Les Mystères de Paris

| 6.09 - La perquisition

 

 

 

IX

La perquisition


L’hôtel de Lucenay était une de ces royales habitations du faubourg Saint-Germain que le terrain perdu rendait si grandioses ; une maison moderne tiendrait à l’aise dans la cage de l’escalier d’un de ces palais, et on bâtirait un quartier tout entier sur l’emplacement qu’ils occupent.
 
Vers les neuf heures du soir de ce même jour, les deux battants de l’énorme porte de cet hôtel s’ouvrirent devant un étincelant coupé qui, après avoir décrit une courbe savante dans la cour immense, s’arrêta devant un large perron abrité qui conduisait à une première antichambre.
 
Pendant que le piétinement de deux chevaux ardents et vigoureux retentissait sur le pavé sonore, un gigantesque valet de pied ouvrit la portière armoriée ; un jeune homme descendit lestement de cette brillante voiture et monta non moins lestement les cinq ou six marches du perron.
 
Ce jeune homme était le vicomte de Saint-Remy.
 
En sortant de chez son créancier, qui, satisfait de l’engagement du père de Florestan, avait accordé le délai demandé et devait revenir toucher son argent à dix heures du soir, rue de Chaillot, M. de Saint-Remy s’était rendu chez Mme de Lucenay pour la remercier du nouveau service qu’elle lui avait rendu ; mais, n’ayant pas rencontré la duchesse le matin, il arrivait triomphant, certain de la trouver en prima sera, heure qu’elle lui réservait habituellement.
 
À l’empressement de deux valets de pied de l’antichambre qui coururent ouvrir la porte vitrée dès qu’ils reconnurent la voiture de Florestan, à l’air profondément respectueux avec lequel le reste de la livrée se leva spontanément sur le passage du vicomte ; enfin à quelques nuances presque imperceptibles, on devinait le second, ou plutôt le véritable maître de la maison.
 
Lorsque M. le duc de Lucenay rentrait chez lui, son parapluie à la main et les pieds chaussés de socques démesurés (il détestait de sortir le jour en voiture), les mêmes évolutions domestiques se répétaient tout aussi respectueuses ; cependant, aux yeux d’un observateur, il y avait une grande différence de physionomie entre l’accueil fait au mari et celui qu’on réservait à l’amant.
 
Le même empressement se manifesta dans le salon des valets de chambre lorsque Florestan y entra ; à l’instant l’un d’eux le précéda pour aller l’annoncer à Mme de Lucenay.
 
Jamais le vicomte n’avait été plus glorieux, ne s’était senti plus léger, plus sûr de lui, plus conquérant…
 
La victoire qu’il avait remportée le matin sur son père, la nouvelle preuve d’attachement de Mme de Lucenay, la joie d’être sorti si miraculeusement d’une position terrible, sa renaissante confiance dans son étoile donnaient à sa jolie figure une expression d’audace et de bonne humeur qui la rendait plus séduisante encore ; jamais enfin il ne s’était senti mieux.
 
Et il avait raison.
 
Jamais sa taille mince et flexible ne s’était dressée plus cavalière ; jamais il n’avait porté le front et le regard plus haut ; jamais son orgueil n’avait été plus délicieusement chatouillé par cette pensée :
 
« La très-grande dame, maîtresse de ce palais, est à moi, est à mes pieds… ce matin encore elle m’attendait chez moi… »
 
Florestan s’était livré à ces réflexions singulièrement vaniteuses en traversant trois ou quatre salons qui conduisaient à une petite pièce où la duchesse se tenait habituellement. Un dernier coup d’œil jeté sur une glace compléta l’excellente opinion que Florestan avait de soi-même.
 
Le valet de chambre ouvrit les deux battants de la porte du salon et annonça :
 
– M. le vicomte de Saint-Remy !
 
L’étonnement et l’indignation de la duchesse furent inexprimables.
 
Elle croyait que le comte n’avait pas caché à son fils qu’elle aussi avait tout entendu…
 
Nous l’avons dit : en apprenant combien Florestan était infâme, l’amour de Mme de Lucenay, subitement éteint, s’était changé en un dédain glacial.
 
Nous l’avons dit encore : au milieu de ses légèretés, de ses erreurs, Mme de Lucenay avait conservé purs et intacts des sentiments de droiture, d’honneur, de loyauté chevaleresque, d’une vigueur et d’une exigence toutes viriles ; elle avait les qualités de ses défauts, les vertus de ses vices : traitant l’amour aussi cavalièrement qu’un homme le traite, elle poussait aussi loin, plus loin qu’un homme, le dévouement, la générosité, le courage, et surtout l’horreur de toute bassesse.
 
Mme de Lucenay, devant aller le soir dans le monde, était, quoique sans diamants, habillée avec son goût et sa magnificence habituels ; cette toilette splendide, le rouge vif qu’elle portait franchement, hardiment, en femme de cour, jusque sous les paupières, sa beauté surtout éclatante aux lumières, sa taille de déesse marchant sur les nues, rendaient plus frappant encore ce grand air que personne au monde ne possédait comme elle, et qu’elle poussait, s’il le fallait, jusqu’à une foudroyante insolence…
 
On connaît le caractère altier, déterminé de la duchesse : qu’on se figure donc sa physionomie, son regard, lorsque le vicomte s’avançant, pimpant, souriant et confiant, lui dit avec amour :
 
– Ma chère Clotilde… combien vous êtes bonne !… Combien vous…
 
Le vicomte ne put achever.
 
