Les Mystères de Paris

| 3.07 - La nuit

 

 

 

VII

La nuit


Rodolphe ! ! ! Mme Georges ! ! !
 
Le Maître d’école ne pouvait se croire abusé par une fortuite ressemblance de noms ; avant de le condamner à un terrible supplice, Rodolphe lui avait dit porter à Mme Georges un vif intérêt. Enfin, la présence récente du nègre David dans cette ferme prouvait au Maître d’école qu’il ne se trompait pas.
 
Il reconnut quelque chose de providentiel, de fatal, dans cette dernière rencontre qui renversait les espérances qu’il avait un moment fondées sur la générosité du maître de cette ferme.
 
Son premier mouvement fut de fuir.
 
Rodolphe lui inspirait une invincible terreur ; peut-être se trouvait-il à cette heure à la ferme… À peine remis de sa stupeur, le brigand se leva de table, prit la main de Tortillard et s’écria d’un air égaré :
 
– Allons-nous-en… conduis-moi… sortons d’ici !
 
Les laboureurs se regardèrent avec surprise.
 
– Vous en aller… maintenant ! Vous n’y pensez pas, mon pauvre homme, dit le père Châtelain. Ah çà ! quelle mouche vous pique ? Est-ce que vous êtes fou ?
 
Tortillard saisit adroitement cet à-propos, poussa un long soupir, et, mettant son index sur son front, il donna ainsi à entendre aux laboureurs que la raison de son prétendu père n’était pas fort saine.
 
Le vieux laboureur lui répondit par un signe d’intelligence et de compassion.
 
– Viens, viens, sortons ! répéta le Maître d’école en cherchant à entraîner l’enfant.
 
Tortillard, absolument décidé à ne pas quitter un bon gîte pour courir les champs par cette froidure, dit d’une voix dolente :
 
– Mon Dieu ! pauvre papa, c’est ton accès qui te reprend ; calme-toi, ne sors pas par le froid de la nuit… ça te ferait mal… J’aimerais mieux, vois-tu, avoir le chagrin de te désobéir que de te conduire hors d’ici à cette heure. Puis, s’adressant aux laboureurs : N’est-ce pas, mes bons messieurs, que vous m’aiderez à empêcher mon pauvre papa de sortir ?
 
– Oui, oui, sois tranquille, mon enfant, dit le père Châtelain, nous n’ouvrirons pas à ton père… Il sera bien forcé de coucher à la ferme !
 
– Vous ne me forcerez pas à rester ici ! s’écria le Maître d’école ; et puis d’ailleurs je gênerais votre maître… M. Rodolphe… Vous m’avez dit que la ferme n’était pas un hospice. Ainsi, encore une fois, laissez-moi sortir…
 
– Gêner notre maître ! Soyez tranquille… Malheureusement, il n’habite pas la ferme, il n’y vient pas aussi souvent que nous le voudrions… Mais serait-il ici que vous ne le gêneriez pas du tout… Cette maison n’est pas un hospice, c’est vrai, mais je vous ai dit que les infirmes aussi à plaindre que vous pouvaient y passer un jour et une nuit.
 
– Votre maître n’est pas ici ce soir ? demanda le Maître d’école d’un ton moins effrayé.
 
– Non ; il doit venir, selon son habitude, dans cinq ou six jours. Ainsi, vous le voyez, vos craintes n’ont pas de sens. Il n’est pas probable que notre bonne dame descende maintenant, sans cela elle vous rassurerait. N’a-t-elle pas ordonné qu’on fasse votre lit ici ? Du reste, si vous ne la voyez pas ce soir, vous lui parlerez demain avant votre départ… Vous lui ferez votre petite supplique, afin qu’elle intéresse notre maître à votre sort et qu’il vous garde à la ferme…
 
– Non, non ! dit le brigand avec terreur, j’ai changé d’idée… mon fils a raison : ma parente de Louvres aura pitié de moi… J’irai la trouver.
 
– Comme vous voudrez, dit complaisamment le père Châtelain, croyant avoir affaire à un homme dont le cerveau était un peu fêlé. Vous partirez demain matin. Quant à continuer votre route ce soir avec ce pauvre petit, n’y comptez pas ; nous y mettrons bon ordre.
 
