Les Mystères de Paris

| 6.03 - François et Amandine

 

 

 

III

François et Amandine


François et Amandine couchaient dans une pièce située immédiatement au-dessus de la cuisine, à l’extrémité d’un corridor sur lequel s’ouvraient plusieurs autres chambres servant de cabinets de société aux habitués du cabaret.
 
Après avoir partagé leur souper frugal, au lieu d’éteindre leur lanterne, selon les ordres de la veuve, les deux enfants avaient veillé laissant leur porte entr’ouverte pour guetter leur frère Martial au passage, lorsqu’il rentrerait dans sa chambre.
 
Posée sur un escabeau boiteux, la lanterne jetait de pâles clartés à travers sa corne transparente.
 
Des murs de plâtre rayés de voliges brunes, un grabat pour François, un vieux petit lit d’enfant beaucoup trop court pour Amandine, une pile de débris de chaises et de bancs brisés par les hôtes turbulents de la taverne de l’île du Ravageur, tel était l’intérieur de ce réduit.
 
Amandine, assise sur le bord du grabat, s’étudiait à se coiffer en marmotte avec le foulard volé, don de son frère Nicolas.
 
François, agenouillé, présentait un fragment de miroir à sa sœur, qui, la tête à demi tournée, s’occupait alors d’épanouir la grosse rosette, qu’elle avait faite en nouant les deux pointes du mouchoir.
 
Fort attentif et fort émerveillé de cette coiffure, François négligea un moment de présenter le morceau de glace de façon à ce que l’image de sa sœur pût s’y réfléchir.
 
– Lève donc le miroir plus haut, dit Amandine ; maintenant je ne me vois plus… Là… bien… attends encore un peu… voilà que j’ai fini… Tiens, regarde ! Comment me trouves-tu coiffée ?
 
– Oh ! très-bien ! très-bien !… Dieu ! Oh ! la belle rosette !… Tu m’en feras une pareille à ma cravate, n’est-ce pas ?
 
– Oui, tout à l’heure… mais laisse-moi me promener un peu. Tu iras devant moi… à reculons, en tenant toujours le miroir haut… pour que je puisse me voir en marchant…
 
François exécuta de son mieux cette manœuvre difficile, à la grande satisfaction d’Amandine, qui se prélassait, triomphante et glorieuse, sous les cornes et l’énorme bouffette de son foulard.
 
Très-innocente et très-naïve dans toute autre circonstance, cette coquetterie devenait coupable en s’exerçant à propos du produit d’un vol que François et Amandine n’ignoraient pas. Autre preuve de l’effrayante facilité avec laquelle des enfants, même bien doués, se corrompent presque à leur insu, lorsqu’ils sont continuellement plongés dans une atmosphère criminelle.
 
Et d’ailleurs le seul mentor de ces petits malheureux, leur frère Martial, n’était pas lui-même irréprochable, nous l’avons dit ; incapable de commettre un vol ou un meurtre, il n’en menait pas moins une vie vagabonde et peu régulière. Sans doute les crimes de sa famille le révoltaient ; il aimait tendrement les deux enfants ; il les défendait contre les mauvais traitements ; il tâchait de les soustraire à la pernicieuse influence de sa famille ; mais, n’étant pas appuyés sur des enseignements d’une moralité rigoureuse, absolue, ses conseils sauvegardaient faiblement ses protégés. Ils se refusaient à commettre certaines mauvaises actions, non par honnêteté, mais pour obéir à Martial, qu’ils aimaient, et pour désobéir à leur mère, qu’ils redoutaient et haïssaient.
 
Quant aux notions du juste et de l’injuste, ils n’en avaient aucune, familiarisés qu’ils étaient avec les détestables exemples qu’ils avaient chaque jour sous les yeux, car, nous l’avons dit, ce cabaret champêtre, hanté pas le rebut de la plus basse populace, servait de théâtre à d’ignobles orgies, à de crapuleuses débauches ; et Martial, si ennemi du vol et du meurtres se montrait assez indifférent à ces immondes saturnales.
 