La duchesse était assise et n’avait pas bougé : mais son geste, son coup d’œil révélèrent un mépris à la fois si calme et si écrasant… que Florestan s’arrêta court…
 
Il ne put dire un mot ou faire un pas de plus.
 
Jamais de Lucenay ne s’était montrée à lui sous cet aspect. Il ne pouvait croire que ce fût la même femme qu’il avait toujours trouvée douce, tendre, passionnément soumise ; car rien n’est plus humble, plus timide qu’une femme résolue, devant l’homme qu’elle aime et qui la domine.
 
Sa première surprise passée, Florestan eut honte de sa faiblesse ; son audace habituelle reprit le dessus. Faisant un pas vers Mme  de Lucenay pour lui prendre la main, il lui dit, de sa voix la plus caressante :
 
– Mon Dieu ! Clotilde, qu’est-ce donc ?… Je ne t’ai jamais vue si jolie, et pourtant…
 
– Ah ! c’est trop d’impudence ! s’écria la duchesse en se reculant avec tant de dégoût et de hauteur que Florestan demeura de nouveau surpris et atterré.
 
Reprenant pourtant un peu d’assurance, il lui dit :
 
– M’apprendrez-vous au moins, Clotilde, la cause de ce changement si soudain ? Que vous ai-je fait ?… Que voulez-vous ?
 
Sans lui répondre, Mme de Lucenay le regarda, comme on dit vulgairement, des pieds à la tête, avec une expression si insultante que Florestan sentit le rouge de la colère lui monter au front, et il s’écria :
 
– Je sais, madame, que vous brusquez habituellement les ruptures… Est-ce une rupture que vous voulez ?
 
– La prétention est curieuse ! dit Mme de Lucenay avec un éclat de rire sardonique ; sachez que lorsqu’un laquais me vole… je ne romps pas avec lui… je le chasse…
 
– Madame !…
 
– Finissons, dit la duchesse d’une voix brève et insolente, votre présence me répugne ! Que voulez-vous ici ? Est-ce que vous n’avez pas eu votre argent ?
 
– Il était donc vrai… Je vous avais devinée… Ces vingt-cinq mille francs…
 
– Votre dernier FAUX est retiré, n’est-ce pas ? L’honneur du nom de votre famille est sauvé. C’est bien… allez-vous-en…
 
– Ah ! croyez…
 
– Je regrette fort cet argent, il aurait pu secourir tant d’honnêtes gens… mais il fallait songer à la honte de votre père et à la mienne.
 
– Ainsi, Clotilde, vous saviez tout ?… Oh ! voyez-vous ! maintenant… il ne me reste plus qu’à mourir…, s’écria Florestan du ton le plus pathétique et le plus désespéré.
 
Un impertinent éclat de rire de la duchesse accueillit cette exclamation tragique, et elle ajouta entre deux accès d’hilarité :
 
– Mon Dieu ! je n’aurais jamais cru que l’infamie pût être si ridicule !
 
– Madame !… s’écria Florestan les traits contractés par la rage.
 
Les deux battants de la porte s’ouvrirent avec fracas, et on annonça :
 
– M. le duc de Montbrison !
 
Malgré son empire sur lui-même, Florestan contint à peine la violence de ses ressentiments, qu’un homme plus observateur que le duc eût certainement remarqués.
 
M. de Montbrison avait à peine dix-huit ans.
 
Qu’on s’imagine une ravissante figure de jeune fille, blonde, blanche et rose, dont les lèvres vermeilles et le menton satiné seraient légèrement ombragés d’une barbe naissante ; qu’on ajoute à cela de grands yeux bruns encore un peu timides, qui ne demandent qu’à s’émerillonner, une taille aussi svelte que celle de la duchesse, et l’on aura peut-être l’idée de ce jeune duc, le chérubin le plus idéal que jamais comtesse et suivante aient coiffé d’un bonnet de femme, après avoir remarqué la blancheur de son cou d’ivoire.
 
Le vicomte eut la faiblesse ou l’audace de rester…
 
– Que vous êtes aimable, Conrad, d’avoir pensé à moi ce soir ! dit Mme de Lucenay du ton le plus affectueux en tendant sa belle main au jeune duc.
 
Celui-ci allait donner un shake-hands à sa cousine, mais Clotilde haussa légèrement la main et lui dit gaiement :
 
– Baisez-la, mon cousin, vous avez vos gants.
 
– Pardon… ma cousine, dit l’adolescent ; et il appuya ses lèvres sur la main nue et charmante qu’on lui présentait.
 
– Que faites-vous ce soir, Conrad ? lui demanda Mme de Lucenay, sans paraître s’occuper le moins du monde de Florestan.
 
– Rien, ma cousine ; en sortant de chez vous j’irai au club.
 
– Pas du tout, vous nous accompagnerez, M. de Lucenay et moi, chez Mme de Senneval, c’est son jour ; elle m’a déjà demandé plusieurs fois de vous présenter à elle.
 