Quoique Rodolphe ne fût pas à Bouqueval, les terreurs du Maître d’école étaient loin de se calmer. Bien qu’affreusement défiguré, il craignait encore d’être reconnu par sa femme qui d’un moment à l’autre pouvait descendre ; et, dans ce cas, il était persuadé qu’elle le dénoncerait et le ferait arrêter, car il avait toujours pensé que Rodolphe, en lui infligeant un châtiment aussi terrible, avait voulu surtout satisfaire à la haine et à la vengeance de Mme Georges.
 
Mais le brigand ne pouvait quitter la ferme ; il se trouvait à la merci de Tortillard. Il se résigna donc ; et, pour éviter d’être surpris par sa femme, il dit au laboureur :
 
– Puisque vous m’assurez que cela ne gênera pas votre maître ni votre dame… j’accepte l’hospitalité que vous m’offrez ; mais, comme je suis très-fatigué, je vais, si vous le permettez, aller me coucher ; je voudrais repartir demain matin au point du jour.
 
– Oh ! demain matin, à votre aise ! On est matinal ici ; et, de peur que vous ne vous égariez de nouveau, on vous mettra dans votre route.
 
– Moi, si vous voulez, j’irai conduire ce pauvre homme au bout du chemin, dit Jean-René, puisque Madame m’a dit de prendre la carriole pour aller chercher demain des sacs d’argent chez le notaire, à Villiers-le-Bel.
 
– Tu mettras ce pauvre aveugle dans sa route, mais tu iras sur tes jambes, dit le père Châtelain. Madame a changé d’avis tantôt ; elle a réfléchi, avec raison, que ce n’était pas la peine d’avoir à la ferme et à l’avance une si grosse somme ; il sera temps d’aller lundi prochain à Villiers-le-Bel ; jusque-là, l’argent est aussi bien chez le notaire qu’ici.
 
– Madame sait mieux que moi ce qu’elle a à faire, mais qu’est-ce qu’il y a à craindre ici pour l’argent, père Châtelain ?
 
– Rien, mon garçon, Dieu merci ! Mais c’est égal, j’aimerais mieux avoir ici cinq cents sacs de blé que dix sacs d’écus.
 
– Voyons, reprit le père Châtelain en s’adressant au brigand et à Tortillard, venez, mon brave homme, et toi, suis-moi, mon petit enfant, ajouta-t-il en prenant un flambeau. Puis, précédant les deux hôtes de la ferme, il les conduisit dans une petite chambre du rez-de-chaussée, où ils arrivèrent après avoir traversé un long corridor sur lequel s’ouvraient plusieurs portes.
 
Le laboureur posa la lumière sur une table et dit au Maître d’école :
 
– Voici votre gîte ; que le bon Dieu vous donne une nuit franche, mon brave homme ! Quant à toi, mon enfant, tu dormiras bien, c’est de ton âge.
 
Le brigand alla s’asseoir, sombre et pensif, sur le bord du lit auprès duquel il fut conduit par Tortillard.
 
Le petit boiteux fit un signe d’intelligence au laboureur au moment où celui-ci sortit de la chambre, et le rejoignit dans le corridor.
 
– Que veux-tu, mon enfant ? lui demanda le père Châtelain.
 
– Mon Dieu ! mon bon monsieur, je suis bien à plaindre ! Quelquefois mon pauvre papa a des attaques pendant la nuit, c’est comme des convulsions : je ne puis le secourir à moi tout seul : si j’étais obligé d’appeler du secours, est-ce qu’on m’entendrait d’ici ?
 
– Pauvre petit ! dit le laboureur avec intérêt, sois tranquille… Tu vois bien cette porte-là, à côté de l’escalier ?
 
– Oui, mon bon monsieur, je la vois.
 
– Eh bien ! un de nos valets de ferme couche toujours là, tu n’aurais qu’à aller l’éveiller, la clef est à sa porte ; il viendrait t’aider à secourir ton père.
 
– Hélas ! monsieur, ce garçon de ferme et moi nous ne viendrions peut-être pas à bout de mon pauvre papa si ses convulsions le prenaient… Est-ce que vous ne pourriez pas venir aussi, vous qui avez l’air si bon… si bon ?
 
– Moi, mon enfant, je couche, ainsi que les autres laboureurs, dans un corps de logis tout au fond de la cour. Mais rassure-toi, Jean-René est vigoureux, il abattrait un taureau par les cornes. D’ailleurs, s’il fallait quelqu’un pour vous aider, il irait avertir notre vieille cuisinière : elle couche au premier à côté de notre dame et de notre demoiselle… et au besoin la bonne femme sert de garde-malade, tant elle est soigneuse.
 
