VIII
Mademoiselle de Fermont
Après avoir rapidement visité plusieurs malades qui ne lui offraient rien de curieux et d’attachant, le docteur Griffon arriva enfin auprès de Jeanne Duport.
À la vue de cette foule empressée qui, avide de voir et de savoir, de connaître et d’apprendre, se pressait autour de son lit, la malheureuse femme, saisie d’un tremblement de crainte et de honte, s’enveloppa étroitement dans ses couvertures.
La figure sévère et méditative du docteur Griffon, son regard pénétrant, son sourcil toujours froncé par l’habitude de la réflexion, sa parole brusque, impatiente et brève, augmentaient encore l’effroi de Jeanne.
– Un nouveau sujet ! dit le docteur en parcourant la pancarte où était inscrit le genre de maladie de l’entrante. Après quoi il jeta sur Jeanne un long coup d’œil investigateur.
Il se fit un profond silence pendant lequel les assistants, à l’imitation du prince de la science, attachèrent curieusement leurs regards sur la malade.
Celle-ci, pour se dérober autant que possible à la pénible émotion que lui causaient tous ces yeux fixés sur elle, ne détacha pas les siens de ceux du médecin, qu’elle contemplait avec angoisse.
Après plusieurs minutes d’attention, le docteur, remarquant quelque chose d’anormal dans la teinte jaunâtre du globe de l’œil de la patiente, s’approcha plus près d’elle et, du bout du doigt, lui retroussant la paupière, il examina silencieusement le cristallin.
Puis, plusieurs élèves, répondant à une sorte d’invitation muette de leur professeur, allèrent tour à tour observer l’œil de Jeanne.
Ensuite le docteur procéda à cet interrogatoire :
– Votre nom ?
– Jeanne Duport, murmura la malade de plus en plus effrayée.
– Votre âge ?
– Trente-six ans et demi.
– Plus haut donc. Le lieu de votre naissance ?
– Paris.
– Votre état ?
– Ouvrière frangeuse.
– Êtes-vous mariée ?
– Hélas, oui ! monsieur, répondit Jeanne avec un profond soupir.
– Depuis quand ?
– Depuis dix-huit ans.
– Avez-vous des enfants ?
Ici, au lieu de répondre, la pauvre mère donna cours à ses larmes longtemps contenues.
– Il ne s’agit pas de pleurer, mais de répondre. Avez-vous des enfants ?
– Oui, monsieur, deux petits garçons et une fille de seize ans.
Ici, plusieurs questions qu’il nous est impossible de répéter, mais auxquelles Jeanne ne satisfit qu’en balbutiant et après plusieurs injonctions sévères du docteur ; la malheureuse femme se mourait de honte, obligée qu’elle était de répondre tout haut à de telles demandes devant ce nombreux auditoire.
Le docteur, complètement absorbé par sa préoccupation scientifique, ne songea pas le moins du monde à la cruelle confusion de Jeanne, et reprit :
– Depuis combien de temps êtes-vous malade ?
– Depuis quatre jours, monsieur, dit Jeanne en essuyant ses larmes.
– Racontez-nous comment votre maladie vous est survenue.
– Monsieur… c’est que… il y a tant de monde… je n’ose…
– Ah çà ! mais d’où sortez-vous, ma chère amie ? dit impatiemment le docteur. Ne voulez-vous pas que je fasse apporter ici un confessionnal ?… Voyons… parlez… et dépêchez-vous…
– Mon Dieu, monsieur, c’est que ce sont des choses de famille…
– Soyez donc tranquille, nous sommes ici en famille… en nombreuse famille, vous le voyez, ajouta le prince de la science, qui était ce jour-là fort en gaieté. Voyons, finissons.
De plus en plus intimidée, Jeanne dit en balbutiant et en hésitant à chaque mot :
– J’avais eu… monsieur… une querelle avec mon mari… au sujet de mes enfants… je veux dire de ma fille aînée… il voulait l’emmener… Moi, vous comprenez, monsieur, je ne voulais pas, à cause d’une vilaine femme avec qui il vivait, et qui pouvait donner de mauvais exemples à ma fille ; alors mon mari, qui était gris… oh ! oui, monsieur… sans cela… il ne l’aurait pas fait… mon mari m’a poussée très-fort… je suis tombée, et puis, peu de temps après j’ai commencé à vomir le sang.
