Les Mystères de Paris

| 4.12 - La folie

 

 

 

XII

La folie


– Ce matin, reprit Louise, avant que personne fût levé chez M. Ferrand, je suis venue ici avec l’argent que m’avait donné M. Germain pour sauver mon père ; mais la somme ne suffisait pas, et sans votre générosité je n’aurais pu le délivrer des mains des recors… Probablement, après mon départ de chez M. Ferrand, on sera monté dans ma chambre, et on aura trouvé des traces qui auront mis sur la voie de cette funeste découverte… Un dernier service, monsieur, dit Louise en tirant le rouleau d’or de sa poche : Voudrez-vous faire remettre cet argent à M. Germain ?… Je lui avais promis de ne dire à personne qu’il était employé chez M. Ferrand ; mais puisque vous le saviez, je n’ai pas été indiscrète… Maintenant, monsieur, je vous le répète… devant Dieu qui m’entend, je n’ai pas dit un mot qui ne fût vrai… Je n’ai pas cherché à affaiblir mes torts, et…
 
Mais s’interrompant brusquement, Louise effrayée s’écria :
 
– Monsieur ! regardez mon père… regardez… qu’est-ce qu’il a donc ?
 
Morel avait écouté la dernière partie de ce récit avec une sombre indifférence que Rodolphe s’était expliquée, l’attribuant à l’accablement de ce malheureux. Après des secousses si violentes, si rapprochées, ses larmes avaient dû se tarir, sa sensibilité s’émousser ; il ne devait même plus lui rester la force de s’indigner, pensait Rodolphe.
 
Rodolphe se trompait.
 
Ainsi que la flamme tour à tour mourante et renaissante d’un flambeau qui s’éteint, la raison de Morel, déjà fortement ébranlée, vacilla quelque temps, jeta çà et là quelques dernières lueurs d’intelligence, puis tout à coup… s’obscurcit.
 
Absolument étranger à ce qui se disait, à ce qui se passait autour de lui, depuis quelques instants le lapidaire était devenu fou.
 
Quoique sa meule fût placée de l’autre côté de son établi, et qu’il n’eût entre les mains ni pierreries ni outils, l’artisan, attentif, occupé, simulait les opérations de son travail habituel à l’aide d’instruments imaginaires.
 
Il accompagnait cette pantomime d’une sorte de frôlement de sa langue contre son palais, afin d’imiter le bruit de la meule dans ses mouvements de rotation.
 
– Mais, monsieur, reprit Louise avec une frayeur croissante, regardez donc mon père !
 
Puis, s’approchant de l’artisan, elle lui dit :
 
– Mon père !… mon père !…
 
Morel regarda sa fille de ce regard troublé, vague, distrait, indécis, particulier aux aliénés…
 
Sans discontinuer sa manœuvre insensée, il répondit tout bas d’une voix douce et triste :
 
– Je dois treize cents francs au notaire… le prix du sang de Louise… Il faut travailler, travailler, travailler ! Oh ! je payerai, je payerai, je payerai…
 
– Mon Dieu, monsieur, mais ce n’est pas possible… cela ne peut pas durer !… Il n’est pas tout à fait fou, n’est-ce pas ? s’écria Louise d’une voix déchirante. Il va revenir à lui… ce n’est qu’un moment d’absence.
 
– Morel !… Mon ami ! lui dit Rodolphe, nous sommes là… Votre fille est auprès de vous, elle est innocente…
 
– Treize cents francs ! dit le lapidaire sans regarder Rodolphe ; et il continua son simulacre de travail.
 
– Mon père…, dit Louise en se jetant à ses genoux et serrant malgré lui ses mains dans les siennes, c’est moi, Louise !
 
– Treize cents francs !… répéta-t-il en se dégageant avec effort des étreintes de sa fille.
 
– Treize cents francs… ou sinon, ajouta-t-il à voix basse et comme en confidence, ou sinon… Louise est guillotinée…
 
Et il se remit à feindre de tourner sa meule.
 
Louise poussa un cri terrible.
 