– Oh ! merci, merci ! mon digne monsieur, je vas prier le bon Dieu pour vous, car vous êtes bien charitable d’avoir comme cela pitié de mon pauvre papa.
 
– Bien, mon enfant… Allons, bonsoir ; il faut espérer que tu n’auras besoin du secours de personne pour contenir ton père. Rentre, il t’attend peut-être.
 
– J’y cours. Bonne nuit, monsieur.
 
– Dieu te garde, mon enfant !…
 
Et le vieux laboureur s’éloigna.
 
À peine eut-il le dos tourné que le petit boiteux lui fit ce geste suprêmement moqueur et insultant, familier aux gamins de Paris : geste qui consiste à se frapper la nuque du plat de la main gauche, et à plusieurs reprises, en lançant chaque fois en avant la main droite tout ouverte.
 
Avec une astuce diabolique, ce dangereux enfant venait de surprendre une partie des renseignements qu’il voulait avoir pour servir les sinistres projets de la Chouette et du Maître d’école. Il savait déjà que le corps du logis où il allait coucher n’était habité que par Mme Georges, Fleur-de-Marie, une vieille cuisinière et un garçon de ferme.
 
Tortillard, en rentrant dans la chambre qu’il occupait avec le Maître d’école, se garda bien de s’approcher de lui. Ce dernier l’entendit et lui dit à voix basse :
 
– D’où viens-tu encore, gredin ?
 
– Vous êtes bien curieux, sans yeux…
 
– Oh ! tu vas me payer tout ce que tu m’as fait souffrir et endurer ce soir, enfant de malheur ! s’écria le Maître d’école : et il se leva furieux, cherchant Tortillard à tâtons, en s’appuyant aux murailles pour se guider. Je t’étoufferai, va, méchante vipère !…
 
– Pauvre papa… nous sommes donc bien gai, que nous jouons à colin-maillard avec notre petit enfant chéri ? dit Tortillard en ricanant et en échappant le plus facilement du monde aux poursuites du Maître d’école.
 
Celui-ci, d’abord emporté par un mouvement de colère irréfléchi, fut bientôt obligé, comme toujours, de renoncer à atteindre le fils de Bras-Rouge.
 
Forcé de subir sa persécution effrontée jusqu’au moment où il pourrait se venger sans péril, le brigand, dévorant son courroux impuissant, se jeta sur son lit en blasphémant.
 
– Pauvre papa… est-ce que tu as une rage de dents… que tu jures comme ça ? Et M. le curé, qu’est-ce qu’il dirait s’il t’entendait ?… il te mettrait en pénitence…
 
– Bien ! bien ! reprit le brigand d’une voix sourde et contrainte après un long silence, raille-moi, abuse de mon malheur… lâche que tu es… C’est beau, va ! C’est généreux !
 
– Oh ! c’te balle ! généreux ! Que ça de toupet ! s’écria Tortillard en éclatant de rire. Excusez !… avec ça que vous mettiez des mitaines pour ficher des volées à tout le monde à tort et à travers, quand vous n’étiez pas borgne de chaque œil !
 
– Mais je ne t’ai jamais fait de mal… à toi… pourquoi me tourmentes-tu ainsi ?
 
– Parce que vous avez dit des sottises à la Chouette d’abord… Et quand je pense que Monsieur voulait se donner le genre de rester ici en faisant le câlin avec les paysans… monsieur voulait peut-être se mettre au lait d’ânesse ?
 
– Gredin que tu es ! Si j’avais eu la possibilité de rester à cette ferme, que le tonnerre écrase maintenant ! tu m’en aurais presque empêché avec tes insolences.
 
– Vous ! rester ici ! En voilà une farce ! Et qu’est-ce qui aurait été la bête de souffrance de Mme la Chouette ? Moi peut-être ? Merci, je sors d’en prendre.
 
– Méchant avorton !
 
– Avorton ! tiens, raison de plus ; je dis comme ma tante la Chouette, il n’y a rien de plus amusant que de vous faire rager à mort, vous qui me tueriez d’un coup de poing… c’est bien plus délicat que si vous étiez faible… Vous étiez joliment drôle, allez, ce soir, à table… Dieu de Dieu ! quelle comédie je me donnais à moi tout seul… un vrai pourtour de la Gaîté ! À chaque coup de pied que je vous allongeais en sourdine, la colère vous portait le sang à la tête et vos yeux blancs devenaient rouges au bord ; il ne leur manquait qu’un peu de bleu au milieu ; avec ça ils auraient été tricolores… deux vrais cocardes de sergent de ville, quoi !
 