C’est dire combien les instincts de moralité des enfants étaient douteux, vacillants, précaires, chez François surtout, arrivé à ce terme dangereux où l’âme hésitant indécise, entre le bien et le mal, peut être en un moment à jamais perdue ou sauvée…
 
 
– Comme ce mouchoir rouge te va bien, ma sœur ! reprit François ; est-il joli ! Quand nous irons jouer sur la grève devant le four à plâtre du chaufournier, faudra te coiffer comme ça, pour faire enrager ses enfants, qui sont toujours à nous jeter des pierres et à nous appeler petits guillotinés… Moi, je mettrai aussi ma belle cravate rouge, et nous leur dirons : « C’est égal, vous n’avez pas de beaux mouchoirs de soie comme nous deux ! »
 
– Mais, dis donc, François…, reprit Amandine après un moment de réflexion, s’ils savaient que les mouchoirs que nous portons sont volés, ils nous appelleraient petits voleurs…
 
– Avec ça qu’ils s’en gênent de nous appeler voleurs !
 
– Quand c’est pas vrai… c’est égal… Mais maintenant…
 
– Puisque Nicolas nous les a donnés, ces deux mouchoirs, nous ne les avons pas volés.
 
– Oui, mais lui, il les a pris sur un bateau, et notre frère Martial dit qu’il ne faut pas voler…
 
– Mais, puisque c’est Nicolas qui a volé, ça ne nous regarde pas.
 
– Tu crois, François ?
 
– Bien sûr…
 
– Pourtant il me semble que j’aimerais mieux que la personne à qui ils étaient nous les eût donnés… Et toi, François ?
 
– Moi, ça m’est égal… On nous en a fait cadeau ; c’est à nous.
 
– Tu en es bien sûr ?
 
– Mais, oui, oui, sois donc tranquille !…
 
– Alors… tant mieux, nous ne faisons pas ce que mon frère Martial nous défend, et nous avons de beaux mouchoirs.
 
– Dis donc, Amandine, s’il savait que, l’autre jour, Calebasse t’a fait prendre ce fichu à carreaux dans la balle du colporteur pendant qu’il avait le dos tourné ?
 
– Oh ! François, ne dis pas cela ! dit la pauvre enfant dont les yeux se mouillèrent de larmes. Mon frère Martial serait capable de ne plus nous aimer… vois-tu… de nous laisser tout seuls ici…
 
– N’aie donc pas peur… est-ce que je lui en parlerai jamais ? Je riais…
 
– Oh ! ne ris pas de cela, François ; j’ai eu assez de chagrin, va ! Mais il a bien fallu ; ma sœur m’a pincée jusqu’au sang, et puis elle me faisait des yeux… des yeux… Et pourtant, par deux fois le cœur m’a manqué, je croyais que je ne pourrais jamais… Enfin, le colporteur ne s’est aperçu de rien, et ma sœur a gardé le fichu. Si on m’avait prise pourtant, François, on m’aurait mise en prison…
 
– On ne t’a pas prise, c’est comme si tu n’avais pas volé.
 
– Tu crois ?
 
– Pardi !
 
– Et en prison, comme on doit être malheureux !
 
– Ah ! bien oui… au contraire…
 
– Comment, François, au contraire ?
 
– Tiens ! tu sais bien le gros boiteux qui loge à Paris chez le père Micou, le revendeur de Nicolas… qui tient un garni à Paris, passage de la Brasserie ?
 
– Un gros boiteux ?
 
– Mais oui, qui est venu ici, à la fin de l’automne, de la part du père Micou, avec un montreur de singes et deux femmes.
 
– Ah ! oui, oui ; un gros boiteux qui a dépensé tant, tant d’argent ?
 
– Je crois bien, il payait pour tout le monde… Te souviens-tu, les promenades sur l’eau… c’est moi qui les menais… même que le montreur de singes avait emporté son orgue pour faire de la musique dans le bateau ?…
 
– Et puis, le soir, le beau feu d’artifice qu’ils ont tiré, François !
 
– Et le gros boiteux n’était pas chiche ! Il m’a donné dix sous pour moi ! Il ne prenait jamais que du vin cacheté ; ils avaient du poulet à tous leurs repas ; il en a eu au moins pour quatre-vingts francs.
 
