Les Mystères de Paris

| 7.01 - Bonheur de se revoir

 

 

 

I

Bonheur de se revoir


Avant d’apprendre au lecteur le dénoûment du drame qui se passait dans le bateau à soupape de Martial, nous reviendrons sur nos pas. Peu de moments après que Fleur-de-Marie eut quitté Saint-Lazare avec Mme Séraphin, la Louve était aussi sortie de prison.
 
Grâce aux recommandations de Mme Armand et du directeur, qui voulait la récompenser de sa bonne action envers Mont-Saint-Jean, on avait gracié la maîtresse de Martial de quelques jours de captivité qui lui restaient à subir.
 
Un changement complet s’était d’ailleurs opéré dans l’esprit de cette créature jusqu’alors corrompue, avilie, indomptée.
 
Ayant sans cesse présent à la pensée le tableau de la vie paisible, rude et solitaire, évoquée par Fleur-de-Marie, la Louve avait pris en horreur sa vie passée.
 
Se retirer au fond des forêts avec Martial, tel était son but unique, son idée fixe, contre laquelle tous ses anciens et mauvais instincts s’étaient en vain révoltés pendant que, séparée de la Goualeuse, dont elle avait voulu fuir l’influence croissante, cette femme étrange s’était retirée dans un autre quartier de Saint-Lazare.
 
Pour opérer cette rapide et sincère conversion, encore assurée, consolidée par la lutte impuissante des habitudes perverses de sa compagne, Fleur-de-Marie, suivant l’impulsion de son naïf bon sens, avait ainsi raisonné :
 
La Louve, créature violente et résolue, aime passionnément Martial ; elle doit donc accueillir avec joie la possibilité de sortir de l’ignominieuse vie dont elle a honte pour la première fois, et de se consacrer tout entière à cet homme rude et sauvage dont elle réfléchit tous les penchants, à cet homme qui recherche la solitude autant par goût qu’afin d’échapper à la réprobation dont sa détestable famille est poursuivie.
 
Aidée de ces seuls éléments puisés dans son entretien avec la Louve, Fleur-de-Marie, en donnant une louable direction à l’amour farouche et au caractère hardi de cette créature, avait donc changé une fille perdue en honnête femme… Car ne rêver qu’à épouser Martial pour se retirer avec lui au milieu des bois et y vivre de travail et de privations, n’est-ce pas absolument le vœu d’une honnête femme ?
 
Confiante dans l’appui que Fleur-de-Marie lui avait promis au nom d’un bienfaiteur inconnu, la Louve venait donc faire cette louable proposition à son amant, non sans la crainte amère d’un refus, car la Goualeuse, en l’amenant à rougir du passé, lui avait aussi donné la conscience de sa position envers Martial.
 
Une fois libre, la Louve ne songea qu’à revoir son homme, comme elle disait. Elle n’avait pas reçu de nouvelles de lui depuis plusieurs jours. Dans l’espoir de le rencontrer à l’île du Ravageur, et décidée à l’y attendre s’il ne s’y trouvait pas, elle monta dans un cabriolet de régie, qu’elle paya largement, se fit rapidement conduire au pont d’Asnières, qu’elle traversa environ un quart d’heure avant que Mme Séraphin et Fleur-de-Marie, venant à pied depuis la barrière, fussent arrivées sur la grève près du four à plâtre.
 
Lorsque Martial ne venait pas prendre la Louve dans son bateau pour la mener dans l’île, elle s’adressait à un vieux pêcheur, nommé le père Férot, qui habitait près du pont.
 
À quatre heures de l’après-midi un cabriolet s’arrêta donc à l’entrée d’une petite rue du village d’Asnières. La Louve donna cent sous au cocher, d’un bond fut à terre et se rendit en hâte à la demeure du père Férot le batelier.
 