– Ta, ta, ta, votre mari vous a poussée et vous êtes tombée… vous nous la donnez belle… il a certainement fait mieux que vous pousser… il doit vous avoir parfaitement bien frappée dans l’estomac, à plusieurs reprises… Peut-être même vous aura-t-il foulée aux pieds… Voyons, répondez ! dites la vérité.
– Ah ! monsieur, je vous assure qu’il était gris… sans cela il n’aurait pas été si méchant.
– Bon ou méchant, gris ou noir, il ne s’agit pas de ça, ma brave femme ; je ne suis pas juge d’instruction, moi ; je tiens tout bonnement à préciser un fait : vous avez été renversée et foulée aux pieds avec fureur, n’est-ce pas ?
– Hélas ! oui, monsieur, dit Jeanne en fondant en larmes, et pourtant je ne lui ai jamais donné un sujet de plainte… je travaille autant que je peux et je…
– L’épigastre doit être douloureux ? Vous devez y ressentir une grande chaleur ? dit le docteur en interrompant Jeanne… Vous devez éprouver du malaise, de la lassitude, des nausées ?
– Oui, monsieur… Je ne suis venue ici qu’à la dernière extrémité, quand la force m’a tout à fait manqué ; sans cela, je n’aurais pas abandonné mes enfants… dont je vais être si inquiète, car ils n’ont que moi… Et puis Catherine… ah ! c’est elle surtout qui me tourmente, monsieur… si vous saviez…
– Votre langue ! dit le docteur Griffon en interrompant de nouveau la malade.
Cet ordre parut si étrange à Jeanne, qui avait cru apitoyer le docteur, qu’elle ne lui répondit pas tout d’abord et le regarda avec ébahissement.
– Voyons donc cette langue dont vous vous servez si bien, dit le docteur en souriant ; puis il baissa du bout du doigt la mâchoire inférieure de Jeanne.
Après avoir fait successivement et longuement tâter et examiner par ses élèves la langue du sujet afin d’en constater la couleur et la sécheresse, le docteur se recueillit un moment. Jeanne, surmontant sa crainte, s’écria d’une voix tremblante :
– Monsieur, je vais vous dire… des voisins aussi pauvres que moi ont bien voulu se charger de deux de mes enfants, mais pendant huit jours seulement… C’est déjà beaucoup… Au bout de ce temps, il faut que je retourne chez moi… Aussi, je vous en supplie, pour l’amour de Dieu ! guérissez-moi le plus vite possible… ou à peu près… que je puisse seulement me laver et travailler, je n’ai que huit jours devant moi… car…
– Face décolorée, état de prostration complète ; cependant pouls assez fort, dur et fréquent, dit imperturbablement le docteur en désignant Jeanne. Remarquez-le bien, messieurs : oppression, chaleur à l’épigastre : tous ces symptômes annoncent certainement une hématémèse… probablement compliquée d’une hépatite causée par des chagrins domestiques, ainsi que l’indique la coloration jaunâtre du globe de l’œil ; le sujet a reçu des coups violents dans les régions de l’épigastre et de l’abdomen : le vomissement de sang est nécessairement causé par quelque lésion organique de certains viscères… À ce propos, j’appellerai votre attention sur un point très-curieux, fort curieux : les ouvertures cadavériques de ceux qui sont morts de l’affection dont le sujet est atteint offrent des résultats singulièrement variables ; souvent la maladie, très-aiguë et très-grave, emporte le malade en peu de jours, et l’on ne trouve aucune trace de son existence ; d’autres fois la rate, le foie, le pancréas, offrent des lésions plus ou moins profondes. Il est probable que le sujet dont nous nous occupons a souffert quelques-unes de ces lésions ; nous allons donc tâcher de nous en assurer, et vous vous en assurerez vous-mêmes par un examen attentif du malade.
Et, d’un mouvement rapide, le docteur Griffon, rejetant la couverture au pied du lit, découvrit presque entièrement Jeanne.
Nous répugnons à peindre l’espèce de lutte douloureuse de cette infortunée, qui sanglotait, éperdue de honte, implorant le docteur et son auditoire.
Mais à cette menace : « On va vous mettre dehors de l’hospice si vous ne vous soumettez pas aux usages établis », menace si écrasante pour ceux dont l’hospice est l’unique et dernier refuge, Jeanne se soumit à une investigation publique qui dura longtemps, très-longtemps… car le docteur Griffon analysait, expliquait chaque symptôme, et les plus studieux des assistants voulurent ensuite joindre la pratique à la théorie et s’assurer par eux-mêmes de l’état physique du sujet.
