Les Mystères de Paris

| 1.15 - Le rendez-vous

 

 

 

 
XV

Le rendez-vous


Le lendemain du jour où il avait confié la Goualeuse aux soins de Mme Georges, Rodolphe, toujours vêtu en ouvrier, se trouvait à midi précis à la porte du cabaret le Panier-Fleuri, situé non loin de la barrière de Bercy.
 
La veille, à dix heures du soir, le Chourineur s’était exactement trouvé au rendez-vous que lui avait assigné Rodolphe. La suite de ce récit fera connaître le résultat de ce rendez-vous.
 
Il était donc midi. Il pleuvait à torrents ; la Seine, gonflée par des pluies presque continuelles, avait atteint une hauteur énorme et inondait une partie du quai.
 
Rodolphe regardait de temps à autre avec impatience du côté de la barrière ; enfin, avisant au loin un homme et une femme qui s’avançaient abrités par un parapluie, il reconnut la Chouette et le Maître d’école.
 
Ces deux personnages étaient complètement métamorphosés : le brigand avait abandonné ses méchants habits et son air de brutalité féroce ; il portait une longue redingote de castorine verte et un chapeau rond ; sa cravate et sa chemise étaient d’une extrême blancheur. Sans l’épouvantable hideur de ses traits et le fauve éclat de son regard, toujours ardent et mobile, on eût pris cet homme, à sa démarche paisible, assurée, pour un honnête bourgeois.
 
La borgnesse, aussi endimanchée, portait un bonnet blanc, un grand châle en bourre de soie, façon cachemire, et tenait à la main un vaste cabas.
 
La pluie avait un moment cessé ; Rodolphe surmonta un moment de dégoût et marcha droit au couple affreux.
 
À l’argot du tapis-franc le Maître d’école avait substitué un langage presque recherché, qui paraissait d’autant plus horrible qu’il annonçait un esprit cultivé et qu’il contrastait avec les forfanteries sanguinaires de ce brigand.
 
Lorsque Rodolphe s’approcha de lui, le Maître d’école le salua profondément ; la Chouette fit la révérence.
 
– Monsieur… votre très-humble serviteur…, dit le Maître d’école. À vous rendre mes devoirs, enchanté de faire… ou plutôt de refaire votre connaissance… car avant-hier vous m’avez octroyé deux coups de poing à assommer un rhinocéros. Mais ne parlons pas de cela maintenant : c’était une plaisanterie de votre part, j’en suis sûr… une simple plaisanterie. N’y pensons plus… de graves intérêts nous rassemblent. J’ai vu hier soir, à onze heures, le Chourineur au tapis-franc ; je lui ai donné rendez-vous ici ce matin, dans le cas où il voudrait être notre collaborateur ; mais il paraît qu’il refuse décidément.
 
– Vous acceptez donc !
 
– Si vous vouliez, monsieur… Votre nom ?
 
– Rodolphe.
 
– Monsieur Rodolphe… nous entrerions au Panier-Fleuri… ni moi ni madame nous n’avons déjeuné… Nous parlerions de nos petites affaires en cassant une croûte.
 
– Volontiers.
 
– Nous pouvons toujours causer en marchant. Vous et le Chourineur devez sans reproche un dédommagement à ma femme et à moi… Vous nous avez fait perdre plus de deux mille francs. La Chouette avait rendez-vous, près de Saint-Ouen, avec un grand monsieur en deuil qui était venu vous demander l’autre soir au tapis-franc ; il proposait deux mille francs pour vous faire quelque chose… Le Chourineur m’a à peu près expliqué cela… Mais j’y pense, Finette, dit le brigand, va choisir un cabinet au Panier-Fleuri et commander le déjeuner : des côtelettes, un morceau de veau, une salade et deux bouteilles de Beaune première ; nous te rejoignons.
 
La Chouette n’avait pas un instant quitté Rodolphe du regard ; elle partit après avoir échangé un coup d’œil avec le Maître d’école. Celui-ci reprit :
 
– Je vous disais donc, monsieur Rodolphe, que le Chourineur m’avait édifié sur cette proposition de deux mille francs.
 
– Qu’est-ce que ça signifie, édifier ?
 
– C’est juste… ce langage est un peu ambitieux pour vous ; je voulais dire que le Chourineur m’avait à peu près appris ce que voulait de vous ce grand monsieur en deuil, avec ses deux mille francs.
 