– Tant que ça, François ?
 
– Oh ! oui…
 
– Il était donc bien riche ?
 
– Du tout… ce qu’il dépensait, c’était de l’argent qu’il avait gagné en prison, d’où il sortait.
 
– Il avait gagné tout cet argent-là en prison ?
 
– Oui… il disait qu’il lui restait encore sept cents francs ; que quand il ne lui resterait plus rien… il ferait un bon coup… et que si on le prenait… ça lui était bien égal, parce qu’il retournerait rejoindre les bons enfants de la geôle, comme il dit.
 
– Il n’avait donc pas peur de la prison, François ?
 
– Mais au contraire… il disait à Calebasse qu’ils sont là un tas d’amis et de noceurs ensemble… qu’il n’avait jamais eu un meilleur lit et une meilleure nourriture qu’en prison… de la bonne viande quatre fois la semaine, du feu tout l’hiver, et une bonne somme en sortant… tandis qu’il y a des bêtes d’ouvriers honnêtes qui crèvent de faim et de froid, faute d’ouvrage…
 
– Pour sûr, François, il disait ça, le gros boiteux ?
 
– Je l’ai bien entendu… puisque c’est moi qui ramais dans le bachot pendant qu’il racontait son histoire à Calebasse et aux deux femmes, qui disaient que c’était la même chose dans les prisons de femmes d’où elles sortaient.
 
– Mais alors, François, faut donc pas que ça soit si mal de voler, puisqu’on est si bien en prison ?
 
– Dame ! je ne sais pas, moi… ici, il n’y a que notre frère Martial qui dise que c’est mal de voler… peut-être qu’il se trompe…
 
– C’est égal, il faut le croire, François… il nous aime tant !
 
– Il nous aime, c’est vrai… quand il est là, il n’y a pas de risque qu’on nous batte… S’il avait été ici ce soir, notre mère ne m’aurait pas roué de coups… Vieille bête ! Est-elle mauvaise !… Oh ! je la hais… je la hais… que je voudrais être grand pour lui rendre tous les coups qu’elle nous a donnés… à toi, surtout, qui est bien moins dure que moi…
 
– Oh ! François, tais-toi… ça me fait peur de t’entendre dire que tu voudrais battre notre mère ! s’écria la pauvre petite en pleurant et en jetant ses bras autour du cou de son frère, qu’elle embrassa tendrement.
 
– Non, c’est que c’est vrai aussi, reprit François en repoussant Amandine avec douceur, pourquoi ma mère et Calebasse sont-elles toujours si acharnées sur nous ?
 
– Je ne sais pas, reprit Amandine en essuyant ses yeux du revers de sa main ; c’est peut-être parce qu’on a mis notre frère Ambroise aux galères et qu’on a guillotiné notre père, qu’elles sont injustes pour nous…
 
– Est-ce que c’est notre faute ?
 
– Mon Dieu, non ; mais que veux-tu ?
 
– Ma foi, si je devais recevoir ainsi toujours, toujours des coups, à la fin j’aimerais mieux voler comme ils veulent, moi… À quoi ça m’avance-t-il de ne pas voler ?
 
– Et Martial, qu’est-ce qu’il dirait ?
 
– Oh ! sans lui… il y a longtemps que j’aurais dit oui, car ça lasse aussi d’être battu ; tiens, ce soir, jamais ma mère n’avait été aussi méchante… c’était comme une furie… il faisait noir, noir… elle ne disait pas un mot… je ne sentais que sa main froide qui me tenait par le cou pendant que de l’autre elle me battait… et puis il me semblait voir ses yeux reluire…
 
– Pauvre François… pour avoir dit que tu avais vu un os de mort dans le bûcher.
 
– Oui, un pied qui sortait de dessous terre, dit François en tressaillant d’effroi ; j’en suis bien sûr.
 
– Peut-être qu’il y aura eu autrefois un cimetière ici, n’est-ce pas ?
 
– Faut croire… mais alors pourquoi notre mère m’a-t-elle dit qu’elle m’abîmerait encore si je parlais de l’os de mort à mon frère Martial ?… Vois-tu, c’est plutôt quelqu’un qu’on aura tué dans une dispute et qu’on aura enterré là pour que ça ne se sache pas.
 