– Ma cousine, je serai trop heureux de me mettre à vos ordres.
 
– Et puis, franchement, je n’aime pas vous voir déjà ces habitudes et ces goûts de club ; vous avez tout ce qu’il faut pour être parfaitement accueilli et même recherché dans le monde… il faut donc y aller beaucoup.
 
– Oui, ma cousine.
 
– Et comme je suis avec vous à peu près sur le pied d’une grand’mère… mon cher Conrad, je me dispose à exiger infiniment. Vous êtes émancipé, c’est vrai ; mais je crois que vous aurez encore longtemps besoin d’une tutelle… Et il faudra vous résoudre à accepter la mienne.
 
– Avec joie, avec bonheur, ma cousine ! dit vivement le jeune duc.
 
Il est impossible de peindre la rage muette de Florestan, toujours debout, appuyé à la cheminée.
 
Ni le duc ni Clotilde ne faisaient attention à lui. Sachant combien Mme de Lucenay se décidait vite, il s’imagina qu’elle poussait l’audace et le mépris jusqu’à vouloir se mettre aussitôt et devant lui en coquetterie réglée avec M. de Montbrison.
 
Il n’en était rien : la duchesse ressentait alors pour son cousin une affection toute maternelle, l’ayant presque vu naître. Mais le jeune duc était si joli, il semblait si heureux du gracieux accueil de sa cousine que la jalousie, ou plutôt l’orgueil, de Florestan s’exaspéra ; son cœur se tordit sous les cruelles morsures de l’envie que lui inspirait Conrad de Montbrison qui, riche et charmant, entrait si splendidement dans cette vie de plaisirs, d’enivrement et de fête, d’où il sortait, lui, ruiné, flétri, méprisé, déshonoré.
 
M. de Saint-Remy était brave de cette bravoure de tête, si cela se peut dire, qui fait par colère ou par vanité affronter un duel ; mais, vil et corrompu, il n’avait pas ce courage de cœur qui triomphe des mauvais penchants, ou qui, du moins, vous donne l’énergie d’échapper à l’infamie par une mort volontaire.
 
Furieux de l’infernal mépris de la duchesse, croyant voir un successeur dans le jeune duc, M. de Saint-Remy résolut de lutter d’insolence avec Mme de Lucenay, et, s’il le fallait, de chercher querelle à Conrad.
 
La duchesse, irritée de l’audace de Florestan, ne le regardait pas ; et M. de Montbrison, dans son empressement auprès de sa cousine, oubliant un peu les convenances, n’avait pas salué ni dit un mot, au vicomte, qu’il connaissait pourtant.
 
Celui-ci, s’avançant vers Conrad, qui lui tournait le dos, lui toucha légèrement le bras et dit d’un ton sec et ironique :
 
– Bonsoir, monsieur… mille pardons de ne pas vous avoir encore aperçu.
 
M. de Montbrison, sentant qu’il venait en effet de manquer de politesse, se retourna vivement et dit cordialement au vicomte :
 
– Monsieur, je suis confus, en vérité… Mais j’ose espérer que ma cousine, qui a causé ma distraction, voudra bien l’excuser auprès de vous… et…
 
– Conrad, dit la duchesse, poussée à bout par l’impudence de Florestan, qui persistait à rester chez elle et à la braver, Conrad, c’est bon ; pas d’excuses… ça n’en vaut pas la peine.
 
M. de Montbrison, croyant que sa cousine lui reprochait en plaisantant d’être trop formaliste, dit gaiement au vicomte, blême de colère :
 
– Je n’insisterai pas, monsieur… puisque ma cousine me le défend… Vous le voyez, sa tutelle commence.
 
– Et cette tutelle ne s’arrêtera pas là… mon cher monsieur, soyez-en certain. Aussi dans cette prévision (que Mme la duchesse s’empressera de réaliser, je n’en doute pas), dans cette prévision, dis-je, il me vient l’idée de vous faire une proposition…
 
– À moi, monsieur ? dit Conrad, commençant à se choquer du ton sardonique de Florestan.
 
– À vous-même… je pars dans quelques jours pour la légation de Gerolstein, à laquelle je suis attaché… Je voulais me défaire de ma maison toute meublée, de mon écurie toute montée ; vous devriez vous en arranger aussi… – Et le vicomte appuya insolemment sur ces derniers mots en regardant Mme de Lucenay. – Ce serait fort piquant… n’est-ce pas, madame la duchesse ?
 
– Je ne vous comprends pas, monsieur, dit M. de Montbrison de plus en plus étonné.
 
– Je vous dirai, Conrad, pourquoi vous ne pouvez accepter l’offre qu’on vous fait, dit Clotilde.
 
– Et pourquoi monsieur ne peut-il pas accepter mon offre, madame la duchesse ?
 
– Mon cher Conrad, ce qu’on vous propose de vous vendre est déjà vendu à d’autres… vous comprenez… vous auriez l’inconvénient d’être volé comme dans un bois.
 
Florestan se mordit les lèvres de rage.
 
– Prenez garde, madame ! s’écria-t-il.
 
– Comment ? Des menaces… ici… monsieur ! s’écria Conrad.
 