– Allons, voyons, tu aimes à rire, tu es gai… bah !… c’est de ton âge ; je ne me fâche pas, dit le Maître d’école d’un ton affectueux et dégagé, espérant apitoyer Tortillard ; mais, au lieu de rester là à me blaguer, tu ferais mieux de te souvenir de ce que t’a dit la Chouette, que tu aimes tant ; tu devrais tout examiner, prendre des empreintes. As-tu entendu ? Ils ont parlé d’une grosse somme d’argent qu’ils auront ici lundi… Nous y reviendrions avec les amis et nous ferions un bon coup. Bah ! j’étais bien bête de vouloir rester ici… j’en aurais eu assez au bout de huit jours, de ces bonasses de paysans… n’est-ce pas, mon garçon ? dit le brigand pour flatter Tortillard.
 
– Vous m’auriez fait de la peine, parole d’honneur ! dit le fils de Bras-Rouge en ricanant.
 
– Oui, oui, il y a un bon coup à faire ici… Et quand même il n’y aurait rien à voler, je reviendrai dans cette maison avec la Chouette pour me venger, dit le brigand d’une voix altérée par la fureur et par la haine ; car c’est, bien sûr, ma femme qui a excité contre moi cet infernal Rodolphe ; et en m’aveuglant ne m’a-t-il pas mis à la merci de tout le monde… de la Chouette, d’un gamin comme toi ?… Eh bien ! puisque je ne peux pas me venger sur lui… je me vengerai sur ma femme !… Oui, elle payera pour tous… quand je devrais mettre le feu à cette maison et m’ensevelir moi-même sous ses décombres… Oh ! je voudrais… je voudrais… !
 
– Vous voudriez bien la tenir, votre femme, hein, vieux ? Et dire qu’elle est à dix pas de vous… c’est ça qu’est vexant ! Si je voulais, je vous conduirais à la porte de sa chambre… moi… car je sais où elle est, sa chambre… je le sais, je le sais, je le sais, ajouta Tortillard en chantonnant, selon son habitude.
 
– Tu sais où est sa chambre ! s’écria le Maître d’école avec une joie féroce, tu le sais ?…
 
– Je vous vois venir, dit Tortillard ; je vas vous faire faire le beau sur vos pattes de derrière, comme un chien à qui on montre un os… Attention, vieux Azor !
 
– Tu sais où est la chambre de ma femme ? répéta le brigand en se tournant du côté où il entendait la voix de Tortillard.
 
– Oui, je le sais ; et ce qu’il y a de fameux, c’est qu’un seul garçon de ferme couche dans le corps de logis où nous sommes ; je sais où est sa porte, la clef est après : crac ! un tour, et il est enfermé… Allons, debout, vieux Azor !
 
– Qui t’a dit cela ? s’écria le brigand en se levant involontairement.
 
– Bien, Azor… À côté de la chambre de votre femme couche une vieille cuisinière… un autre tour de clef, et nous sommes maîtres de la maison, maîtres de votre femme et de la jeune fille à la mante grise que nous venions enlever… Maintenant, la patte, vieux Azor, faites le beau pour ce maître ! Tout de suite.
 
– Tu mens, tu mens !… Comment saurais-tu cela ?
 
– Moi boiteux, mais moi pas bête… Tout à l’heure j’ai inventé de dire à ce vieux bibard de laboureur que la nuit vous aviez quelquefois des convulsions, et je lui ai demandé où je pourrais trouver du secours si vous aviez votre attaque… Alors il m’a répondu que, si ça vous prenait, je pourrais éveiller le valet et la cuisinière, et il m’a enseigné où ils couchaient… l’un en bas, l’autre en haut… au premier, à côté de votre femme, votre femme, votre femme !…
 
Et Tortillard de répéter son chant monotone.
 