– Il est fou ! s’écria-t-elle, il est fou !… et c’est moi… C’est moi qui en suis cause… Oh ! mon Dieu ! Mon Dieu ! ce n’est pas ma faute pourtant… je ne voulais pas mal faire… c’est ce monstre !…
 
– Allons, pauvre enfant, du courage ! dit Rodolphe, espérons… cette folie ne sera que momentanée. Votre père… a trop souffert ; tant de chagrins précipités étaient au-dessus de la force d’un homme… Sa raison faiblit un moment… elle reprendra le dessus.
 
– Mais ma mère… ma grand’mère… mes sœurs… mes frères… que vont-ils devenir ? s’écria Louise, les voilà privés de mon père et de moi… ils vont donc mourir de faim, de misère et de désespoir !
 
– Ne suis-je pas là ?… Soyez tranquille, ils ne manqueront de rien… Courage ! vous dis-je ; votre révélation provoquera la punition d’un grand criminel. Vous m’avez convaincu de votre innocence, elle sera reconnue, proclamée, je n’en doute pas.
 
– Ah ! monsieur, vous le voyez… le déshonneur, la folie, la mort… Voilà les maux qu’il cause, cet homme ! Et on ne peut rien contre lui ! rien !… Ah ! cette pensée complète tous mes maux !…
 
– Loin de là, que la pensée contraire vous aide à les supporter.
 
– Que voulez-vous dire, monsieur ?
 
– Emportez avec vous la certitude que votre père, que vous et les vôtres vous serez vengés.
 
– Vengés ?…
 
– Oui !… Et je vous jure, moi, répondit Rodolphe avec solennité, je vous jure que, ses crimes prouvés, cet homme expiera cruellement le déshonneur, la folie, la mort qu’il a causés. Si les lois sont impuissantes à l’atteindre, et si sa ruse et son adresse égalent ses forfaits, à sa ruse on opposera la ruse, à son adresse l’adresse, à ses forfaits des forfaits ; mais qui seront aux siens ce que le supplice juste et vengeur, infligé au coupable par une main inexorable, est au meurtre lâche et caché.
 
– Ah ! monsieur, que Dieu vous entende ! Ce n’est plus moi que je voudrais venger, c’est mon père insensé… c’est mon enfant mort en naissant…
 
Puis tentant un dernier effort pour tirer Morel de sa folie, Louise s’écria encore :
 
– Mon père, adieu ! On m’emmène en prison… Je ne te verrai plus ! C’est ta Louise qui te dit adieu. Mon père ! Mon père ! Mon père !…
 
À ces appels déchirants rien ne répondit.
 
Rien ne retentit dans cette pauvre âme anéantie… rien.
 
Les cordes paternelles, toujours les dernières brisées, ne vibrèrent pas…
 
 
La porte de la mansarde s’ouvrit.
 
Le commissaire entra.
 
– Mes moments sont comptés, monsieur, dit-il à Rodolphe. Je vous déclare à regret qu’il m’est impossible de laisser cet entretien se prolonger plus longtemps.
 
– Cet entretien est terminé, monsieur, répondit amèrement Rodolphe en montrant le lapidaire. Louise n’a plus rien à dire à son père… il n’a plus rien à entendre de sa fille… il est fou !
 
– Grand Dieu ! voilà ce que je redoutais… Ah ! c’est affreux ! s’écria le magistrat.
 
Et s’approchant vivement de l’ouvrier, au bout d’une minute d’examen, il fut convaincu de cette douloureuse réalité.
 
– Ah ! monsieur, dit-il tristement à Rodolphe, je faisais déjà des vœux sincères pour que l’innocence de cette jeune fille fût reconnue ! Mais, après un tel malheur, je ne me bornerai pas à des vœux… non, non ; je dirai cette famille si probe, si désolée ; je dirai l’affreux et dernier coup qui l’accable, et, n’en doutez pas, les juges auront un motif de plus de trouver une innocente dans l’accusée.
 
– Bien, bien, monsieur, dit Rodolphe ; en agissant ainsi, ce ne sont pas des fonctions que vous remplissez… c’est un sacerdoce que vous exercez.
 
– Croyez-moi, monsieur, notre mission est presque toujours si pénible que c’est avec bonheur, avec reconnaissance, que nous nous intéressons à ce qui est honnête et bon.
 