Ensuite de cette scène cruelle, Jeanne éprouva une émotion si violente qu’elle tomba dans une crise nerveuse pour laquelle le docteur Griffon donna une prescription supplémentaire.
La visite continua.
Le docteur Griffon arriva bientôt auprès du lit de Mlle Claire de Fermont, victime comme sa mère de la cupidité de Jacques Ferrand. Terrible et nouvel exemple des conséquences sinistres qu’entraîne après soi un abus de confiance, ce délit si faiblement puni par la loi.
Mlle de Fermont, coiffée du bonnet de toile fourni par l’hôpital, appuyait languissamment sa tête sur le traversin de son lit ; à travers les ravages de la maladie, on retrouvait sur ce candide et doux visage les traces d’une beauté pleine de distinction.
Après une nuit de douleurs aiguës, la pauvre enfant était tombée dans une sorte d’assoupissement fébrile, et, lorsque le docteur et son cortège scientifique étaient entrés dans la salle, le bruit de la visite ne l’avait pas réveillée.
– Un nouveau sujet, messieurs ! dit le prince de la science en parcourant la pancarte qu’un élève lui présenta. Maladie, fièvre lente, nerveuse… Peste ! s’écria le docteur avec une expression de satisfaction profonde, si l’interne de service ne s’est pas trompé dans son diagnostic, c’est une excellente aubaine, il y a fort longtemps que je désirais une fièvre lente nerveuse… car ce n’est généralement pas une maladie de pauvres. Ces affections naissent presque toujours ensuite de graves perturbations dans la position sociale du sujet, et il va sans dire que plus la position est élevée, plus la perturbation est profonde. C’est du reste une affection des plus remarquables par ses caractères particuliers. Elle remonte à la plus haute antiquité, les écrits d’Hippocrate ne laissent aucun doute à cet égard, et c’est tout simple : cette fièvre, je l’ai dit, a presque toujours pour cause les chagrins les plus violents. Or, le chagrin est vieux comme le monde. Pourtant, chose singulière, avant le dix-huitième siècle cette maladie n’avait été exactement décrite par aucun auteur ; c’est Huxham, qui honore à tant de titres la médecine de cette époque, c’est Huxham, dis-je, qui le premier a donné une monographie de la fièvre nerveuse, monographie qui est devenue classique… et pourtant c’est une maladie de vieille roche, ajouta le docteur en riant. Eh ! eh ! eh ! elle appartient à cette grande, antique et illustre famille febris dont l’origine se perd dans la nuit des temps. Mais ne nous réjouissons pas trop, voyons si en effet nous avons le bonheur de posséder un échantillon de cette curieuse affection. Cela se trouverait doublement désirable, car il y a très-longtemps que j’ai envie d’essayer l’usage interne du phosphore… Oui, messieurs, reprit le docteur en entendant dans son auditoire une sorte de frémissement de curiosité, oui, messieurs, du phosphore ; c’est une expérience fort curieuse que je veux tenter, elle est audacieuse ! Mais audaces fortuna juvat… et l’occasion sera excellente. Nous allons d’abord examiner si le sujet va nous offrir sur toutes les parties de son corps, et principalement la poitrine, cette éruption miliaire si symptomatique selon Huxham, et vous vous assurerez vous-mêmes, en palpant le sujet, de l’espèce de rugosité que cette éruption entraîne. Mais ne vendons pas la peau de l’ours avant de l’avoir mis par terre, ajouta le prince de la science qui se trouvait décidément fort en gaieté.
Et il secoua légèrement l’épaule de Mlle de Fermont pour l’éveiller.
La jeune fille tressaillit et ouvrit ses grands yeux creusés par la maladie.
Que l’on juge de sa stupeur, de son épouvante…
Pendant qu’une foule d’hommes entouraient son lit et la couvaient des yeux, elle sentit la main du docteur écarter sa couverture et se glisser dans son lit, afin de lui prendre la main pour lui tâter le pouls.