Après un long silence, le Maître d’école lui dit d’une voix calme, avec une sincère et effrayante résolution :
 
– Écoute… J’ai assez de la vie… Tout à l’heure… eh bien ! oui… je l’avoue… j’ai eu une espérance qui me fait maintenant paraître mon sort plus affreux encore… La prison, le bagne, la guillotine, ne sont rien auprès de ce que j’endure depuis ce matin… et cela, j’aurai à l’endurer toujours… Conduis-moi à la chambre de ma femme ; j’ai là mon couteau… je la tuerai… On me tuera après, ça m’est égal… La haine m’étouffe… Je serai vengé… ça me soulagera… Ce que j’endure, c’est trop, c’est trop ! pour moi devant qui tout tremblait. Tiens, vois-tu… si tu savais ce que je souffre… tu aurais pitié de moi… Depuis un instant il me semble que mon crâne va éclater… mes veines battent à se rompre… mon cerveau s’embarrasse…
 
– Un rhume de cerveau, vieux ?… connu… Éternuez… ça le purge…, dit Tortillard en éclatant encore de rire. Voulez-vous une prise ?
 
Et, frappant brusquement sur le dos de sa main gauche fermée, comme il eût frappé sur le couvercle d’une tabatière, il chantonna :
 
J’ai du bon tabac dans ma tabatière ;
J’ai du bon tabac, tu n’en auras pas.
 
– Oh ! mon Dieu ! mon Dieu ! ils veulent me rendre fou ! s’écria le brigand, devenu véritablement presque insensé par une sorte d’éréthisme de vengeance sanguinaire, ardente, implacable, qui cherchait en vain à s’assouvir.
 
L’exubérance des forces de ce monstre ne pouvait être égalée que par leur impuissance.
 
Qu’on se figure un loup affamé, furieux, hydrophobe, harcelé pendant tout un jour par un enfant à travers les barreaux de sa case, et sentant à deux pas de lui une victime qui satisferait à la fois et sa faim et sa rage.
 
Au dernier sarcasme de Tortillard, le brigand perdit presque la tête.
 
À défaut de victime, il voulut, dans sa frénésie, répandre son propre sang… le sang l’étouffait.
 
Un moment il fut décidé à se tuer, il aurait eu à la main un pistolet armé, qu’il n’eût pas hésité. Il fouilla dans sa poche, en tira un long couteau-poignard, l’ouvrit, le leva pour s’en frapper… Mais, si rapides que fussent ses mouvements, la réflexion, la peur, l’instinct vital les devancèrent.
 
Le courage manqua au meurtrier, son bras armé retomba sur ses genoux.
 
Tortillard avait suivi ses mouvements d’un œil attentif ; lorsqu’il vit le dénoûment inoffensif de cette velléité tragique, il s’écria en ricanant :
 
– Garçon, un duel !… plumez les canards…
 
Le Maître d’école, craignant de perdre la raison dans un dernier et inutile éclat de fureur, ne voulut pas, si cela se peut dire, entendre cette nouvelle insulte de Tortillard, qui raillait si insolemment la lâcheté de cet assassin reculant devant le suicide. Désespérant d’échapper à ce qu’il appelait, par une sorte de fatalité vengeresse, la cruauté de cet enfant maudit, le brigand voulut tenter un dernier effort en s’adressant à la cupidité du fils de Bras-Rouge.
 
– Oh ! lui dit-il d’une voix presque suppliante, conduis-moi à la porte de ma femme ; tu prendras tout ce que tu voudras dans sa chambre, et puis tu te sauveras ; tu me laisseras seul… tu crieras au meurtre, si tu veux ! On m’arrêtera, on me tuera sur la place… tant mieux !… je mourrai vengé, puisque je n’ai pas le courage d’en finir… Oh ! conduis-moi… conduis-moi ; il y a, bien sûr, chez elle, de l’or, des bijoux : je te dis que tu prendras tout… pour toi tout seul… entends-tu ?… pour toi tout seul… je ne te demande que de me conduire à la porte, près d’elle.
 
– Oui… j’entends bien ; vous voulez que je vous mène à sa porte… et puis à son lit… et puis que je vous dise où frapper, et puis que je vous guide le bras, n’est-ce pas ? Vous voulez enfin me faire servir de manche à votre couteau !… vieux monstre ! reprit Tortillard avec une expression de mépris, de colère et d’horreur qui, pour la première fois de la journée, rendit sérieuse sa figure de fouine, jusqu’alors railleuse et effrontée. On me tuerait plutôt… entendez-vous… que de me forcer à vous conduire chez votre femme.
 
– Tu refuses ?
 
Le fils de Bras-Rouge ne répondit rien.
 