– Un mot encore, monsieur. Les révélations de Louise Morel m’ont évidemment prouvé son innocence. Pouvez-vous m’apprendre comment son prétendu crime a été découvert ou plutôt dénoncé ?
 
– Ce matin, dit le magistrat, une femme de charge au service de M. Ferrand, notaire, est venue me déclarer qu’après le départ précipité de Louise Morel, qu’elle savait grosse de sept mois, elle était montée dans la chambre de cette jeune fille, et qu’elle y avait trouvé des traces d’un accouchement clandestin. Après quelques investigations, des pas marqués sur la neige avaient conduit à la découverte du corps d’un enfant nouveau-né enterré dans le jardin.
 
« Après la déclaration de cette femme, je me suis transporté rue du Sentier ; j’ai trouvé M. Jacques Ferrand indigné de ce qu’un tel scandale se fût passé chez lui. M. le curé de l’église Bonne-Nouvelle, qu’il avait envoyé chercher, m’a aussi déclaré que la fille Morel avait avoué sa faute devant lui, un jour qu’elle implorait à ce propos l’indulgence et la pitié de son maître ; que de plus il avait souvent entendu M. Ferrand donner à Louise Morel les avertissements les plus sévères, lui prédisant que tôt ou tard elle se perdrait ; prédiction qui venait de se réaliser si malheureusement, ajouta l’abbé. L’indignation de M. Ferrand, reprit le magistrat, me parut si légitime, que je la partageai. Il me dit que sans doute Louise Morel était réfugiée chez son père. Je me rendis ici à l’instant ; le crime était flagrant, j’avais le droit de procéder à une arrestation immédiate.
 
Rodolphe se contraignit en entendant parler de l’indignation de M. Ferrand. Il dit au magistrat :
 
– Je vous remercie mille fois, monsieur, de votre obligeance et de l’appui que vous voudrez bien prêter à Louise ; je vais faire conduire ce malheureux dans une maison de fous, ainsi que la mère de sa femme.
 
Puis s’adressant à Louise, qui, toujours agenouillée près de son père, tâchait en vain de le rappeler à la raison :
 
– Résignez-vous, mon enfant, à partir sans embrasser votre mère… épargnez-lui des adieux déchirants… Soyez rassurée sur son sort, rien ne manquera désormais à votre famille ; on trouvera une femme qui soignera votre mère et s’occupera de vos frères et sœurs sous la surveillance de votre bonne voisine Mlle Rigolette. Quant à votre père, rien ne sera épargné pour que sa guérison soit aussi rapide que complète… Courage, croyez-moi, les honnêtes gens sont souvent rudement éprouvés par le malheur, mais ils sortent toujours de ces luttes plus purs, plus forts, plus vénérés.
 
 
Deux heures après l’arrestation de Louise, le lapidaire et la vieille idiote furent, d’après les ordres de Rodolphe, conduits par David à Charenton ; ils devaient y être traités en chambre et recevoir des soins particuliers.
 
Morel quitta la maison de la rue du Temple sans résistance ; indifférent, il alla où on le mena ; sa folie était douce, inoffensive et triste.
 
La grand’mère avait faim : on lui montra de la viande et du pain, elle suivit le pain et la viande.
 
Les pierreries du lapidaire, confiées à sa femme, furent, le même jour, remises à Mme Mathieu, la courtière, qui vint les chercher.
 
Malheureusement, cette femme fut épiée et suivie par Tortillard, qui connaissait la valeur des pierres prétendues fausses, par l’entretien qu’il avait surpris lors de l’arrestation de Morel par les recors… Le fils de Bras-Rouge s’assura que la courtière demeurait boulevard Saint-Denis, n° 11.
 
Rigolette apprit à Madeleine Morel avec beaucoup de ménagement l’accès de folie du lapidaire et l’emprisonnement de Louise. D’abord Madeleine pleura beaucoup, se désola, poussa des cris désespérés ; puis, cette première effervescence de douleur passée, la pauvre créature, faible et mobile, se consola peu à peu en se voyant, elle et ses enfants, entourés du bien-être qu’ils devaient à la générosité de leur bienfaiteur.
 
Quant à Rodolphe, ses pensées étaient amères en songeant aux révélations de Louise.
 