– Allons donc, Conrad, ne faites pas attention, dit Mme de Lucenay, en prenant une pastille dans une bonbonnière avec un imperturbable sang-froid ; un homme d’honneur ne doit ni ne peut plus se commettre avec monsieur. S’il y tient, je vais vous dire pourquoi !
 
Un terrible éclat allait avoir lieu peut-être, lorsque les deux battants de la porte s’ouvrirent de nouveau, et M. le duc de Lucenay entra bruyamment, violemment, étourdiment, selon sa coutume.
 
– Comment, ma chère, vous êtes déjà prête ? dit-il à sa femme ; mais c’est étonnant !… Mais c’est surprenant !… Bonsoir, Saint-Remy ; bonsoir, Conrad… Ah ! vous voyez le plus désespéré des hommes… c’est-à-dire que je n’en dors pas, que je n’en mange pas, que j’en suis abruti, je ne peux pas m’y habituer… pauvre d’Harville, quel événement !
 
Et M. de Lucenay, se jetant à la renverse sur une sorte de causeuse à deux dossiers, lança son chapeau loin de lui avec un geste de désespoir, et, croisant sa jambe gauche sur son genou droit, il prit par manière de contenance son pied dans sa main, continuant de pousser des exclamations désolées.
 
L’émotion de Conrad et de Florestan put se calmer sans que M. de Lucenay, d’ailleurs l’homme le moins clairvoyant du monde, se fût aperçu de rien.
 
Mme de Lucenay, non par embarras, elle n’était pas femme à s’embarrasser jamais, on le sait, mais parce que la présence de Florestan lui était aussi répugnante qu’insupportable, dit au duc :
 
– Quand vous voudrez, nous partirons, je présente Conrad à Mme de Senneval.
 
– Non, non, non ! se mit à crier le duc, en abandonnant son pied pour saisir un des coussins sur lequel il frappa violemment de ses deux poings au grand émoi de Clotilde, qui, aux cris inattendus de son mari, bondit sur son fauteuil.
 
– Mon Dieu, monsieur, qu’avez-vous ? lui dit-elle, vous m’avez fait une peur horrible.
 
– Non ! répéta le duc, et, repoussant le coussin, il se leva brusquement et se mit à gesticuler en marchant ; je ne puis me faire à l’idée de la mort de ce pauvre d’Harville ; et vous, Saint-Remy ?
 
– En effet, cet événement est affreux ! dit le vicomte, qui, la haine et la rage dans le cœur, cherchait le regard de M. de Montbrison ; mais celui-ci, d’après les derniers mots de sa cousine, non par manque de cœur, mais par fierté, détournait sa vue d’un homme si cruellement flétri.
 
– De grâce, monsieur, dit la duchesse à son mari, en se levant, ne regrettez pas M. d’Harville d’une manière si bruyante et surtout si singulière… Sonnez, je vous prie, pour demander mes gens.
 
– C’est que c’est vrai aussi, dit M. de Lucenay en saisissant le cordon de la sonnette ; dire qu’il y a trois jours il était plein de vie et de santé… et aujourd’hui, de lui que reste-t-il ? Rien… rien… rien ! ! !
 
Ces trois dernières exclamations furent accompagnées de trois secousses si violentes que le cordon de sonnette que le duc tenait à la main, toujours en gesticulant, se sépara du ressort supérieur, tomba sur un candélabre garni de bougies allumées, en renversa deux ; l’une, s’arrêtant sur la cheminée, brisa une charmante petite coupe de vieux sèvres, l’autre roula à terre sur un tapis de foyer en hermine, qui, un moment enflammé, fut presque aussitôt éteint sous le pied de Conrad.
 
Au même instant deux valets de chambre, appelés par cette sonnerie formidable, accoururent en hâte et trouvèrent M. de Lucenay le cordon de sonnette à la main, la duchesse riant aux éclats de cette ridicule cascatelle de bougies, et M. de Montbrison partageant l’hilarité de sa cousine.
 
M. de Saint-Remy seul ne riait pas.
 
M. de Lucenay, fort habitué à ces sortes d’accidents, conservait un sérieux parfait ; il jeta le cordon de sonnette à un des gens et leur dit :
 
– La voiture de madame.
 
Clotilde, un peu calmée, reprit :
 
– En vérité, monsieur, il n’y a que vous au monde capable de donner à rire à propos d’un événement aussi lamentable.
 
– Lamentable !… Mais dites donc effroyable… mais dites donc épouvantable. Tenez, depuis hier, je suis à chercher combien il y a de personnes, même dans ma propre famille, que j’aurais voulu voir mourir à la place de ce pauvre d’Harville. Mon neveu d’Emberval, par exemple, qui est si impatientant à cause de son bégaiement ; ou bien encore votre tante Merinville, qui parle toujours de ses nerfs, de sa migraine, et qui vous avale tous les jours, pour attendre le dîner, une abominable croûte au pot, comme une portière ! Est-ce que vous y tenez beaucoup à votre tante Merinville ?
 
– Allons donc, monsieur, vous êtes fou ! dit la duchesse en haussant les épaules.
 
– Mais c’est que c’est vrai, reprit le duc, on donnerait vingt indifférents pour un ami… n’est-ce pas, Saint-Remy ?
 
– Sans doute.
 