– Bien, bien…
 
– Ça n’est pas déjà si bien, jeune homme ; car le Chourineur ayant rencontré hier matin la Chouette près de Saint-Ouen, il ne l’a pas quittée d’une semelle dès qu’il a vu arriver le grand monsieur en deuil ; de sorte que celui-ci n’a pas osé approcher. C’est donc deux mille francs qu’il faut que vous me fassiez regagner, sans compter cinq cents francs pour un portefeuille que nous devions rendre, mais que nous n’aurions pas d’ailleurs rendu, inspection faite des papiers qui nous ont paru valoir mieux que ça.
 
– Il contient donc de grandes valeurs ?
 
– Il contient des papiers qui m’ont paru fort curieux, quoique la plupart soient écrits en anglais ; et je les garde là, dit le brigand en frappant sur la poche de côté de sa redingote.
 
En apprenant que le Maître d’école avait encore les papiers saisis l’avant-veille sur Tom, Rodolphe fut très-satisfait ; ils étaient pour lui d’une haute importance. Ses instructions au Chourineur n’avaient pas eu d’autre but que d’empêcher Tom de s’approcher de la Chouette ; celui-ci garderait alors le portefeuille, et Rodolphe espérait s’en rendre possesseur.
 
– Je garde donc ces papiers comme une poire pour la soif, dit le brigand ; car j’ai trouvé l’adresse du monsieur en deuil, et, d’une façon ou d’une autre, je le reverrai.
 
– Nous pourrons faire affaire si vous voulez ; si notre coup réussit, je vous achèterai ces papiers, moi qui connais l’homme ; ça me va mieux qu’à vous.
 
– Nous verrons… Mais d’abord revenons à nos moutons.
 
– Eh bien ! donc, j’avais proposé une affaire superbe au Chourineur ; il avait d’abord accepté, puis il s’est dédit.
 
– Il a toujours eu des idées singulières…
 
– Mais en se dédisant il m’a observé…
 
– Il vous a fait observer…
 
– Diable… vous êtes à cheval sur la grammaire.
 
– Maître d’école, c’est mon état.
 
– Il m’a fait observer que s’il ne mangeait pas de pain rouge il ne fallait pas en dégoûter les autres ; et que vous pourriez me donner un coup de main.
 
– Et pourrais-je savoir, sans indiscrétion, pourquoi vous aviez donné rendez-vous au Chourineur hier matin à Saint-Ouen ? Ce qui lui a procuré l’avantage de rencontrer la Chouette ? Il a été embarrassé pour me répondre à ce sujet.
 
Rodolphe se mordit imperceptiblement les lèvres et répondit en haussant les épaules :
 
– Je le crois bien, je ne lui avais dit mon projet qu’à moitié… vous comprenez… ne sachant pas s’il était tout à fait décidé.
 
– C’était plus prudent…
 
– D’autant plus prudent que j’avais deux cordes à mon arc.
 
– Ah, bah !
 
– Certainement.
 
– Vous êtes un homme de précaution… Vous aviez donc donné rendez-vous au Chourineur à Saint-Ouen pour…
 
Rodolphe, après un moment d’hésitation, eut le bonheur de trouver une fable vraisemblable pour couvrir la maladresse du Chourineur ; il reprit :
 
– Voici l’affaire… Le coup que je propose est très-bon, parce que le maître de la maison en question est à la campagne… toute ma peur était qu’il revienne. Pour être tranquille, je me dis : « Je n’ai qu’une chose à faire… »
 
– C’était de vous assurer de la présence réelle dudit maître à la campagne.
 
– Comme vous dites… Je pars donc pour Pierrefitte, où est sa maison de campagne… j’ai ma cousine, domestique là… vous comprenez !
 
– Parfaitement, mon gaillard. Eh bien ?
 
– Ma cousine m’a dit que son maître ne revenait à Paris qu’après-demain…
 
– Après-demain ?
 
– Oui.
 
– Très-bien. Mais j’en reviens à ma question… Pourquoi donner rendez-vous au Chourineur à Saint-Ouen ?
 
– Vous n’êtes pas intelligent… Combien y a-t-il de Pierrefitte à Saint-Ouen ?
 
– Une lieue environ.
 
– Et de Saint-Ouen à Paris ?
 