La Louve, ayant quitté ses habits de prison, portait une robe de mérinos vert foncé, un châle rouge à palmes façon cachemire et un bonnet de tulle garni de rubans ; ses cheveux épais, crépus, étaient à peine lissés. Dans son ardeur impatiente de revoir Martial, elle s’était habillée avec plus de hâte que de soin.
 
Après une si longue séparation, toute autre créature eût sans doute pris le temps de se faire belle pour cette première entrevue ; mais la Louve se souciait peu de ces délicatesses et de ces lenteurs. Avant tout, elle voulait voir son homme le plus tôt possible, désir impérieux, non-seulement causé par un de ces amours passionnés qui exaltent quelquefois ces créatures jusqu’à la frénésie, mais encore par le besoin de confier à Martial la résolution salutaire qu’elle avait puisée dans son entretien avec Fleur-de-Marie.
 
La Louve arriva bientôt à la maison du pêcheur.
 
Assis devant sa porte, le père Férot, vieillard à cheveux blancs, raccommodait ses filets. Du plus loin qu’elle l’aperçut, la Louve s’écria :
 
– Votre bateau… père Férot… vite… vite !…
 
– Ah ! c’est vous, mademoiselle ; bien le bonjour… Il y a longtemps qu’on ne vous a vue par ici.
 
– Oui, mais votre bateau… vite… et à l’île !…
 
– Ah bien ! c’est comme un sort, ma brave fille, impossible pour aujourd’hui.
 
– Comment ?
 
– Mon garçon a pris mon bachot pour s’en aller à Saint-Ouen avec les autres jouter à la rame… Il ne reste pas un bateau sur toute la rive d’ici jusqu’à la gare…
 
– Mordieu ! s’écria la Louve en frappant du pied et en serrant les poings, c’est fait pour moi !
 
– Vrai ! foi de père Férot… je suis bien fâché de ne pas pouvoir vous conduire à l’île… car sans doute qu’il est encore plus mal…
 
– Plus mal ! Qui ? Martial ? s’écria la Louve en saisissant le père Férot au collet, mon homme est malade ?
 
– Vous ne le savez pas ?
 
– Martial ?
 
– Sans doute ; mais vous allez déchirer ma blouse. Tenez-vous donc tranquille.
 
– Il est malade ! Et depuis quand ?
 
– Depuis deux ou trois jours.
 
– C’est faux ! Il me l’aurait écrit.
 
– Ah bien ! oui… il est trop malade pour écrire.
 
– Trop malade pour écrire ! Et il est à l’île ? Vous en êtes sûr ?
 
– Je vas vous dire… Figurez-vous que ce matin j’ai rencontré la veuve Martial. Ordinairement, quand je la vois d’un côté, vous entendez bien, je m’en vas de l’autre, car je n’aime pas sa société ; alors…
 
– Mais mon homme, mon homme, où est-il ?
 
– Attendez donc. Me trouvant avec sa mère entre quatre-z-yeux, je n’ai pas osé éviter de lui parler ; elle a l’air si mauvais que j’en ai toujours peur : c’est plus fort que moi. « Voilà deux jours que je n’ai vu votre Martial, que je lui dis ; il est donc parti en ville ? » Là-dessus elle me regarde avec des yeux… mais des yeux… qui m’auraient tué s’ils avaient été des pistolets, comme dit cet autre.
 
– Vous me faites bouillir. Après ? Après ?
 
Le père Férot garda un moment le silence, puis reprit :
 
– Tenez, vous êtes une bonne fille, promettez-moi le secret, et je vous dirai toute la chose, comme je la sais.
 
– Sur mon homme ?
 
– Oui, car, voyez-vous, Martial est bon enfant quoique mauvaise tête ; et s’il lui arrivait malheur par sa vieille scélérate de mère ou par son gueux de frère, ça serait dommage.
 
– Mais que se passe-t-il ? Qu’est-ce que sa mère et son frère lui ont fait ? Où est-il, hein ? Parlez donc, mais parlez donc !
 