– C’est toujours cette vieille histoire du tailleur. La connais-tu, Conrad, l’histoire du tailleur ?
 
– Non, mon cousin.
 
– Tu vas comprendre tout de suite l’allégorie. Un tailleur est condamné à être pendu ; il n’y avait que lui de tailleur dans le bourg ; que font les habitants ? Ils disent au juge : « Monsieur le juge, nous n’avons qu’un tailleur, et nous avons trois cordonniers ; si ça vous était égal de pendre un des trois cordonniers à la place du tailleur, nous aurions bien assez de deux cordonniers. » Comprends-tu l’allégorie, Conrad ?
 
– Oui, mon cousin.
 
– Et vous, Saint-Remy ?
 
– Moi aussi.
 
– La voiture de madame la duchesse ! dit un des gens.
 
– Ah çà ! mais pourquoi donc n’avez-vous pas mis vos diamants ? dit tout à coup M. de Lucenay ; avec cette toilette-là ils iraient joliment bien !
 
Saint-Remy tressaillit.
 
– Pour une pauvre fois que nous allons dans le monde ensemble, reprit le duc, vous auriez bien pu m’en faire honneur de vos diamants. C’est qu’ils sont beaux, les diamants de la duchesse… Les avez-vous vus, Saint-Remy ?
 
– Oui… monsieur les connaît parfaitement, dit Clotilde ; puis elle ajouta : Votre bras, Conrad…
 
M. de Lucenay suivit la duchesse avec Saint-Remy, qui ne se possédait pas de colère.
 
– Est-ce que vous ne venez pas avec nous chez les Senneval, Saint-Remy ? lui dit M. de Lucenay.
 
– Non… impossible, répondit-il brusquement.
 
– Tenez, Saint-Remy, Mme de Senneval, voilà encore une personne… qu’est-ce que je dis, une ?… deux… que je sacrifierais volontiers ; car son mari est aussi sur ma liste.
 
– Quelle liste ?
 
– Celle des gens qu’il m’aurait été bien égal de voir mourir, pourvu que d’Harville nous fût resté.
 
Au moment où, dans le salon d’attente, M. de Montbrison aidait la duchesse à mettre sa mante, M. de Lucenay, s’adressant à son cousin, lui dit :
 
– Puisque tu viens avec nous, Conrad… dis à ta voiture de suivre la nôtre… à moins que vous ne veniez, Saint-Remy, alors vous me donneriez une place… et je vous raconterais une bonne autre histoire, qui vaut bien celle du tailleur.
 
– Je vous remercie, dit sèchement Saint-Remy ; je ne puis vous accompagner.
 
– Alors, au revoir, mon cher… Est-ce que vous êtes en querelle avec ma femme ? La voilà qui monte en voiture sans vous dire un mot.
 
En effet, la voiture de la duchesse étant avancée au bas du perron, elle y monta légèrement.
 
– Mon cousin ?… dit Conrad en attendant M. de Lucenay par déférence.
 
– Monte donc ! Monte donc ! dit le duc, qui, arrêté un moment au haut du perron, considérait l’élégant attelage de la voiture du vicomte. Ce sont vos chevaux alezans… Saint-Remy ?
 
– Oui…
 
– Et votre gros Edwards… quelle tournure !… Voilà ce qui s’appelle un cocher de bonne maison !… Voyez comme il a bien ses chevaux dans la main !… Il faut être juste, il n’y a pourtant que ce diable de Saint-Remy pour avoir ce qu’il y a de mieux en tout.
 
– Mme de Lucenay et son cousin vous attendent, mon cher, dit M. de Saint-Remy avec amertume.
 
– C’est pardieu vrai… suis-je grossier… Au revoir, Saint-Remy… Ah ! j’oubliais, dit le duc en s’arrêtant au milieu du perron, si vous n’avez rien de mieux à faire, venez donc dîner avec nous demain ; lord Dudley m’a envoyé d’Écosse des grouses (coqs de bruyère). Figurez-vous que c’est quelque chose de monstrueux… C’est dit, n’est-ce pas ?
 
Et le duc rejoignit sa femme et Conrad.
 
Saint-Remy, resté seul sur le perron, vit la voiture partir.
 
La sienne s’avança.
 
Il y monta en jetant un regard de colère, de haine et de désespoir sur cette maison, où il était entré si souvent en maître, et qu’il quittait ignominieusement chassé.
 
– Chez moi ! dit-il brusquement.
 
– À l’hôtel ! dit le valet de pied à Edwards, en fermant la portière. On comprend quelles furent les pensées amères et désolantes de Saint-Remy en revenant chez lui.
 
Au moment où il rentra, Boyer, qui l’attendait sous le péristyle, lui dit :
 
– M. le comte est en haut qui attend M. le vicomte.
 
– C’est bien…
 
– Il y a aussi là un homme à qui M. le vicomte a donné rendez-vous à dix heures, M. Petit-Jean…
 
– Bien, bien. Oh ! quelle soirée ! dit Florestan en montant rejoindre son père, qu’il trouva dans le salon du premier étage, où s’était passée leur entrevue du matin.
 
– Mille pardons ! mon père, de ne pas m’être trouvé ici lors de votre arrivée… mais je…
 
– L’homme qui a en main cette traite fausse est-il ici ? dit le comte en interrompant son fils.
 