– Autant.
 
– Eh bien ? Si je n’avais trouvé personne à Pierrefitte, c’est-à-dire la maison déserte… il y avait là aussi un bon coup à faire… moins bon qu’à Paris, mais passable… Je revenais à Saint-Ouen rechercher le Chourineur qui m’attendait. Nous retournions à Pierrefitte par un chemin de traverse que je connais, et…
 
– Je comprends. Si, au contraire, le coup était pour Paris… ?
 
– Nous gagnions la barrière de l’Étoile par le chemin de la Révolte, et de là à l’allée des Veuves…
 
– Il n’y a qu’un pas… c’est tout simple. À Saint-Ouen vous étiez à cheval sur vos deux opérations… cela était fort adroit. Maintenant je m’explique la présence du Chourineur à Saint-Ouen… Nous disons donc que la maison de l’allée des Veuves sera inhabitée jusqu’à après-demain.
 
– Inhabitée… sauf le portier.
 
– Bien entendu… Et c’est une opération avantageuse ?
 
– Ma cousine m’a parlé de soixante mille francs en or dans le cabinet de son maître.
 
– Et vous connaissez les êtres ?
 
– Comme ma poche… ma cousine est là depuis un an… et c’est à force de l’entendre parler des sommes que son maître retire de la banque pour les placer autrement que l’idée m’est venue… Comme le portier est vigoureux, j’en avais parlé au Chourineur… Il avait, après bien des façons, consenti… mais il a rechigné… Du reste, il n’est pas capable de vendre un ami.
 
– Non, il a du bon… Mais nous voici arrivés. Je ne sais pas si vous êtes comme moi, mais l’air du matin m’a donné de l’appétit…
 
La Chouette était sur le seuil de la porte du cabaret.
 
– Par ici, dit-elle, par ici !… J’ai commandé notre déjeuner.
 
Rodolphe voulut faire passer le brigand devant lui ; il avait pour cela ses raisons… mais le Maître d’école mit tant d’instance à se défendre de cette politesse que Rodolphe passa d’abord.
 
Avant de se mettre à table, le Maître d’école frappa légèrement sur l’une et l’autre des cloisons, afin de s’assurer de leur épaisseur et de leur sonorité.
 
– Nous n’aurons pas besoin de parler trop bas, dit-il, la cloison n’est pas mince. On nous servira tout d’un coup, et nous ne serons pas dérangés dans notre conversation.
 
Une servante de cabaret apporta le déjeuner.
 
Avant que la porte fût fermée, Rodolphe vit le charbonnier Murph gravement attablé dans un cabinet voisin.
 
La chambre où se passait la scène que nous décrivons était longue, étroite, et éclairée par une fenêtre qui donnait sur la rue et faisait face à la porte.
 
La Chouette tournait le dos à cette croisée, le Maître d’école était d’un côté de la table, Rodolphe de l’autre.
 
La servante sortie, le brigand se leva, prit son couvert et alla s’asseoir à côté de Rodolphe de façon à lui masquer la porte.
 
– Nous causerons mieux, dit-il, et nous n’aurons pas besoin de parler si haut…
 
– Et puis vous voulez vous mettre entre la porte et moi pour m’empêcher de sortir…, répliqua froidement Rodolphe.
 
Le Maître d’école fit un signe affirmatif ; puis, tirant à demi de la poche de côté de sa redingote un long stylet rond et gros comme une forte plume d’oie, emmanché dans une poignée de bois qui disparaissait sous ses doigts velus :
 
– Vous voyez ça ?…
 
– Oui.
 
– Avis aux amateurs.
 
Et, fronçant ses sourcils par un mouvement qui rida son front large et plat comme celui d’un tigre, il fit un geste significatif.
 
– Et fiez-vous à moi. J’ai affilé le surin[1]de mon homme, ajouta la Chouette.
 
Rodolphe, avec une merveilleuse aisance, mit la main sous sa blouse, et en tira un pistolet à deux coups, le fit voir au Maître d’école et le remit dans sa poche.
 
– Nous sommes faits pour nous entendre, dit le brigand ; mais vous ne m’entendez pas… Je vais supposer l’impossible… Si on venait m’arrêter, que vous m’ayez ou non tendu la souricière… je vous refroidirais !
 
Et il jeta un regard féroce sur Rodolphe.
 