« Rien de plus fréquent, se disait-il, que cette corruption plus ou moins violemment imposée par le maître à la servante : ici, par la terreur ou par la surprise ; là, par l’impérieuse nature des relations que crée la servitude.
 
« Cette dépravation par ordre, descendant du riche au pauvre, et méprisant, pour s’assouvir, l’inviolabilité tutélaire du foyer domestique, cette dépravation, toujours déplorable quand elle est acceptée volontairement, devient hideuse, horrible, lorsqu’elle est forcée.
 
« C’est un asservissement impur et brutal, un ignoble et barbare esclavage de la créature, qui, dans son effroi, répond aux désirs du maître par des larmes, à ses baisers par le frisson du dégoût et de la peur.
 
« Et puis, pensait encore Rodolphe, pour la femme quelles conséquences ! presque toujours l’avilissement, la misère, la prostitution, le vol, quelquefois l’infanticide !
 
« Et c’est encore à ce sujet que les lois sont étranges !
 
« Tout complice d’un crime porte la peine de ce crime.
 
« Tout receleur est assimilé au voleur.
 
« Cela est juste.
 
« Mais qu’un homme, par désœuvrement, séduise une jeune fille innocente et pure, la rende mère, l’abandonne, ne lui laisse que honte, infortune, désespoir, et la pousse ainsi à l’infanticide, crime qu’elle doit payer de sa tête…
 
« Cet homme sera-t-il regardé comme son complice ?
 
« Allons donc !
 
« Qu’est-ce que cela ! Rien, moins que rien… une amourette, un caprice d’un jour pour un minois chiffonné… Le tour est fait… À une autre !
 
« Bien plus, pour peu que cet homme soit d’un caractère original et narquois (au demeurant le meilleur fils du monde), il peut aller voir sa victime à la barre des assises.
 
« S’il est d’aventure cité comme témoin, il peut s’amuser à dire à ces gens très-curieux de faire guillotiner la jeune fille le plus tôt possible, pour la plus grande gloire de la morale publique :
 
« – J’ai quelque chose d’important à révéler à la justice.
 
« – Parlez.
 
« – Messieurs les jurés.
 
« Cette malheureuse était vertueuse et pure, c’est vrai…
 
« Je l’ai séduite, c’est encore vrai…
 
« Je lui ai fait un enfant, c’est toujours vrai…
 
« Après quoi, comme elle était blonde, je l’ai complètement abandonnée pour une autre qui était brune, c’est de plus en plus vrai.
 
« Mais en cela j’ai usé d’un droit imprescriptible, d’un droit sacré que la société me reconnaît et m’accorde…
 
« – Le fait est que ce garçon est complètement dans son droit, se diront tout bas les jurés les uns aux autres. Il n’y a pas de loi qui défende de faire un enfant à une jeune fille blonde et de l’abandonner ensuite pour une jeune fille brune. C’est tout bonnement un gaillard…
 
« – Maintenant, messieurs les jurés, cette malheureuse prétend avoir tué son enfant… je dirai même notre enfant…
 
« Parce que je l’ai abandonnée…
 
« Parce que, se trouvant seule et dans la plus profonde misère, elle s’est épouvantée, elle a perdu la tête. Et pourquoi ? Parce qu’ayant, disait-elle, à soigner, à nourrir son enfant, il lui devenait impossible d’aller de longtemps travailler dans son atelier, et de gagner ainsi sa vie et celle du résultat de notre amour.
 
« Mais je trouve ces raisons-là pitoyables, permettez-moi de vous le dire, messieurs les jurés.
 
« Est-ce que mademoiselle ne pouvait pas aller accoucher à la Bourbe… s’il y avait de la place ?
 
« Est-ce que mademoiselle ne pouvait pas, au moment critique, se rendre à temps chez le commissaire de son quartier, lui faire sa déclaration de… honte, afin d’être autorisée à déposer son enfant aux Enfants-Trouvés ?
 
« Est-ce qu’enfin mademoiselle, pendant que je faisais la poule à l’estaminet, en attendant mon autre maîtresse, ne pouvait pas trouver moyen de se tirer d’affaire par un procédé moins sauvage ?
 