– Tu as raison… car te souviens-tu ? un pareil malheur a déjà manqué d’arriver.
 
– Quand cela ?
 
– Tu sais, la fois où M. Barbillon a donné un coup de couteau à ce grand qui est si décharné, si décharné, si décharné, qu’il se fait voir pour de l’argent.
 
– Ah ! oui, le Squelette ambulant… comme ils l’appellent ; ma mère est venue, les a séparés… sans ça, Barbillon aurait peut-être tué le grand décharné ! As-tu vu comme il écumait et comme les yeux lui sortaient de la tête, à Barbillon ?…
 
– Oh ! il n’a pas peur de vous allonger un coup de couteau pour rien. C’est lui qui est un crâne !
 
– Si jeune et si méchant… François !
 
– Tortillard est bien plus jeune, et il serait au moins aussi méchant que lui, s’il était assez fort.
 
– Oh ! oui, il est bien méchant… L’autre jour il m’a battue, parce que je n’ai pas voulu jouer avec lui.
 
– Il t’a battue ?… Bon… la première fois qu’il viendra…
 
– Non, non, vois-tu, François, c’était pour rire…
 
– Bien sûr ?
 
– Oui, bien vrai.
 
– À la bonne heure… sans ça… Mais je ne sais pas comment il fait, ce gamin-là, pour avoir toujours autant d’argent ; est-il heureux ! La fois qu’il est venu ici avec la Chouette, il nous a montré des pièces d’or de vingt francs. Avait-il l’air moqueur, quand il nous a dit : « Vous en auriez comme ça, si vous n’étiez pas des petits sinves. »
 
– Des sinves ?
 
– Oui, en argot ça veut dire des bêtes, des imbéciles.
 
– Ah ! oui, c’est vrai.
 
– Quarante francs… en or… comme j’achèterais des belles choses avec ça… Et toi, Amandine ?
 
– Oh ! moi aussi.
 
– Qu’est-ce que tu achèterais ?
 
– Voyons, dit l’enfant en baissant la tête d’un air méditatif ; j’achèterais d’abord pour mon frère Martial une bonne casaque bien chaude pour qu’il n’ait pas froid dans son bateau.
 
– Mais pour toi ?… Pour toi ?…
 
– J’aimerais bien un petit Jésus en cire avec son mouton et sa croix, comme ce marchand de figures de plâtre en avait dimanche… tu sais, sous le porche de l’église d’Asnières ?
 
– À propos, pourvu qu’on ne dise pas à ma mère ou à Calebasse qu’on nous a vus dans l’église !
 
– C’est vrai, elle qui nous a toujours tant défendu d’y entrer… C’est dommage, car c’est bien gentil en dedans, une église… n’est-ce pas, François ?
 
– Oui… quels beaux chandeliers d’argent !
 
– Et le portrait de la Sainte Vierge… comme elle a l’air bonne…
 
– Et les belles lampes… as-tu vu ? Et la belle nappe sur le grand buffet du fond, où le prêtre disait la messe avec ses deux amis, habillés comme lui… et qui lui donnaient de l’eau et du vin ?
 
– Dis donc, François, te souviens-tu, l’autre année à la Fête-Dieu, quand nous avons d’ici vu passer sur le pont toutes ces petites communiantes avec leurs voiles blancs ?
 
– Avaient-elles de beaux bouquets !
 
– Comme elles chantaient d’une voix douce en tenant les rubans de leur bannière !
 
– Et comme les broderies d’argent de leur bannière reluisaient au soleil !… C’est ça qui doit coûter cher !…
 
– Mon Dieu, que c’était donc joli, hein, François !
 
– Je crois bien ; et les communiants avec leurs bouffettes de satin blanc au bras… et leurs cierges à poignée de velours rouge avec de l’or après.
 
– Ils avaient aussi leur bannière, les petits garçons, n’est-ce pas, François ? Ah ! mon Dieu ! ai-je été battue encore ce jour-là pour avoir demandé à notre mère pourquoi nous n’allions pas à la procession comme les autres enfants !
 