– Tandis que moi je saute sur lui, pour t’aider, Fourline ! s’écria la Chouette.
 
Rodolphe ne répondit rien, haussa les épaules, se versa un verre de vin et le but.
 
Ce sang-froid imposa au Maître d’école.
 
– Je vous prévenais seulement.
 
– Bien, bien ! renfoncez votre lardoire dans votre poche, il n’y a pas ici de poulet à larder. Je suis un vieux coq, et j’ai de bons ergots, mon homme, dit Rodolphe. Maintenant, parlons affaires…
 
– Parlons affaires… mais ne dites pas de mal de ma lardoire. Ça ne fait pas de bruit, ça ne dérange personne…
 
– Et on fait de l’ouvrage bien propre, n’est-ce pas, Fourline ? ajouta la Chouette.
 
– À propos, dit Rodolphe à la Chouette, est-ce que c’est vrai que vous connaissez les parents de la Goualeuse ?
 
– Mon homme a mis dans le portefeuille du grand messière en noir deux lettres qui parlent de ça… Mais elle ne les verra pas, la petite gironde… Je lui arracherais plutôt les yeux de ma propre main… Oh ! quand je la retrouverai au tapis-franc, son compte sera bon…
 
– Ah çà ! Finette, nous parlons, nous parlons, et les affaires ne marchent pas.
 
– On peut jaspiner devant elle ? demanda Rodolphe.
 
– En toute confiance ; elle est éprouvée et pourra nous être d’un grand secours pour faire le guet, prendre des informations, receler, vendre, etc. ; elle a toutes les qualités d’une excellente femme de ménage… Bonne Finette ! ajouta le brigand en tendant la main à l’horrible vieille, vous n’avez pas d’idée des services qu’elle m’a rendus… Mais si tu ôtais ton châle, Finette, tu pourrais avoir froid en sortant… mets-le sur la chaise avec ton cabas…
 
La Chouette se débarrassa de son châle.
 
Malgré sa présence d’esprit et l’empire qu’il avait sur lui-même, Rodolphe ne put retenir un mouvement de surprise en voyant, suspendu par un anneau d’argent à une grosse chaîne de similor que la vieille avait au cou, un petit saint-esprit de lapis-lazuli, en tout conforme à la description de celui que le fils de Mme Georges portait à son cou lors de sa disparition.
 
À cette découverte, une idée subite vint à l’esprit de Rodolphe. Selon le Chourineur, le Maître d’école, évadé du bagne depuis six mois, avait mis en défaut toutes les recherches de la police en se défigurant… et depuis six mois le mari de Mme Georges avait disparu du bagne, sans qu’on sût ce qu’il était devenu.
 
À cet étrange rapprochement, Rodolphe songea que le Maître d’école pouvait bien être le mari de cette infortunée.
 
Ce misérable avait appartenu à la classe aisée de la société… et le Maître d’école s’exprimait en termes choisis.
 
Un souvenir en éveille un autre : Rodolphe se rappela encore que Mme Georges lui ayant un jour raconté, en frémissant, l’arrestation de son mari, parla de la résistance désespérée de ce monstre, qui fut sur le point de s’échapper, grâce à sa force herculéenne…
 
Si ce brigand était le mari de Mme Georges, il devait connaître le sort de son fils. De plus, le Maître d’école conservait quelques papiers relatifs à la naissance de la Goualeuse dans le portefeuille volé par lui sur l’étranger connu sous le nom de Tom.
 
Rodolphe avait donc de nouveaux et graves motifs de persévérer dans ses projets.
 
Heureusement sa préoccupation échappa au brigand, fort occupé de servir la Chouette.
 
Rodolphe dit à la borgnesse :
 
– Morbleu !… vous avez là une belle chaîne…
 
– Belle… et pas chère…, dit en riant la vieille. C’est du faux orient, en attendant que mon homme m’en donne une de vrai…
 
– Cela dépendra de monsieur, Finette… si nous faisons une bonne affaire, sois tranquille.
 
– C’est étonnant comme c’est bien imité, poursuivit Rodolphe. Et au bout… qu’est-ce donc que cette petite chose bleue ?
 
– C’est un cadeau de mon homme, en attendant qu’il me donne une toquante… n’est-ce pas, Fourline ?
 