Il s’approcha pieds nus, et sans être entendu, du Maître d’école, qui, assis sur son lit, tenait toujours son grand couteau à la main ; puis, avec une adresse et une prestesse merveilleuses, Tortillard lui enleva cette arme et fut d’un bond à l’autre bout de la chambre.
 
– Mon couteau ! mon couteau ! s’écria le brigand en étendant les bras.
 
– Non, car vous seriez capable de demander demain matin à parler à votre femme et de vous jeter sur elle pour la tuer… puisque vous avez assez de la vie, comme vous dites, et que vous êtes assez poltron pour ne pas oser vous tuer vous-même…
 
– Il défend ma femme contre moi maintenant ! s’écria le bandit, dont la pensée commençait à s’obscurcir. C’est donc le démon que ce petit monstre ! Où suis-je ? Pourquoi la défend-il ?
 
– Pour te faire bisquer…, dit Tortillard ; et sa physionomie reprit son masque d’impudente raillerie.
 
– Ah ! c’est comme ça ! murmura le Maître d’école dans un complet égarement, eh bien ! je vais mettre le feu à la maison !… nous brûlerons tous !… tous !… j’aime mieux cette fournaise-là que l’autre… La chandelle ?… la chandelle ?…
 
– Ah ! ah ! ah ! s’écria Tortillard en éclatant de rire de nouveau ; si on ne t’avait pas soufflé ta chandelle… à toi… et pour toujours… tu verrais que la nôtre est éteinte depuis une heure…
 
Et Tortillard de dire en chantonnant :
 
Ma chandelle est morte,
Je n’ai plus de feu…
 
Le Maître d’école poussa un sourd gémissement, étendit les bras et tomba de toute sa hauteur sur le carreau, la face contre terre, frappé d’un coup de sang, et il resta sans mouvement.
 
– Connu, vieux ! dit Tortillard ; c’est une frime pour me faire venir auprès de toi et pour me ficher une ratapiole… Quand tu auras assez fait la planche sur le carreau, tu te relèveras.
 
Et le fils de Bras-Rouge, décidé à ne pas s’endormir, de crainte d’être surpris à tâtons par le Maître d’école, resta assis sur sa chaise, les yeux attentivement fixés sur le brigand, persuadé que celui-ci lui tendait un piège, et ne le croyant nullement en danger.
 
Pour s’occuper agréablement, Tortillard tira mystérieusement de sa poche une petite bourse de soie rouge et compta lentement et avec des regards de convoitise et de jubilation dix-sept pièces d’or qu’elle contenait.
 
Voici la source des richesses mal acquises de Tortillard :
 
On se souvient que Mme d’Harville allait être surprise par son mari lors du fatal rendez-vous qu’elle avait accordé au commandant. Rodolphe, en donnant une bourse à la jeune femme, lui avait dit de monter au cinquième étage chez les Morel, sous le prétexte de leur apporter des secours. Mme d’Harville gravissait rapidement l’escalier, tenant la bourse à la main, lorsque Tortillard, descendant de chez le charlatan, guigna la bourse de l’œil, fit semblant de tomber en passant auprès de la marquise, la heurta et, dans le choc, lui enleva subtilement la bourse. Mme d’Harville, éperdue, entendant les pas de son mari, s’était hâtée d’arriver au cinquième, sans pouvoir se plaindre du vol audacieux du petit boiteux.
 
Après avoir compté et recompté son or, Tortillard, n’entendant plus aucun bruit dans la ferme, alla pieds nus, l’oreille au guet, abritant sa lumière dans sa main, prendre des empreintes de quatre portes qui ouvraient sur le corridor, prêt à dire, si on le surprenait hors de sa chambre, qu’il allait chercher du secours pour son père.
 
En rentrant, Tortillard trouva le Maître d’école toujours étendu par terre… Un moment inquiet, il prêta l’oreille, il entendit le brigand respirer librement : il crut qu’il prolongeait indéfiniment sa ruse.
 
– Toujours du même, donc, vieux ! lui dit-il.
 
Un hasard avait sauvé le Maître d’école d’une congestion cérébrale sans doute mortelle. Sa chute avait occasionné un salutaire et abondant saignement de nez.
 
Il tomba ensuite dans une sorte de torpeur fiévreuse, moitié sommeil, moitié délire ; et il fit alors ce rêve étrange, ce rêve épouvantable !…