VII
La bourse ou la vie
Au bruit que fit la porte en se fermant, Tom et Sarah sortirent de leur rêverie ; ils se levèrent et remercièrent le Chourineur des renseignements qu’il leur avait donnés : celui-ci leur inspirait moins de confiance depuis qu’il avait vulgairement, mais sincèrement exprimé sa grossière admiration pour Rodolphe.
Au moment où le Chourineur sortit, le vent redoublait de violence, la pluie tombait à torrents.
Le Maître d’école et la Chouette, embusqués dans une allée qui faisait face au tapis-franc, virent le Chourineur s’éloigner du côté de la rue où se trouvait une maison en démolition. Bientôt ses pas, un peu alourdis par ses fréquentes libations de la soirée, se perdirent au milieu des sifflements du vent et du bruit de la pluie qui fouettait les murailles.
Tom et Sarah sortirent de la taverne malgré la tourmente, et prirent une direction opposée à celle du Chourineur.
– Ils sont enflaqués[1], dit tout bas le Maître d’école à la Chouette ; débouche ton vitriol : attention !
– Otons nos souliers, ils ne nous entendront pas marcher derrière eux, dit la Chouette.
– Tu as raison, la Chouette, toujours raison, je n’aurais pas pensé à ça : faisons patte de velours.
Le hideux couple ôta ses chaussures et se glissa dans l’ombre en rasant les maisons…
Grâce à ce stratagème, le bruit des pas de la Chouette et du Maître d’école fut tellement amorti qu’ils suivirent Tom et Sarah presque à les toucher sans que ceux-ci les entendissent.
– Heureusement notre fiacre est au coin de la rue, dit Tom ; car la pluie va nous tremper. N’avez-vous pas froid, Sarah ?
– Peut-être apprendrons-nous quelque chose par le contrebandier, par ce Bras-Rouge, dit Sarah pensive sans répondre à la question de Tom.
Tout à coup celui-ci s’arrêta.
Ils n’étaient qu’à une petite distance de l’endroit désigné par le Maître d’école pour commettre son crime.
– Je me suis trompé de rue, dit Tom, il fallait prendre à gauche en sortant du cabaret ; nous devons passer devant une maison en démolition pour retrouver notre fiacre. Retournons sur nos pas.
Le Maître d’école et la Chouette se jetèrent dans l’embrasure d’une porte pour n’être pas aperçus de Tom et de Sarah, qui les coudoyèrent presque.
– Au fait j’aime mieux qu’ils aillent du côté des décombres, dit tout bas le Maître d’école ; si le messière regimbe… j’ai mon idée.
Tom et Sarah, après avoir de nouveau passé devant le tapis-franc, arrivèrent près d’une maison en ruine.
Cette masure étant à moitié démolie, ses caves découvertes formaient une espèce de gouffre le long duquel la rue se prolongeait en cet endroit.
Le Maître d’école bondit avec la vigueur et la souplesse d’un tigre ; d’une de ses larges mains il saisit Tom à la gorge et lui dit :
– Ton argent ou je te jette dans ce trou.
Et le brigand, repoussant Tom en arrière, lui fit perdre l’équilibre, d’une main le retint pour ainsi dire suspendu au-dessus de la profonde excavation, tandis que de l’autre main il saisit le bras de Sarah comme dans un étau.
Avant que Tom eût fait un mouvement, la Chouette le dévalisa avec une dextérité merveilleuse.
Sarah ne cria pas, ne chercha pas à se débattre ; elle dit d’une voix calme :
– Donnez-leur votre bourse, Tom. Et s’adressant au brigand : Nous ne crierons pas, ne nous faites pas de mal.
La Chouette, après avoir scrupuleusement fouillé les poches des deux victimes de ce guet-apens, dit à Sarah :
– Voyons tes mains, s’il y a des bagues. Non, dit la vieille femme en grommelant. Tu n’as donc personne pour te donner des anneaux ?… quelle misère !
Le sang-froid de Tom ne se démentit pas pendant cette scène aussi rapide qu’imprévue.
– Voulez-vous faire un marché ? Mon portefeuille contient des papiers qui vous seront inutiles ; rapportez-le-moi, et demain je vous donne vingt-cinq louis, dit Tom au Maître d’école, dont la main l’étreignait moins rudement.
– Oui, pour nous tendre une souricière ! répondit le brigand. Allons, file sans regarder derrière toi. Tu as du bonheur d’en être quitte pour si peu.
– Un moment, dit la Chouette ; s’il est gentil, il aura son portefeuille ; il y a un moyen. Puis s’adressant à Tom : Vous connaissez la plaine Saint-Denis ?
– Oui.
– Savez-vous où est Saint-Ouen ?
– Oui.