– C’est alors qu’elle nous a défendu d’entrer jamais dans l’église, quand nous irions au bourg ou à Paris, à moins que ça ne soit pour y voler le tronc des pauvres, ou dans les poches des paroissiens, pendant qu’ils écouteraient la messe, a ajouté Calebasse en riant et en montrant ses vieilles dents jaunes. Mauvaise bête, va !
 
– Oh ! pour ça… voler dans une église, on me tuerait plutôt, n’est-ce pas, François ?
 
– Là ou ailleurs, qu’est-ce que ça fait, une fois qu’on est décidé ?
 
– Dame ! je ne sais pas… j’aurais bien plus peur… je ne pourrais jamais…
 
– À cause des prêtres ?
 
– Non… peut-être à cause de ce portrait de la Sainte Vierge, qui a l’air si douce, si bonne.
 
– Qu’est-ce que ça fait, ce portrait ? Il ne te mangerait pas… grosse bête !…
 
– C’est vrai… mais enfin, je ne pourrais pas… Ça n’est pas ma faute…
 
– À propos de prêtres, Amandine, te souviens-tu de ce jour… où Nicolas m’a donné deux si grands soufflets, parce qu’il m’avait vu saluer le curé sur la grève ? Je l’avais vu saluer, je le saluais ; je ne croyais pas faire mal, moi.
 
– Oui, mais cette fois-là, par exemple, notre frère Martial a dit, comme Nicolas, que nous n’avions pas besoin de saluer les prêtres.
 
À ce moment, François et Amandine entendirent marcher dans le corridor.
 
Martial regagnait sa chambre sans défiance après son entretien avec sa mère, croyant Nicolas enfermé jusqu’au lendemain matin.
 
Voyant un rayon de lumière s’échapper du cabinet des enfants par la porte entr’ouverte, Martial entra chez eux.
 
Tous deux coururent à lui, il les embrassa tendrement.
 
– Comment ! Vous n’êtes pas encore couchés petits bavards ?
 
– Non, mon frère, nous attendions pour vous voir rentrer chez vous et vous dire bonsoir, dit Amandine.
 
– Et puis, nous avions entendu parler bien fort en bas… comme si on s’était disputé, ajouta François.
 
– Oui, dit Martial, j’ai eu des raisons avec Nicolas… Mais ce n’est rien… Du reste, je suis content de vous trouver encore debout, j’ai une bonne nouvelle à vous apprendre.
 
– À nous, mon frère ?
 
– Seriez-vous contents de vous en aller d’ici et de venir avec moi ailleurs, bien loin, bien loin ?
 
– Oh ! oui, mon frère !…
 
– Oui, mon frère.
 
– Eh bien ! dans deux ou trois jours nous quitterons l’île tous les trois.
 
– Quel bonheur ! s’écria Amandine en frappant joyeusement dans ses mains.
 
– Et où irons-nous ? demanda François.
 
– Tu le verras, curieux… mais n’importe, où nous irons tu apprendras un bon état… qui te mettra à même de gagner ta vie… voilà ce qu’il y a de sûr.
 
– Je n’irai plus à la pêche avec toi, mon frère ?
 
– Non, mon garçon, tu iras en apprentissage chez un menuisier ou chez un serrurier ; tu es fort, tu es adroit ; avec du cœur et en travaillant ferme, au bout d’un an tu pourras déjà gagner quelque chose. Ah çà ! qu’est-ce que tu as ?… Tu n’as pas l’air content.
 
– C’est que… mon frère… je…
 
– Voyons, parle.
 
– C’est que j’aimerais mieux ne pas te quitter, rester avec toi à pêcher… à raccommoder tes filets, que d’apprendre un état.
 
– Vraiment ?
 
– Dame ! être enfermé dans un atelier toute la journée, c’est triste… et puis être apprenti, c’est ennuyeux…
 
Martial haussa les épaules.
 
– Vaut mieux être paresseux, vagabond, flâneur, n’est-ce pas ? lui dit-il sévèrement, en attendant qu’on devienne voleur…
 
– Non, mon frère, mais je voudrais vivre avec toi ailleurs comme nous vivons ici, voilà tout…
 
– Oui, c’est ça, boire, manger, dormir et t’amuser à pêcher comme un bourgeois, n’est-ce pas ?
 