« Car je l’avouerai, messieurs les jurés, je trouve trop commode et trop cavalière cette façon de se débarrasser du fruit de plusieurs moments d’erreur et de plaisir, et d’échapper ainsi aux soucis de l’avenir.
 
« Que diable ! ce n’est pas tout, pour une jeune fille, que de perdre l’honneur, de braver le mépris, l’infamie, et de porter un enfant illégitime neuf mois dans son sein… il lui faut encore l’élever, cet enfant ! Le soigner, le nourrir, lui donner un état, en faire enfin un honnête homme comme son père, ou une honnête fille qui ne se débauche pas comme sa mère… Car enfin la maternité a des devoirs sacrés, que diable ! Et les misérables qui les foulent aux pieds, ces devoirs sacrés, sont des mères dénaturées, qui méritent un châtiment exemplaire et terrible…
 
« En foi de quoi, messieurs les jurés, livrez-moi lestement cette scélérate au bourreau, et vous ferez acte de citoyens vertueux, indépendants, fermes et éclairés… Dixi !
 
« – Ce monsieur envisage la question sous un point de vue très-moral, dira d’un air paterne quelque bonnetier enrichi ou quelque vieil usurier déguisé en chef du jury ; il a fait, pardieu ! ce que nous aurions tous fait à sa place, car elle est fort gentille, cette petite blondinette, quoiqu’un peu pâlotte… Ce gaillard-là, comme dit Joconde, « a courtisé la brune et la blonde » ; il n’y a pas de loi qui le défende. Quant à cette malheureuse, après tout, c’est sa faute ! Pourquoi ne s’est-elle pas défendue ? Elle n’aurait pas eu à commettre un crime… un… crime monstrueux qui fait… qui fait… rougir la société… jusque dans ses fondements. »
 
« Et ce bonnetier enrichi ou cet usurier aura raison, parfaitement raison.
 
« En vertu de quoi ce monsieur peut-il être incriminé ? De quelle complicité directe ou indirecte, morale ou matérielle, peut-on l’accuser ?
 
« Cet heureux coquin a séduit une jolie fille, ensuite il l’a plantée là, il l’avoue ; où est la loi qui défend ceci et cela ?
 
« La société, en cas pareil, ne dit-elle pas comme ce père de je ne sais plus quel conte grivois :
 
« – Prenez garde à vos poules, mon coq est lâché… je m’en lave les mains ! »
 
« Mais qu’un pauvre misérable, autant par besoin que par stupidité, contrainte, ou ignorance des lois qu’il ne sait pas lire, achète sciemment une guenille provenant d’un vol… il ira vingt ans aux galères comme receleur, si le voleur va vingt ans aux galères.
 
« Ceci est un raisonnement logique, puissant.
 
« Sans receleurs, il n’y aurait pas de voleurs.
 
« Sans voleurs pas de receleurs.
 
« Non… pas plus de pitié… moins de pitié, même… pour celui qui excite au mal que pour celui qui fait le mal !
 
« Que la plus légère complicité soit donc punie d’un châtiment terrible !…
 
« Bien… il y a là une pensée sévère et féconde, haute et morale.
 
« On va s’incliner devant la société qui a dicté cette loi… mais on se souvient que cette société, si inexorable envers les moindres complicités de crimes contre les choses, est ainsi faite qu’un homme simple et naïf qui essaierait de prouver qu’il y a au moins solidarité morale, complicité matérielle entre le séducteur inconstant et la fille séduite et abandonnée passerait pour un visionnaire.
 
« Et si cet homme simple se hasardait d’avancer que, sans père… il n’y aurait peut-être pas d’enfant, la société crierait à l’atrocité, à la folie.
 
« Et elle aurait raison, toujours raison… car, après tout, ce monsieur, qui pourrait dire de si belles choses au jury, pour peu qu’il fût amateur d’émotions tragiques, pourrait aussi aller tranquillement voir couper le cou de sa maîtresse, exécutée pour crime d’infanticide, crime dont il est le complice, disons mieux… l’auteur, par son horrible abandon.
 
« Cette charmante protection, accordée à la partie masculine de la société pour certaines friponnes espiègleries relevant du petit dieu d’amour, ne montre-t-elle pas que le Français sacrifie encore aux Grâces, et qu’il est toujours le peuple le plus galant de l’univers ? »