Mlle de Fermont, rassemblant toutes ses forces dans un cri d’angoisse et de terreur, s’écria :
– Ma mère !… Au secours !… Ma mère !…
Par un hasard presque providentiel, au moment où les cris de Mlle de Fermont faisaient bondir le vieux comte de Saint-Remy sur sa chaise, car il reconnaissait cette voix, la porte de la salle s’ouvrit, et une jeune femme, vêtue de deuil, entra précipitamment, accompagnée du directeur de l’hospice.
Cette femme était la marquise d’Harville.
– De grâce, monsieur, dit-elle au directeur avec la plus grande anxiété, conduisez-moi auprès de Mlle de Fermont.
– Veuillez vous donner la peine de me suivre, madame la marquise, répondit respectueusement le directeur. Cette demoiselle est au numéro 17 de cette salle.
– Malheureuse enfant !… ici… ici…, dit Mme d’Harville en essuyant ses larmes. Ah ! c’est affreux.
La marquise, précédée du directeur, s’approchait rapidement du groupe rassemblé auprès du lit de Mlle de Fermont, lorsqu’on entendit ces mots prononcés avec indignation :
– Je vous dis que cela est un meurtre infâme, vous la tuerez, monsieur.
– Mais, mon cher Saint-Remy, écoutez-moi donc…
– Je vous répète, monsieur, que votre conduite est atroce. Je regarde Mlle de Fermont comme ma fille ; je vous défends d’en approcher ; je vais la faire immédiatement transporter hors d’ici.
– Mais, mon cher ami, c’est un cas de fièvre lente nerveuse, très-rare… Je voulais essayer du phosphore… C’était une occasion unique. Promettez-moi au moins que je la soignerai, n’importe où vous l’emmeniez, puisque vous privez ma clinique d’un sujet aussi précieux.
– Si vous n’étiez pas un fou… vous seriez un monstre, reprit le comte de Saint-Remy.
Clémence écoutait ces mots avec une angoisse croissante ; mais la foule était si compacte autour du lit qu’il fallut que le directeur dît à haute voix :
– Place, messieurs, s’il vous plaît, place à Mme la marquise d’Harville qui vient voir le numéro 17.
À ces mots, les élèves se rangèrent avec autant d’empressement que de respectueuse admiration, en voyant la charmante figure de Clémence, que l’émotion colorait des plus vives couleurs.
– Madame d’Harville ! s’écria le comte de Saint-Remy en écartant rudement le docteur et en se précipitant vers Clémence. Ah c’est Dieu qui envoie ici un de ses anges. Madame… je savais que vous vous intéressiez à ces deux infortunées. Plus heureuse que moi, vous les avez trouvées… tandis que moi, c’est… le hasard… qui m’a conduit ici… et pour assister à une scène d’une barbarie inouïe. Malheureuse enfant ! Voyez, madame… voyez. Et vous, messieurs, au nom de vos filles ou de vos sœurs, ayez pitié d’une enfant de seize ans, je vous en supplie… laissez-la seule avec madame et ces bonnes religieuses. Lorsqu’elle aura repris ses sens… je la ferai transporter hors d’ici.
– Soit… je signerai sa sortie ! s’écria le docteur ; mais je m’attacherai à ses pas… mais je me cramponnerai à vous. C’est un sujet qui m’appartient… et vous aurez beau faire… je la soignerai… je ne risquerai pas le phosphore, bien entendu, mais je passerai les nuits s’il le faut… comme je les ai passées auprès de vous, ingrat Saint-Remy… car cette fièvre est aussi curieuse que l’était la vôtre. Ce sont deux sœurs qui ont le même droit à mon intérêt.
– Maudit homme, pourquoi avez-vous tant de science ? dit le comte sachant qu’en effet il ne pourrait confier Mlle de Fermont à des mains plus habiles.
– Eh ! mon Dieu, c’est tout simple ! lui dit le docteur à l’oreille, j’ai beaucoup de science parce que j’étudie, parce que j’essaye, parce que je risque et pratique beaucoup sur mes sujets… soit dit sans calembour. Ah çà ! j’aurai donc ma fièvre lente, vilain bourru ?
– Oui… mais cette jeune fille est-elle transportable ?
– Certainement.
– Alors… pour Dieu… retirez-vous.
– Allons, messieurs, dit le prince de la science, notre clinique sera privée d’une étude précieuse… mais je vous tiendrai au courant.
Et le docteur Griffon, accompagné de son auditoire, continua sa visite, laissant M. de Saint-Remy et Mme d’Harville auprès de Mlle de Fermont.