– J’aimerais mieux ça…
 
– C’est possible, mais tu aimeras autre chose… Tiens, vois-tu, mon pauvre François, il est crânement temps que je t’emmène d’ici ; sans t’en douter tu deviendrais aussi gueux que les autres… Ma mère avait raison… je crains que tu n’aies du vice… Et toi, Amandine, est-ce que ça ne te plairait pas d’apprendre un état ?
 
– Oh ! si, mon frère… j’aimerais bien à apprendre, j’aime mieux que de rester ici. Je serais si contente de m’en aller avec vous et avec François !
 
– Mais qu’est-ce que tu as là sur la tête, ma fille ? dit Martial en remarquant la triomphante coiffure d’Amandine.
 
– Un foulard que Nicolas m’a donné…
 
– Il m’en a donné un aussi, à moi, dit orgueilleusement François.
 
– Et d’où viennent-ils, ces foulards ? Ça m’étonnerait que Nicolas les eût achetés pour vous en faire cadeau.
 
Les deux enfants baissèrent la tête sans répondre.
 
Au bout d’une seconde, François dit résolument :
 
– Nicolas nous les a donnés ; nous ne savons pas d’où ils viennent, n’est-ce pas, Amandine ?
 
– Non… non… mon frère, ajouta Amandine en balbutiant et en devenant pourpre, sans oser lever les yeux sur Martial.
 
– Ne mentez pas, dit sévèrement Martial.
 
– Nous ne mentons pas, ajouta hardiment François.
 
– Amandine, mon enfant…, dis la vérité, reprit Martial avec douceur.
 
– Eh bien ! pour dire toute la vérité, reprit timidement Amandine, ces beaux mouchoirs viennent d’une caisse d’étoffes que Nicolas a rapportée ce soir dans son bateau…
 
– Et qu’il a volée ?
 
– Je crois que oui, mon frère… sur une galiote.
 
– Vois-tu, François ! tu mentais, dit Martial.
 
L’enfant baissa la tête sans répondre.
 
– Donne-moi ce foulard, Amandine ; donne-moi aussi le tien, François.
 
La petite se décoiffa, regarda une dernière fois l’énorme rosette qui ne s’était pas défaite et remit le foulard à Martial en étouffant un soupir de regret.
 
François tira lentement le mouchoir de sa poche et, comme sa sœur, le rendit à Martial.
 
– Demain matin, dit celui-ci, je rendrai les foulards à Nicolas ; vous n’auriez pas dû les prendre, mes enfants ; profiter d’un vol, c’est comme si on volait soi-même.
 
– C’est dommage ; il étaient bien jolis, ces mouchoirs, dit François.
 
– Quand tu auras un état et que tu gagneras de l’argent en travaillant, tu en achèteras d’aussi beaux. Allons, couchez-vous, il est tard… mes enfants.
 
– Vous n’êtes pas fâché, mon frère ? dit timidement Amandine.
 
– Non, non, ma fille, ce n’est pas votre faute… Vous vivez avec des gueux, vous faites comme eux sans savoir… Quand vous serez avec de braves gens, vous ferez comme les braves gens ; et vous y serez bientôt… ou le diable m’emportera… Allons, bonsoir !
 
– Bonsoir, mon frère !
 
Martial embrassa les enfants.
 
Ils restèrent seuls.
 
– Qu’est-ce que tu as donc, François ? Tu as l’air tout triste ! dit Amandine.
 
– Tiens ! mon frère m’a pris mon beau foulard et puis, tu n’as donc pas entendu ?
 
– Il veut nous emmener pour nous mettre en apprentissage…
 
– Ça ne te fait pas plaisir ?
 
– Ma foi, non…
 
– Tu aimes mieux rester ici à être battu tous les jours ?
 
– Je suis battu ; mais au moins je ne travaille pas, je suis toute la journée en bateau ou à pêcher, ou à jouer, ou à servir les pratiques, qui quelquefois me donnent pour boire, comme le gros boiteux ; c’est bien plus amusant que d’être du matin au soir enfermé dans un atelier à travailler comme un chien.
 
