Les Mystères de Paris

| 1.11 - Les souhaits

 

 

 

XI

Les souhaits


À ce moment, Rodolphe dit au cocher, qui avait dépassé le village de Sarcelles :
 
– Prends le premier chemin à droite, tu traverseras Villiers-le-Bel, et puis à gauche, toujours tout droit.
 
Puis, s’adressant à la Goualeuse :
 
– Maintenant que vous êtes contente de moi, Fleur-de-Marie, nous pouvons nous amuser, comme nous le disions tout à l’heure, à faire des châteaux en Espagne. Ça ne coûte pas cher, vous ne me reprocherez pas ces dépenses-là.
 
– Non… Voyons, faisons votre château en Espagne.
 
– D’abord… le vôtre, Fleur-de-Marie.
 
– Voyons si vous devinerez mon goût, monsieur Rodolphe.
 
– Essayons… Je suppose que cette route-ci… je dis celle-ci parce que nous y sommes…
 
– C’est juste, il ne faut pas aller chercher si loin.
 
– Je suppose donc que cette route-ci nous mène à un charmant village, très-éloigné de la grande route.
 
– Oui, c’est bien plus tranquille.
 
– Il est bâti à mi-côte et entremêlé de beaucoup d’arbres.
 
– Il y a tout auprès une petite rivière.
 
– Justement… une petite rivière. À l’extrémité du village on voit une jolie ferme ; d’un côté de la maison il y a un verger, de l’autre un beau jardin rempli de fleurs.
 
– Je vois ça d’ici, monsieur Rodolphe !
 
– Au rez-de-chaussée une vaste cuisine pour les gens de la ferme, et une salle à manger pour la fermière.
 
– La maison a des persiennes vertes… C’est si gai, n’est-ce pas, monsieur Rodolphe ?
 
– Des persiennes vertes… je suis de votre avis… il n’y a rien de plus gai que des persiennes vertes… Naturellement la fermière serait votre tante.
 
– Naturellement… et ce serait une bien bonne femme.
 
– Excellente : elle vous aimerait comme une mère.
 
– Bonne tante ! Ça doit être si bon d’être aimée par quelqu’un !
 
– Et vous l’aimeriez bien aussi ?
 
– Oh ! s’écria Fleur-de-Marie en joignant les mains et en levant les yeux avec une expression de bonheur indicible à rendre ; oh ! oui, je l’aimerais ; et puis je l’aiderais à travailler, à coudre, à ranger le linge, à blanchir, à serrer les fruits pour l’hiver, à tout le ménage, enfin… Elle ne se plaindrait pas de ma paresse, je vous en réponds !… Le matin…
 
– Attendez donc, Fleur-de-Marie… êtes-vous impatiente !… que je finisse de vous peindre la maison.
 
– Allez, allez, monsieur le peintre, on voit bien que vous avez l’habitude de peindre de jolis paysages sur vos éventails, dit la Goualeuse en riant.
 
– Petite babillarde… laissez-moi donc achever ma maison…
 
– C’est vrai, je babille ; mais c’est si amusant… Monsieur Rodolphe, je vous écoute, finissez la maison de la fermière.
 
– Votre chambre est au premier.
 
– Ma chambre ! Quel bonheur ! Voyons ma chambre, voyons.
 
Et la jeune fille se pressa contre Rodolphe, ses grands yeux bien ouverts, bien curieux.
 
– Votre chambre a deux fenêtres qui donnent sur le jardin de fleurs et sur un pré au bas duquel coule la petite rivière. De l’autre côté de la petite rivière s’élève un coteau tout planté de vieux châtaigniers, au milieu desquels on aperçoit le clocher de l’église.
 
– Que c’est donc joli !… Que c’est donc joli, monsieur Rodolphe ! Ça donne envie d’y être !
 
– Trois ou quatre belles vaches paissent dans la prairie, qui est séparée du jardin par une haie d’aubépine.
 
– Et de ma fenêtre je vois les vaches ?
 
– Parfaitement.
 
– Il y en a une qui sera ma favorite, n’est-ce pas, monsieur Rodolphe ? Je lui ferai un beau collier avec une clochette, et je l’habituerai à venir manger dans ma main.
 
– Elle n’y manquera pas. Elle est toute blanche, toute jeune ; elle s’appelle Musette.
 
– Ah ! le joli nom ! Cette pauvre Musette, comme je l’aime !
 
– Finissons votre chambre, Fleur-de-Marie ; elle est tendue d’une jolie toile perse, avec les rideaux pareils ; un grand rosier et un énorme chèvrefeuille couvrent les murs de la ferme de ce côté-là et entourent vos croisées, de façon que tous les matins vous n’avez qu’à allonger la main pour cueillir un beau bouquet de roses et de chèvrefeuille.
 
– Ah ! monsieur Rodolphe, quel bon peintre vous êtes !
 
– Maintenant, voici comme vous passez votre journée.
 
– Voyons ma journée.
 