Rodolphe voyait ses soupçons à demi confirmés. Il attendait avec anxiété la réponse du Maître d’école. Celui-ci répondit tout en mangeant :
 
– Et il faudra garder ça malgré la toquante, Finette… c’est un talisman… ça porte bonheur.
 
– Un talisman ? dit négligemment Rodolphe. Vous croyez aux talismans, vous ? Et où diable avez-vous trouvé celui-là ?… Donnez-moi donc l’adresse de la fabrique.
 
– On n’en fait plus, mon cher monsieur, la boutique est fermée… Tel que vous le voyez, ce bijou-là remonte à une haute antiquité… à trois générations… J’y tiens beaucoup, c’est une tradition de famille, ajouta-t-il avec un hideux sourire. C’est pour cela que je l’ai donné à Finette… pour lui porter bonheur dans les entreprises où elle me seconde avec beaucoup d’habileté… Vous la verrez à l’ouvrage, vous la verrez… si nous faisons ensemble quelque opération commerciale… Mais, pour en revenir à nos moutons… vous dites donc que dans l’allée des Veuves…
 
– Il y a, numéro 17, une maison habitée par un richard… il s’appelle… monsieur…
 
– Je ne commettrai pas l’indiscrétion de demander son nom… Il y a, dites-vous, soixante mille francs en or dans un cabinet ?
 
– Soixante mille francs en or ! s’écria la Chouette. Rodolphe fit un signe de tête affirmatif.
 
– Et vous connaissez les êtres de cette maison ? dit le Maître d’école.
 
– Très-bien.
 
– Et l’entrée est difficile ?
 
– Un mur de sept pieds du côté de l’allée des Veuves, un jardin, les fenêtres de plain-pied, la maison n’a qu’un rez-de-chaussée.
 
– Et il n’y a qu’un portier pour garder ce trésor ?
 
– Oui !
 
– Et quel serait votre plan de campagne, jeune homme ? demanda négligemment le Maître d’école.
 
– C’est tout simple… Monter par-dessus le mur, crocheter la porte de la maison ou forcer les volets en dehors.
 
– Et si le portier s’éveille ? dit le Maître d’école en regardant fixement le jeune homme.
 
– Ce sera de sa faute, dit celui-ci avec un… geste significatif. Eh bien ! ça vous convient-il ?
 
– Vous sentez bien que je ne puis pas vous répondre avant d’avoir tout examiné par moi-même, c’est-à-dire avec l’aide de ma femme ; mais si tout ce que vous me dites est exact, cela me semble bon à prendre tout chaud… ce soir.
 
Et le brigand regarda fixement Rodolphe.
 
– Ce soir… impossible, répondit froidement celui-ci.
 
– Pourquoi, puisque le bourgeois ne revient qu’après-demain ?
 
– Oui, mais moi, je ne puis pas ce soir…
 
– Vraiment ? Eh bien ! moi, je ne puis pas demain.
 
– Pour quelle raison ?
 
– Pour celle qui vous empêche d’agir ce soir…, dit le brigand en ricanant.
 
Après un moment de réflexion, Rodolphe reprit :
 
– Eh bien ! à la bonne heure… va pour ce soir. Où nous retrouverons-nous ?
 
– Nous retrouver ? Nous ne nous quitterons pas, dit le Maître d’école.
 
– Comment ?
 
– À quoi bon nous quitter ? Si le temps s’éclaircit un peu, nous irons en nous promenant donner un coup d’œil jusqu’à l’allée des Veuves ; vous verrez comment ma femme sait travailler. Ceci fait, nous reviendrons faire un cent de piquet et manger un morceau dans une cave des Champs-Élysées… que je connais… tout près de la rivière ; et, comme l’allée des Veuves est déserte de bonne heure, nous nous y acheminerons vers les dix heures.
 
– Moi, à neuf heures, je vous rejoindrai.
 
– Voulez-vous ou non faire l’affaire ensemble ?
 
– Je le veux.
 
– Eh bien ! ne nous quittons pas avant ce soir… sinon…
 
– Sinon ?
 
– Je croirais que vous voulez me donner un pont à faucher[2], et que c’est pour ça que vous voulez vous en aller…
 
– Si je veux vous tendre un piège… qui m’empêche de vous le tendre ce soir ?
 