– Mais tu n’as donc pas entendu ?… Mon frère nous a dit que si nous restions ici plus longtemps nous deviendrions des gueux !
 
– Ah bah ! ça m’est bien égal… puisque les autres enfants nous appellent déjà petits voleurs… petits guillotinés… Et puis, travailler… c’est trop ennuyeux…
 
– Mais ici on nous bat toujours, mon frère !
 
– On nous bat parce que nous écoutons plutôt Martial que les autres…
 
– Il est si bon pour nous !
 
– Il est bon, il est bon ; je ne dis pas… aussi je l’aime bien… On n’ose pas nous faire du mal devant lui… il nous emmène promener… c’est vrai… mais c’est tout… il ne nous donne jamais rien…
 
– Dame ! il n’a rien… ce qu’il gagne, il le donne à notre mère pour sa nourriture.
 
– Nicolas a quelque chose, lui… Bien sûr que si nous l’écoutions, et ma mère aussi, ils ne nous rendraient pas la vie si dure… ils nous donneraient des belles nippes comme aujourd’hui… ils ne se défieraient plus de nous… nous aurions de l’argent comme Tortillard.
 
– Mais, mon Dieu, pour ça il faudrait voler, et ça ferait tant de peine à notre frère Martial !
 
– Eh bien ! tant pis !
 
– Oh ! François… et puis si on nous prenait, nous irions en prison.
 
– Être en prison ou être enfermé dans un atelier toute la journée… c’est la même chose… D’ailleurs le gros boiteux dit qu’on s’amuse… en prison.
 
– Mais le chagrin que nous ferions à Martial… tu n’y penses donc pas ? Enfin c’est pour nous qu’il est revenu ici et qu’il y reste ; pour lui tout seul, il ne serait pas gêné, il retournerait être braconnier dans les bois qu’il aime tant.
 
– Eh bien ! qu’il nous emmène avec lui dans les bois, dit François, ça vaudrait mieux que tout. Je serais avec lui que j’aime bien, et je ne travaillerais pas à des métiers qui m’ennuient.
 
La conversation de François et d’Amandine fut interrompue. Du dehors on ferma la porte à double tour.
 
– On nous enferme ! s’écria François.
 
– Ah ! mon Dieu… et pourquoi donc, mon frère ? Qu’est-ce qu’on va nous faire ?
 
– C’est peut-être Martial.
 
– Écoute… écoute… comme son chien aboie !… dit Amandine en prêtant l’oreille.
 
Au bout de quelques instants François ajouta :
 
– On dirait qu’on frappe à sa porte avec un marteau… on veut l’enfoncer peut-être !
 
– Oui, oui, son chien aboie toujours…
 
– Écoute, François ! maintenant c’est comme si on clouait quelque chose… Mon Dieu ! mon Dieu ! j’ai peur… Qu’est-ce donc qu’on fait à notre frère ? Voilà son chien qui hurle maintenant.
 
– Amandine… on n’entend plus rien…, reprit François en s’approchant de la porte.
 
Les deux enfants, suspendant leur respiration, écoutaient avec anxiété.
 
– Voilà qu’ils reviennent de chez mon frère, dit François à voix basse ; j’entends marcher dans le corridor.
 
– Jetons-nous sur nos lits ; ma mère nous tuerait si elle nous trouvait levés, dit Amandine avec terreur.
 
– Non…, reprit François en écoutant toujours, ils viennent de passer devant notre porte… ils descendent l’escalier en courant…
 
– Mon Dieu ! mon Dieu ! Qu’est-ce que c’est donc ?…
 
– Ah ! on ouvre la porte de la cuisine… maintenant…
 
– Tu crois ?
 
– Oui, oui… j’ai reconnu son bruit…
 
– Le chien de Martial hurle toujours…, dit Amandine en écoutant…
 
Tout à coup, elle s’écria :
 
– François ! Mon frère nous appelle…
 
– Martial ?
 
– Oui… entends-tu ? Entends-tu ?…
 
En effet, malgré l’épaisseur des deux portes fermées, la voix retentissante de Martial, qui de sa chambre appelait les deux enfants, arriva jusqu’à eux.
 