– Votre bonne tante vient d’abord vous éveiller en vous baisant tendrement au front ; elle vous apporte un bol de lait bien chaud, parce que votre poitrine est faible, pauvre enfant ! Vous vous levez ; vous allez faire un tour dans la ferme, voir Musette, les poulets, vos amis les pigeons, les fleurs du jardin. À neuf heures, arrive votre maître d’écriture.
 
– Mon maître ?
 
– Vous sentez bien qu’il faut apprendre à lire, à écrire et à compter, pour pouvoir aider votre tante à tenir ses livres de fermage.
 
– C’est vrai, monsieur Rodolphe, je ne pense à rien… il faut bien que j’apprenne à écrire pour aider ma tante, dit sérieusement la pauvre fille, tellement absorbée par la riante peinture de cette vie paisible qu’elle croyait à ses réalités.
 
– Après votre leçon, vous travaillez au linge de la maison, ou vous vous brodez un joli bonnet à la paysanne… Sur les deux heures vous travaillez à votre écriture, et puis vous allez avec votre tante faire une bonne promenade, voir les moissonneurs dans l’été, les laboureurs dans l’automne : vous vous fatiguez bien, et vous rapportez une belle poignée d’herbes des champs, choisies par vous pour votre chère Musette.
 
– Car nous revenons par la prairie, n’est-ce pas, monsieur Rodolphe ?
 
– Sans doute : il y a un pont de bois sur la rivière. Au retour, il est, ma foi, bien six ou sept heures : dans ce temps-ci un bon feu bien gai flambe dans la grande cuisine de la ferme ; vous allez vous y réchauffer et causer un moment avec les braves gens qui soupent en rentrant du labour. Ensuite vous dînez avec votre tante. Quelquefois le curé ou un des vieux amis de la maison se met à table avec vous. Après cela, vous lisez ou vous travaillez pendant que votre tante fait sa partie de cartes. À dix heures, elle vous baise au front, vous remontez chez vous : et le lendemain matin c’est à recommencer…
 
– On vivrait cent ans comme cela, monsieur Rodolphe, sans penser à s’ennuyer un moment…
 
– Mais cela n’est rien. Et les dimanches ! Et les jours de fêtes !
 
– Ces jours-là, monsieur Rodolphe ?
 
– Vous vous faites belle, vous mettez une jolie robe à la paysanne, avec ça de charmants bonnets ronds qui vous vont à ravir ; vous montez en carriole d’osier avec votre tante et Jacques, le garçon de ferme, pour aller à la grand-messe du village ; après, dans l’été, vous ne manquez pas d’assister, avec votre tante, à toutes les fêtes des paroisses voisines. Vous êtes si gentille, si douce, si bonne ménagère, votre tante vous aime tant, le curé rend de vous un si bon témoignage, que tous les jeunes fermiers des environs veulent vous faire danser, parce que c’est comme cela que commencent toujours les mariages… Aussi, peu à peu vous en remarquez un… et…
 
Rodolphe, étonné du silence de la Goualeuse, la regarda.
 
La malheureuse fille étouffait à grand-peine ses sanglots.
 
Un moment abusée par les paroles de Rodolphe, elle avait oublié le présent, et le contraste de ce présent avec le rêve d’une existence douce et riante lui rappelait l’horreur de sa position.
 
– Fleur-de-Marie, qu’avez-vous ?
 
– Ah ! monsieur Rodolphe, sans le vouloir, vous m’avez fait bien du chagrin… j’ai cru un instant à ce paradis…
 
– Mais, pauvre enfant, ce paradis existe… tenez, regardez… Cocher, arrête !
 
La voiture s’arrêta.
 
La Goualeuse releva machinalement la tête. Elle se trouvait au sommet d’une petite colline. Quel fut son étonnement, sa stupeur ! Le joli village bâti à mi-côte, la ferme, la prairie, les belles vaches, la petite rivière, la châtaigneraie, l’église dans le lointain, le tableau était sous ses yeux… rien n’y manquait, jusqu’à Musette, belle génisse blanche, future favorite de la Goualeuse.
 
Ce charmant paysage était éclairé par un beau soleil de novembre… Les feuilles jaunes et pourpres des châtaigniers les couvraient encore et se découpaient sur l’azur du ciel.
 
– Eh bien ! Fleur-de-Marie, que dites-vous ? Suis-je bon peintre ? dit Rodolphe en souriant.
 
La Goualeuse le regardait avec une surprise mêlée d’inquiétude. Cela lui semblait presque surnaturel.
 
– Comment se fait-il, monsieur Rodolphe ?… Mais, mon Dieu, est-ce un rêve ? Ça me fait presque peur… Comment ! ce que vous m’avez dit…
 
– Rien de plus simple, mon enfant… La fermière est ma nourrice, j’ai été élevé ici… Je lui ai écrit ce matin de très-bonne heure que je viendrais la voir : je peignais d’après nature.
 
– Ah ! c’est vrai, monsieur Rodolphe ! dit la Goualeuse avec un profond soupir.
 
 
a