– Tout… Vous ne vous attendiez pas à ce que je vous proposerais l’affaire si tôt. Et, en ne nous quittant pas, vous ne pourrez prévenir personne…
 
– Vous vous défiez de moi ?…
 
– Infiniment… mais comme il peut y avoir du vrai dans ce que vous m’offrez, et que la moitié de soixante mille francs vaut la peine d’une démarche… je veux bien la tenter ; mais ce soir ou jamais… Si ce n’est jamais, je saurai à quoi m’en tenir sur vous… et je vous servirai à mon tour… un jour ou l’autre, un plat de mon métier…
 
– Et je vous rendrai votre politesse… comptez-y.
 
– Tout ça, c’est des bêtises ! dit la Chouette. Je pense comme Fourline : ce soir, ou rien.
 
Rodolphe se trouvait dans une anxiété cruelle : s’il laissait échapper cette occasion de s’emparer du Maître d’école, il ne la retrouverait sans doute jamais ; ce brigand, désormais sur ses gardes, ou peut-être reconnu, arrêté et reconduit au bagne, emporterait avec lui les secrets que Rodolphe avait tant d’intérêt à savoir.
 
Se confiant au hasard, à son adresse et à son courage, il dit au Maître d’école :
 
– J’y consens, nous ne nous quitterons pas d’ici à ce soir.
 
– Alors, je suis votre homme… Mais voici bientôt deux heures… D’ici à l’allée des Veuves il y a loin ; il pleut à verse ; payons l’écot, et prenons un fiacre.
 
– Si nous prenons un fiacre, je pourrai bien auparavant fumer un cigare.
 
– Sans doute, dit le Maître d’école, Finette ne craint pas l’odeur du tabac.
 
– Eh bien ! je vais aller chercher des cigares, dit Rodolphe en se levant.
 
– Ne vous donnez pas cette peine, dit le Maître d’école, en l’arrêtant, Finette ira…
 
Rodolphe se rassit.
 
Le Maître d’école avait pénétré son dessein.
 
La Chouette sortit.
 
– Quelle bonne ménagère j’ai là, hein ! dit le scélérat, et si complaisante ! Elle se jetterait dans le feu pour moi.
 
– À propos de feu, il ne fait mordieu pas chaud ici, dit, Rodolphe en cachant ses deux mains sous sa blouse.
 
Alors, tout en continuant la conversation avec le Maître d’école, il prit un crayon et un morceau de papier dans la poche de son gilet, et, sans qu’on pût l’apercevoir, il écrivit quelques mots à la hâte, ayant soin d’écarter les lettres pour ne pas les confondre, car il écrivait sous sa blouse et sans y voir.
 
Ce billet soustrait à la pénétration du Maître d’école, il s’agissait de le faire parvenir à son adresse.
 
Rodolphe se leva, s’approcha machinalement de la fenêtre et se mit à chantonner entre ses dents en s’accompagnant sur les vitres.
 
Le Maître d’école vint regarder par cette croisée et dit négligemment à Rodolphe :
 
– Quel air jouez-vous donc là ?
 
– Je joue… Tu n’auras pas ma rose.
 
– C’est un très-joli air… Je voulais seulement voir s’il ferait assez d’effet sur les passants pour les engager à se retourner.
 
– Je n’ai pas cette prétention-là.
 
– Vous avez tort, jeune homme ; car vous tambouriniez de première force sur les carreaux. Mais, j’y songe… le gardien de cette maison de l’allée des Veuves est peut-être un gaillard déterminé… S’il regimbe… vous n’avez qu’un pistolet… et c’est bien bruyant, tandis qu’un outil comme cela (et il fit voir à Rodolphe le manche de son poignard) ça ne fait pas de tapage… ça ne dérange personne…
 
– Est-ce que vous prétendriez l’assassiner ? s’écria Rodolphe. Si vous êtes dans ces idées-là… n’y pensons plus… il n’y a rien de fait… ne comptez pas sur moi…
 
– Mais s’il s’éveille ?
 
– Nous nous sauverons…
 
– À la bonne heure, je vous avais mal compris ; il vaut mieux convenir de tout… avant… Ainsi il s’agira d’un simple vol avec escalade et effraction…
 
– Rien de plus…
 
– Va comme il est dit…
 
« Et comme je ne te quitterai pas d’une seconde, pensa Rodolphe, je t’empêcherai bien de répandre le sang. »
 


[1] Poignard.
[2] Me tendre un piège.