps j’étais de retour. En passant devant la petite porte du jardin, à mon grand étonnement je la vis entr’ouverte ; j’entrai par là et je rapportai la clef dans le cabinet de M. Ferrand, où on la déposait ordinairement. Cette pièce précédait sa chambre à coucher, le lieu le plus retiré de la maison ; c’était là qu’il donnait ses audiences secrètes, traitant ses affaires courantes dans le bureau de son étude. Vous allez savoir, monsieur, pourquoi je vous donne ces détails : connaissant très-bien les êtres du logis, après avoir traversé la salle à manger, qui était éclairée, j’entrai sans lumière dans le salon, puis dans le cabinet qui précédait sa chambre à coucher. La porte de cette dernière pièce s’ouvrit au moment où je posais la clef sur une table. À peine mon maître m’eut-il aperçue à la clarté de la lampe qui brûlait dans sa chambre qu’il referma brusquement la porte sur une personne que je ne pus voir ; puis, malgré l’obscurité, il se précipita sur moi, me saisit au cou comme s’il eût voulu m’étrangler et me dit à voix basse… d’un ton à la fois furieux et effrayé : « Tu espionnais, tu écoutais à la porte ! qu’as-tu entendu ?… Réponds ! Réponds ! ou je t’étouffe. » Mais, changeant d’idée, sans me donner le temps de dire un mot, il me fit reculer dans la salle à manger : l’office était ouverte, il m’y jeta brutalement et la referma.
 
– Et vous n’aviez rien entendu de sa conversation ?
 
– Rien, monsieur ; si je l’avais su dans sa chambre avec quelqu’un, je me serais bien gardée d’entrer dans le cabinet ; il le défendait même à Mme Séraphin.
 
– Et lorsque vous êtes sortie de l’office, que vous a-t-il dit ?
 
– C’est la femme de charge qui est venue me délivrer, et je n’ai pas revu M. Ferrand ce soir-là. Le saisissement, l’effroi que j’avais eus me rendirent très-souffrante. Le lendemain, au moment où je descendais, je rencontrai M. Ferrand ; je frissonnai en songeant à ses menaces de la veille… Quelle fut ma surprise ! Il me dit presque avec calme : « Tu sais pourtant que je défends d’entrer dans mon cabinet quand j’ai quelqu’un dans ma chambre ; mais pour le peu de temps que tu as à rester ici, il est inutile que je te gronde davantage. » Et il se rendit à son étude.
 
« Cette modération m’étonna après ses violences de la veille. Je continuai mon service, selon mon habitude, et j’allai mettre en ordre sa chambre à coucher… J’avais beaucoup souffert toute la nuit : je me trouvais faible, abattue. En rangeant quelques habits dans mon cabinet très-obscur situé près de l’alcôve, je fus tout à coup prise d’un étourdissement douloureux ; je sentis que je perdais connaissance… En tombant, je voulus machinalement me retenir en saisissant un manteau suspendu à la cloison, et dans ma chute j’entraînai ce vêtement, dont je fus presque entièrement couverte.
 
« Quand je revins à moi, la porte vitrée de ce cabinet d’alcôve était fermée… j’entendis la voix de M. Ferrand… Il parlait très-haut… Me souvenant de la scène de la veille, je me crus morte si je faisais un mouvement ; je supposais que, cachée sous le manteau qui était tombé sur moi, mon maître, en fermant la porte de ce vestiaire obscur, ne m’avait pas aperçue. S’il me découvrait, comment lui faire croire à ce hasard presque inexplicable ? Je retins donc ma respiration, et malgré moi j’entendis la fin de cet entretien sans doute commencé depuis quelque temps.