– Allons, bon, vous voilà encore après ma blouse. Lâchez-moi donc ! Si vous m’interrompez toujours en me détruisant mes effets, je ne pourrai jamais finir et vous ne saurez rien.
 
– Oh ! quelle patience ! s’écria la Louve en frappant des pieds avec colère.
 
– Vous ne répéterez à personne ce que je vous raconte ?
 
– Non, non, non !
 
– Parole d’honneur ?
 
– Père Férot, vous allez me donner un coup de sang.
 
– Oh ! quelle fille ! Quelle fille ! A-t-elle une mauvaise tête ! Voyons, m’y voilà. D’abord il faut vous dire que Martial est de plus en plus en bisbille avec sa famille, et qu’ils lui feraient quelque mauvais coup, que cela ne m’étonnerait pas. C’est pour ça que je suis fâché de ne pas avoir mon bachot, car, si vous comptez sur ceux de l’île pour y aller, vous avez tort. Ce n’est pas Nicolas ou cette vilaine Calebasse qui vous y conduiraient.
 
– Je le sais bien. Mais que vous a dit la mère de mon homme ? C’est donc à l’île qu’il est tombé malade ?
 
– Ne m’embrouillez pas ; voilà ce que c’est : ce matin je dis à la veuve : « Il y a deux jours que je n’ai vu Martial, son bachot est au pieu ; il est donc en ville ? » Là-dessus la veuve me regarde d’un air méchant : « Il est malade à l’île, et si malade qu’il n’en reviendra pas. » Je me dis à part moi : « Comment que ça se fait ? Il y a trois jours que… » Eh bien ! quoi ! dit le père Férot en s’interrompant, eh bien ! où allez-vous ? Où diable court-elle à présent ?
 
Croyant la vie de Martial menacée par les habitants de l’île, la Louve, éperdue de frayeur, transportée de rage, n’écoutant pas davantage le pêcheur, s’était encourue le long de la Seine.
 
Quelques détails topographiques sont indispensables à l’intelligence de la scène suivante.
 
L’île du Ravageur se rapprochait plus de la rive gauche de la rivière que de la rive droite, où Fleur-de-Marie et Mme Séraphin s’étaient embarquées.
 
La Louve se trouvait sur la rive gauche.
 
Sans être très-escarpée, la hauteur des terres de l’île masquait dans toute sa longueur la vue d’une rive sur l’autre. Ainsi la maîtresse de Martial n’avait pas pu voir l’embarquement de la Goualeuse, et la famille du ravageur n’avait pu voir la Louve accourant à ce moment même le long de la rive opposée.
 
Rappelons enfin au lecteur que la maison de campagne du docteur Griffon, où habitait temporairement le comte de Saint-Remy, s’élevait à mi-côte et près de la plage où la Louve arrivait éperdue.
 
Elle passa, sans les voir, auprès de deux personnes qui, frappées de son air hagard, se retournèrent pour la suivre de loin. Ces deux personnes étaient le comte de Saint-Remy et le docteur Griffon.
 
Le premier mouvement de la Louve en apprenant le péril de son amant avait été de courir impétueusement vers l’endroit où elle le savait en danger. Mais, à mesure qu’elle approchait de l’île, elle songeait à la difficulté d’y aborder. Ainsi que le lui avait dit le vieux pêcheur, elle ne devait compter sur aucun bateau étranger, et personne de la famille Martial ne voudrait la venir chercher.
 
Haletante, le teint empourpré, le regard étincelant, elle s’arrêta donc en face de la pointe de l’île qui, formant une courbe dans cet endroit, se rapprochait assez du rivage.
 
À travers les branches effeuillées des saules et des peupliers, la Louve aperçut le toit de la maison où Martial se mourait peut-être.
 
À cette vue, poussant un gémissement farouche, elle arracha son bonnet, laissa glisser sa robe jusqu’à ses pieds, ne garda que son jupon, se jeta intrépidement dans la rivière, y marcha tant qu’elle eut pied, puis, le perdant, elle se mit à nager vigoureusement vers l’île.
 