– Oui, mon père, il est en bas.
 
– Faites-le monter…
 
Florestan sonna ; Boyer parut.
 
– Dites à M. Petit-Jean de monter.
 
– Oui, monsieur le vicomte. Et Boyer sortit.
 
– Combien vous êtes bon, mon père, de vous être souvenu de votre promesse.
 
– Je me souviens toujours de ce que je promets…
 
– Que de reconnaissance !… Comment jamais vous prouver…
 
– Je ne voulais pas que mon nom fût déshonoré… Il ne le sera pas…
 
– Il ne le sera pas !… non… et il ne le sera plus, je vous le jure, mon père…
 
Le comte regarda son fils d’un air singulier et il répéta :
 
– Non, il ne le sera plus.
 
Puis il ajouta d’un air sardonique :
 
– Vous êtes devin ?
 
– C’est que je lis ma résolution dans mon cœur.
 
Le père de Florestan ne répondit rien.
 
Il se promena de long en large dans la chambre, les deux mains plongées dans les poches de sa longue redingote.
 
Il était pâle.
 
– Monsieur Petit-Jean, dit Boyer en introduisant un homme à figure basse, sordide et rusée.
 
– Où est cette traite ? dit le comte.
 
– La voici, monsieur, dit Petit-Jean (l’homme de paille de Jacques Ferrand le notaire), en présentant le titre au comte.
 
– Est-ce bien cela ? dit celui-ci à son fils, en lui montrant la traite d’un coup d’œil.
 
– Oui, mon père.
 
Le comte tira de la poche de son gilet vingt-cinq billets de mille francs, les remit à son fils et lui dit :
 
– Payez !
 
Florestan paya et prit la traite avec un profond soupir de satisfaction.
 
M. Petit-Jean plaça soigneusement les billets dans un vieux portefeuille et salua.
 
M. de Saint-Remy sortit avec lui du salon, pendant que Florestan déchirait prudemment la traite.
 
« Au moins les vingt-cinq mille francs de Clotilde me restent. Si rien ne se découvre… c’est une consolation. Mais comme elle m’a traité !… Ah çà ! qu’est-ce que mon père peut avoir à dire à M. Petit-Jean ? »
 
Le bruit d’une serrure que l’on fermait à double tour fit tressaillir le vicomte.
 
Son père rentra.
 
Sa pâleur avait augmenté.
 
– Il me semble, mon père, avoir entendu fermer la porte de mon cabinet ?
 
– Oui, je l’ai fermée.
 
– Vous, mon père ? Et pourquoi ? demanda Florestan stupéfait.
 
– Je vais vous le dire.
 
Et le comte se plaça de manière à ce que son fils ne pût passer par l’escalier dérobé qui conduisait au rez-de-chaussée.
 
Florestan, inquiet, commençait à remarquer la physionomie sinistre de son père et suivait tous ses mouvements avec défiance.
 
Sans pouvoir se l’expliquer, il ressentait une vague terreur.
 
– Mon père… qu’avez-vous ?
 
– Ce matin, en me voyant, votre seule pensée a été celle-ci : « Mon père ne laissera pas déshonorer son nom, il payera… si je parviens à l’étourdir par quelques feintes paroles de repentir. »
 
– Ah ! pouvez-vous croire que… ?
 
– Ne m’interrompez pas… Je n’ai pas été votre dupe : il n’y a chez vous ni honte, ni regrets, ni remords : vous êtes vicié jusqu’au cœur, vous n’avez jamais eu un sentiment honnête ; vous n’avez pas volé tant que vous avez possédé de quoi satisfaire vos caprices, c’est ce qu’on appelle la probité des riches de votre espèce ; puis sont venues les indélicatesses, puis les bassesses, puis le crime, les faux. Ceci n’est que la première période de votre vie… elle est belle et pure, comparée à celle qui vous attendrait…
 
– Si je ne changeais pas de conduite, je l’avoue ; mais j’en changerai, mon père, je vous l’ai juré.
 
– Vous n’en changeriez pas…
 
– Mais…
 
– Vous n’en changeriez pas… Chassé de la société où vous avez jusqu’ici vécu, vous deviendriez bientôt criminel à la manière des misérables parmi lesquels vous serez rejeté, voleur inévitablement… et, si besoin est, assassin. Voilà votre avenir.
 
– Assassin !… Moi !…
 
– Oui, parce que vous êtes lâche !
 
– J’ai eu des duels, et j’ai prouvé…
 
– Je vous dis que vous êtes lâche ! Vous avez préféré l’infamie à la mort ! Un jour viendrait où vous préféreriez l’impunité de vos nouveaux crimes à la vie d’autrui. Cela ne peut pas être, je ne veux pas que cela soit. J’arrive à temps pour sauver du moins désormais mon nom d’un déshonneur public. Il faut en finir.
 
– Comment, mon père… en finir ! Que voulez-vous dire ? s’écria Florestan de plus en plus effrayé de l’expression redoutable de la figure de son père et de sa pâleur croissante.
 
Tout à coup on heurta violemment à la porte du cabinet ; Florestan fit un mouvement pour aller ouvrir, afin de mettre un terme à une scène qui l’effrayait, mais le comte le saisit d’une main de fer et le retint.
 