– Mon Dieu, nous ne pouvons aller à lui… nous sommes enfermés, dit Amandine ; on veut lui faire du mal, puisqu’il nous appelle…
 
– Oh ! pour ça… si je pouvais les en empêcher, s’écria résolument François, je les empêcherais, quand on devrait me couper en morceaux !…
 
– Mais notre frère ne sait pas qu’on a donné un tour de clef à notre porte ; il va croire que nous ne voulons pas aller à son secours ; crie-lui donc que nous sommes enfermés, François !
 
Ce dernier allait suivre le conseil de sa sœur, lorsqu’un coup violent ébranla au-dehors la persienne de la petite fenêtre du cabinet des deux enfants.
 
– Ils viennent par la croisée pour nous tuer ! s’écria Amandine ; et, dans son épouvante, elle se précipita sur son lit et cacha sa tête dans ses mains.
 
François resta immobile, quoiqu’il partageât la terreur de sa sœur.
 
Pourtant, après le choc violent dont on a parlé, la persienne ne s’ouvrit pas ; le plus profond silence régna dans la maison.
 
Martial avait cessé d’appeler les enfants.
 
Un peu rassuré, et excité par une vive curiosité, François se hasarda d’entrebâiller doucement sa croisée et tâcha de regarder au-dehors à travers les feuilles de la persienne.
 
– Prends bien garde, mon frère ! dit tout bas Amandine, qui, entendant François ouvrir la fenêtre, s’était mise sur son séant. Est-ce que tu vois quelque chose ? ajouta-t-elle.
 
– Non… la nuit est trop noire.
 
– Tu n’entends rien ?
 
– Non, il fait trop grand vent.
 
– Reviens… reviens alors !
 
– Ah ! maintenant je vois quelque chose.
 
– Quoi donc ?
 
– La lueur d’une lanterne… elle va et elle vient.
 
– Qui est-ce qui la porte ?
 
– Je ne vois que la lueur… Ah ! elle se rapproche… on parle.
 
– Qui ça ?
 
– Écoute… écoute… c’est Calebasse.
 
– Que dit-elle ?
 
– Elle dit de bien tenir le pied de l’échelle.
 
– Ah ! vois-tu, c’est en prenant la grande échelle qui était appuyée contre notre persienne qu’ils auront fait le bruit de tout à l’heure.
 
– Je n’entends plus rien.
 
– Et qu’est-ce qu’ils en font, de l’échelle, maintenant ?
 
– Je ne peux plus voir…
 
– Tu n’entends plus rien ?
 
– Non…
 
– Mon Dieu, François, c’est peut-être pour monter chez notre frère Martial par la fenêtre… qu’ils ont pris l’échelle !
 
– Ça se peut bien.
 
– Si tu ouvrais un tout petit peu la jalousie pour voir…
 
– Je n’ose pas.
 
– Rien qu’un peu.
 
– Oh ! non, non. Si ma mère s’en apercevait !
 
– Il fait si noir, il n’y a pas de danger.
 
François se rendit, quoique à regret, au désir de sa sœur, entrebâilla la persienne et regarda.
 
– Eh bien ! mon frère ? dit Amandine en surmontant ses craintes et s’approchant de François sur la pointe du pied.
 
– À la clarté de la lanterne, dit celui-ci, je vois Calebasse qui tient le pied de l’échelle… ils l’ont appuyée à la fenêtre de Martial.
 
– Et puis ?
 
– Nicolas monte à l’échelle, il a sa hachette à la main, je la vois reluire…
 
– Ah ! vous n’êtes pas couchés et vous nous espionnez ! s’écria tout à coup la veuve, en s’adressant du dehors à François et à sa sœur.
 
Au moment de rentrer dans la cuisine, elle venait d’apercevoir la lueur qui s’échappait de la persienne entr’ouverte.
 
Les malheureux enfants avaient négligé d’éteindre leur lumière.
 
– Je monte, ajouta la veuve d’une voix terrible, je monte vous trouver, petits mouchards !
 
Tels étaient les événements qui se passèrent à l’île du Ravageur, la veille du jour où Mme Séraphin devait y amener Fleur-de-Marie.