Ce fut un spectacle d’une énergie sauvage.
 
À chaque brassée, l’épaisse et longue chevelure de la Louve, dénouée par la violence de ses mouvements, frémissait autour de sa tête comme une crinière double à reflets cuivrés.
 
Sans l’ardente fixité de ses yeux incessamment attachés sur la maison de Martial, sans la contraction de ses traits crispés par de terribles angoisses, on aurait cru que la maîtresse du braconnier se jouait dans l’onde, tant cette femme nageait librement, fièrement. Tatoués en souvenir de son amant, ses bras blancs et nerveux, d’une vigueur toute virile, fendaient l’eau qui rejaillissait et roulait en perles humides sur ses larges épaules, sur sa robuste et ferme poitrine, qui ruisselait comme un marbre à demi submergé.
 
Tout à coup de l’autre côté de l’île retentit un cri de détresse, un cri d’agonie terrible, désespéré.
 
La Louve tressaillit et s’arrêta court.
 
Puis, se soutenant sur l’eau d’une main, de l’autre elle rejeta en arrière son épaisse chevelure et écouta.
 
Un nouveau cri se fit entendre, mais plus faible, mais suppliant, convulsif, expirant.
 
Et tout retomba dans un profond silence.
 
– Mon homme ! ! ! cria la Louve en se remettant à nager avec fureur.
 
Dans son trouble, elle avait cru reconnaître la voix de Martial.
 
Le comte et le docteur, auprès desquels la Louve était passée en courant, n’avaient pu la suivre d’assez près pour s’opposer à sa témérité.
 
Ils arrivèrent en face de l’île au moment où venaient de retentir les deux cris effrayants.
 
Ils s’arrêtèrent aussi épouvantés que la Louve.
 
Voyant celle-ci lutter intrépidement contre le courant, ils s’écrièrent :
 
– La malheureuse va se noyer !
 
Ces craintes furent vaines.
 
La maîtresse de Martial nageait comme une loutre ; en quelques brassées, l’intrépide créature aborda.
 
Elle avait pris pied, et s’aidait, pour sortir de l’eau, d’un des pieux qui formaient à l’extrémité de l’île une sorte d’estacade avancée, lorsque tout à coup, le long de ces pilotis, emporté par le courant, passa lentement le corps d’une jeune fille vêtue en paysanne ; ses vêtements la soutenaient encore sur l’eau.
 
Se cramponner d’une main à l’un des pieux, de l’autre saisir brusquement au passage la femme par sa robe, tel fut le mouvement de la Louve, mouvement aussi rapide que la pensée.
 
Seulement elle attira si violemment à elle et en dedans du pilotis la malheureuse qu’elle sauvait, que celle-ci disparut un instant sous l’eau quoiqu’il y eût pied à cet endroit.
 
Douée d’une force et d’une adresse peu communes, la Louve souleva la Goualeuse (c’était elle), qu’elle n’avait pas encore reconnue, la prit entre ses bras robustes comme on prend un enfant, fit encore quelques pas dans la rivière et la déposa enfin sur la berge gazonnée de l’île.
 
– Courage ! Courage ! lui cria M. de Saint-Remy, témoin comme le docteur Griffon de ce hardi sauvetage. Nous allons passer le pont d’Asnières et venir à votre secours avec un bateau.
 
Puis tous deux se dirigèrent en hâte vers le pont.
 
Ces paroles n’arrivèrent pas jusqu’à la Louve.
 
Répétons que de la rive droite de la Seine, où se trouvaient encore Nicolas, Calebasse et sa mère, après leur détestable crime, on ne pouvait absolument voir ce qui se passait de l’autre côté de l’île, grâce à son escarpement.
 
Fleur-de-Marie, brusquement attirée par la Louve en dedans de l’estacade, ayant un moment plongé pour ne plus reparaître aux yeux de ses meurtriers, ceux-ci durent croire leur victime noyée et engloutie.
 