– Qui frappe ? demanda le comte.
 
– Au nom de la loi, ouvrez !… Ouvrez !… dit une voix.
 
– Ce faux n’était donc pas le dernier ? s’écria le comte à voix basse, en regardant son fils d’un air terrible.
 
– Si, mon père… je vous le jure, dit Florestan en tâchant en vain de se débarrasser de la vigoureuse étreinte de son père.
 
– Au nom de la loi… ouvrez !… répéta la voix.
 
– Que voulez-vous ? demanda le comte.
 
– Je suis le commissaire de police ; je viens procéder à des perquisitions pour un vol de diamants dont est accusé M. de Saint-Remy… M. Baudoin, joaillier, a des preuves. Si vous n’ouvrez pas, monsieur… je serai obligé de faire enfoncer la porte.
 
– Déjà voleur ! Je ne m’étais pas trompé, dit le comte à voix basse. Je venais vous tuer… j’ai trop tardé.
 
– Me tuer !
 
– Assez de déshonneur sur mon nom ; finissons : j’ai là deux pistolets… vous allez vous brûler la cervelle… sinon, moi, je vous la brûle, et je dirai que vous vous êtes tué de désespoir pour échapper à la honte.
 
Et le comte, avec un effrayant sang-froid, tira de sa poche un pistolet et, de la main qu’il avait de libre, le présenta à son fils en lui disant :
 
– Allons ! finissons, si vous n’êtes pas un lâche !
 
Après de nouveaux et inutiles efforts pour échapper aux mains du comte, son fils se renversa en arrière, frappé d’épouvante, et devint livide.
 
Au regard terrible, inexorable de son père, il vit qu’il n’y avait aucune pitié à attendre de lui.
 
– Mon père ! s’écria-t-il.
 
– Il faut mourir !
 
– Je me repens !
 
– Il est trop tard !… Entendez-vous !… Ils ébranlent la porte !
 
– J’expierai mes fautes !
 
– Ils vont entrer ! Il faut donc que ce soit moi qui te tue ?
 
– Grâce !
 
– La porte va céder ! Tu l’auras voulu !…
 
Et le comte appuya le canon de l’arme sur la poitrine de Florestan.
 
Le bruit extérieur annonçait qu’en effet la porte du cabinet ne pouvait résister plus longtemps.
 
Le vicomte se vit perdu.
 
Une résolution soudaine et désespérée éclata sur son front ; il ne se débattit plus contre son père, et lui dit avec autant de fermeté que de résignation :
 
– Vous avez raison, mon père… donnez cette arme. Assez d’infamie sur mon nom, la vie qui m’attend est affreuse, elle ne vaut pas la peine d’être disputée. Donnez cette arme. Vous allez voir si je suis lâche. Et il étendit sa main vers le pistolet. – Mais, au moins, un mot, un seul mot de consolation, de pitié, d’adieu, dit Florestan.
 
Et ses lèvres tremblantes, sa pâleur, sa physionomie bouleversée annonçaient l’émotion terrible de ce moment suprême.
 
« Si c’était mon fils pourtant ! pensa le comte avec terreur, en hésitant à lui remettre le pistolet. Si c’est mon fils, je dois encore moins hésiter devant ce sacrifice. »
 
Un long craquement de la porte du cabinet annonça qu’elle venait d’être forcée.
 
– Mon père… ils entrent… Oh ! je le sens maintenant, la mort est un bienfait… Merci… merci… mais au moins, votre main, et pardonnez-moi !
 
Malgré sa dureté, le comte ne put s’empêcher de tressaillir et de dire d’une voix émue :
 
– Je vous pardonne.
 
– Mon père… la porte s’ouvre… allez à eux… qu’on ne vous soupçonne pas au moins… Et puis, s’ils entrent ici, ils m’empêcheraient d’en finir… Adieu.
 
Les pas de plusieurs personnes s’entendirent dans la pièce voisine.
 
Florestan se posa le canon du pistolet sur le cœur.
 
Le coup partit au moment où le comte, pour échapper à cet horrible spectacle, détournait la vue et se précipitait hors du salon, dont les portières se refermèrent sur lui.
 
Au bruit de l’explosion, à la vue du comte pâle et égaré, le commissaire s’arrêta subitement près du seuil de la porte, faisant signe à ses agents de ne pas avancer.
 
Averti par Boyer que le vicomte était enfermé avec son père, le magistrat comprit tout et respecta cette grande douleur.
 
– Mort !… s’écria le comte en cachant sa figure dans ses mains… mort ! ! ! répéta-t-il avec accablement. Cela était juste… mieux vaut la mort que l’infamie… mais c’est affreux !
 
– Monsieur, dit tristement le magistrat après quelques minutes de silence, épargnez-vous un douloureux spectacle, quittez cette maison… Maintenant il me reste à remplir un autre devoir plus pénible encore que celui qui m’appelait ici.
 
– Vous avez raison, monsieur, dit M. de Saint-Remy. Quant à la victime du vol, vous pouvez lui dire de se présenter chez M. Dupont, banquier.
 
– Rue de Richelieu… il est bien connu, répondit le magistrat.
 
– À quelle somme sont estimés les diamants volés ?
 