– En face de Saint-Ouen, au bout du chemin de la Révolte, la plaine est plate ; à travers champs, on y voit de loin ; venez-y demain matin tout seul, aboulez l’argent, vous m’y trouverez avec le portefeuille, donnant, donnant, je vous le rendrai.
– Mais il te fera pincer, la Chouette !
– Pas si bête ! il n’y a pas mèche… on voit de trop loin. Je n’ai qu’un œil… mais il est bon : si le messière vient avec quelqu’un, il ne trouvera plus personne, j’aurai déménagé.
Sarah parut frappée d’une idée subite ; elle dit au brigand :
– Veux-tu gagner de l’argent ?
– Oui.
– As-tu vu dans le cabaret d’où nous sortons, car maintenant je te reconnais, as-tu vu l’homme que le charbonnier est venu chercher ?
– Un mince à moustaches ? Oui, j’allais manger un morceau de ce mufle-là ; mais il ne m’a pas donné le temps… il m’a étourdi de deux coups de poing et m’a renversé sur une table… C’est la première fois que cela m’arrive… Oh ! je m’en vengerai !
– Eh bien ! il s’agit de lui, dit Sarah.
– De lui ? s’écria le Maître d’école. Donnez-moi mille francs, je vous le tue…
– Sarah ! s’écria Tom avec épouvante.
– Misérable ! il ne s’agit pas de le tuer…, dit Sarah au Maître d’école.
– De quoi donc, alors ?
– Venez demain à la plaine Saint-Denis, vous y trouverez mon compagnon, reprit-elle ; vous verrez bien qu’il est seul ; il vous dira ce qu’il faut faire. Ce n’est pas mille francs, mais deux mille francs que je vous donnerai… si vous réussissez.
– Fourline, dit tout bas la Chouette au Maître d’école, il y a de l’argent à gagner ; c’est des daims huppés qui veulent monter un coup à un ennemi ; cet ennemi, c’est ce gueux que tu voulais crever… Faut y aller : j’irais, moi, à ta place… Deux mille balles ! mon homme, ça en vaut la peine.
– Eh bien ! ma femme ira, dit le Maître d’école ; vous lui direz ce qu’il y a à faire, et je verrai.
– Soit, demain à une heure.
– À une heure.
– Dans la plaine Saint-Denis.
– Dans la plaine Saint-Denis.
– Entre Saint-Ouen et le chemin de la Révolte, au bout de la route.
– C’est dit.
– Et je vous rapporterai votre portefeuille.
– Et vous aurez les cinq cents francs promis, et un à-compte sur l’autre affaire si vous êtes raisonnable.
– Maintenant allez à droite, nous à gauche ; ne nous suivez pas, sinon…
Et le Maître d’école et la Chouette s’éloignèrent rapidement.
– Le démon nous est venu en aide, dit Sarah ; ce bandit peut nous servir.
– Sarah, maintenant j’ai peur…, dit Tom.
– Moi, je n’ai pas peur. J’espère, au contraire… Mais, venez, venez, je me reconnais ; le fiacre ne doit pas être loin.
Et les deux personnages se dirigèrent à grands pas vers le parvis Notre-Dame.
Un témoin invisible avait assisté à cette scène. C’était le Chourineur, qui s’était tapi dans les décombres pour se mettre à l’abri de la pluie.
La proposition que fit Sarah au brigand, relativement à Rodolphe, intéressa vivement le Chourineur ; effrayé des périls qui menaçaient son nouvel ami, il regretta de ne pouvoir l’en garantir. Sa haine contre le Maître d’école et contre la Chouette fut peut-être pour quelque chose dans ce bon sentiment.
Le Chourineur se résolut d’avertir Rodolphe du danger qu’il courait ; mais comment y parvenir ? Il avait oublié l’adresse du soi-disant peintre en éventails. Peut-être Rodolphe ne reviendrait-il pas au tapis-franc ; comment le trouver ?
En faisant ces réflexions, le Chourineur avait machinalement suivi Tom et Sarah ; il les vit monter dans un fiacre qui les attendait devant le parvis Notre-Dame.
Le fiacre partit.
Une idée lumineuse vint au Chourineur ; il monta derrière cette voiture.
À une heure du matin, ce fiacre s’arrêta sur le boulevard de l’Observatoire, et Tom et Sarah disparurent dans une des ruelles qui aboutissent à cet endroit.
La nuit était noire, le Chourineur ne put signaler aucun indice qui lui servît à reconnaître plus précisément, le lendemain, les lieux où il se trouvait. Alors, avec une sagacité de sauvage, il tira son couteau de sa poche, fit une large et profonde entaille à un des arbres auprès desquels s’était arrêtée la voiture. Puis il regagna son gîte, dont il s’était considérablement éloigné.
Pour la première fois depuis longtemps le Chourineur goûta dans son taudis un sommeil profond, qui ne fut pas interrompu par l’horrible vision de l’abattoir aux sergents, comme il disait dans son rude langage.