– À trente mille francs environ, monsieur ; la personne qui les a achetés, et par laquelle le vol s’est découvert, en a donné cette somme… à votre fils.
 
– Je pourrai encore payer cela, monsieur. Que le joaillier se trouve après-demain chez mon banquier, je m’entendrai avec lui.
 
Le commissaire s’inclina.
 
Le comte sortit.
 
Après le départ de ce dernier, le magistrat, profondément touché de cette scène inattendue, se dirigea lentement vers le salon, dont les portières étaient baissées.
 
Il les souleva avec émotion.
 
– Personne !… s’écria-t-il stupéfait, en regardant autour du salon et n’y voyant pas la moindre trace de l’événement tragique qui avait dû s’y passer.
 
Puis, remarquant la petite porte pratiquée dans la tenture, il y courut.
 
Elle était fermée du côté de l’escalier dérobé.
 
– C’était une ruse… c’est par là qu’il aura pris la fuite ! s’écria-t-il avec dépit.
 
En effet, le vicomte, devant son père, s’était posé le pistolet sur le cœur, mais il avait ensuite fort habilement tiré par-dessous son bras et avait prestement disparu.
 
 
Malgré les plus actives recherches dans toute la maison, on ne put retrouver Florestan.
 
Pendant l’entretien de son père et du commissaire, il avait rapidement gagné le boudoir, puis la serre chaude, puis la ruelle déserte et enfin les Champs-Élysées.
 
 
Le tableau de cette ignoble dépravation dans l’opulence est chose triste…
 
Nous le savons.
 
Mais, faute d’enseignements, les classes riches ont aussi fatalement leurs misères, leurs vices, leurs crimes.
 
Rien de plus fréquent et de plus affligeant que ces prodigalités insensées, stériles, que nous venons de peindre, et qui toujours entraînent ruine, déconsidération, bassesse ou infamie.
 
C’est un spectacle déplorable… funeste… autant voir un florissant champ de blé inutilement ravagé par une horde de bêtes fauves.
 
Sans doute l’héritage, la propriété sont et doivent être inviolables, sacrés…
 
La richesse acquise ou transmise doit pouvoir impunément et magnifiquement resplendir aux yeux des classes pauvres et souffrantes.
 
Longtemps encore il doit y avoir de ces disproportions effrayantes qui existent entre le millionnaire Saint-Remy et l’artisan Morel.
 
Mais, par cela même que ces disproportions inévitables sont consacrées, protégées par la loi, ceux qui possèdent tant de biens en doivent user moralement comme ceux qui ne possèdent que probité, résignation, courage et ardeur au travail.
 
Aux yeux de la raison, du droit humain et même de l’intérêt social bien entendu, une grande fortune serait un dépôt héréditaire, confié à des mains prudentes, fermes, habiles, généreuses, qui, chargées à la fois de faire fructifier et de dispenser cette fortune, sauraient fertiliser, vivifier, améliorer tout ce qui aurait le bonheur de se trouver dans son rayonnement splendide et salutaire.
 
Il en est ainsi quelquefois ; mais les cas sont rares.
 
Que de jeunes gens comme Saint-Remy (à l’infamie près), maîtres à vingt ans d’un patrimoine considérable, le dissipent follement dans l’oisiveté, dans l’ennui, dans le vice, faute de savoir employer mieux ces biens et pour eux et pour autrui !
 
D’autres, effrayés de l’instabilité des choses humaines, thésaurisent d’une manière sordide.
 
Enfin ceux-là, sachant qu’une fortune stationnaire s’amoindrit, se livrent, forcément dupes ou fripons, à cet agiotage hasardeux, immoral, que le pouvoir encourage et patronne.
 
Comment en serait-il autrement ?
 
Cette science, cet enseignement, ces rudiments d’économie individuelle et par cela même sociale, qui les donne à la jeunesse inexpérimentée ?
 
Personne.
 
Le riche est jeté au milieu de la société avec sa richesse, comme le pauvre avec sa pauvreté.
 
On ne prend pas plus de souci du superflu de l’un que des besoins de l’autre.
 
On ne songe pas plus à moraliser la fortune que l’infortune.
 
N’est-ce pas au pouvoir à remplir cette grande et noble tâche ?
 
Si, prenant enfin en pitié les misères, les douleurs toujours croissantes des travailleurs encore résignés… réprimant une concurrence mortelle à tous, abordant enfin l’imminente question de l’organisation du travail, il donnait lui-même le salutaire exemple de l’association des capitaux et du labeur…
 
Mais d’une association honnête, intelligente, équitable, qui assurerait le bien-être de l’artisan sans nuire à la fortune du riche… et qui, établissant entre ces deux classes des liens d’affection, de reconnaissance, sauvegarderait à jamais la tranquillité de l’État…
 
Combien seraient puissantes les conséquences d’un tel enseignement pratique !
 
Parmi les riches, qui hésiterait alors :
 
Entre les chances improbes, désastreuses de l’agiotage,
 
Les farouches jouissances de l’avarice,
 
Les folles vanités d’une dissipation ruineuse,
 
Ou un placement à la fois fructueux, bienfaisant, qui répandrait l’aisance, la moralité, le bonheur, la joie dans vingt familles ?…