Quelques minutes après, le courant emportait un autre cadavre entre deux eaux sans que la Louve l’aperçût.
 
C’était le corps de la femme de charge du notaire.
 
Morte, bien morte, celle-là.
 
Nicolas et Calebasse avaient autant d’intérêt que Jacques Ferrand à faire disparaître ce témoin, ce complice de leur nouveau crime : aussi, lorsque le bateau à soupape s’était enfoncé avec Fleur-de-Marie, Nicolas, s’élançant dans le bachot conduit par sa sœur, et dans lequel se trouvait Mme Séraphin, avait imprimé une violente secousse à cette embarcation et saisi le moment où la femme de charge trébuchait pour la précipiter dans la rivière et l’y achever d’un coup de croc.
 
 
Haletante, épuisée, la Louve, agenouillée sur l’herbe à côté de Fleur-de-Marie, reprenait ses forces et examinait les traits de celle qu’elle venait d’arracher à la mort.
 
Qu’on juge de sa stupeur en reconnaissant sa compagne de prison.
 
Sa compagne qui avait eu sur sa destinée une influence si rapide, si bienfaisante… Dans son saisissement, la Louve un moment oublia Martial.
 
– La Goualeuse ! s’écria-t-elle.
 
Et, le corps penché, appuyé sur ses genoux et sur ses mains, la tête échevelée, ses vêtements ruisselants d’eau, elle contemplait la malheureuse enfant étendue, presque expirante, sur le gazon. Pâle, inanimée, les yeux demi-ouverts et sans regard, ses beaux cheveux blonds collés à ses tempes, les lèvres bleues, ses petites mains déjà roidies, glacées, on l’eût crue morte.
 
– La Goualeuse ! répéta la Louve ; quel hasard ! Moi qui venais dire à mon homme le bien et le mal qu’elle m’a faits avec ses paroles et ses promesses, la résolution que j’avais prise ! Pauvre petite, je la retrouve ici morte ! Mais non, non ! s’écria la Louve en s’approchant encore plus de Fleur-de-Marie, et sentant un souffle imperceptible s’échapper de sa bouche. Non ! Mon Dieu ! Mon Dieu ! Elle respire encore, je l’ai sauvée de la mort… Ça ne m’était jamais arrivé de sauver quelqu’un. Ah ! ça fait du bien, ça réchauffe. Oui, mais mon homme, il faut le sauver aussi, lui. Peut-être qu’il râle à cette heure. Sa mère et son frère sont capables de l’assassiner. Je ne peux pas pourtant laisser là cette pauvre petite, je vais l’emporter chez la veuve ; il faudra bien qu’elle la secoure et qu’elle me montre Martial, ou je brise tout, je tue tout. Oh ! il n’y a ni mère, ni sœur, ni frère qui tiennent quand je sens mon homme là !
 
Et, se relevant aussitôt, la Louve emporta Fleur-de-Marie dans ses bras.
 
Chargée de ce léger fardeau, elle courut vers la maison, ne doutant pas que la veuve et sa fille, malgré leur méchanceté, ne donnassent les premiers secours à Fleur-de-Marie.
 
Lorsque la maîtresse de Martial fut arrivée au point culminant de l’île, d’où elle pouvait découvrir les deux rives de la Seine, Nicolas, sa mère et Calebasse s’étaient éloignés.
 
Certains de l’accomplissement de leur double meurtre, ils se rendirent en toute hâte chez Bras-Rouge.
 
À ce moment aussi un homme qui, embusqué dans un des enfoncements du rivage cachés par le four à plâtre, avait invisiblement assisté à cette horrible scène, disparaissait, croyant, ainsi que les meurtriers, le crime exécuté.
 
Cet homme était Jacques Ferrand.
 
Un des bateaux de Nicolas se balançait amarré à un pieu du rivage, à l’endroit où s’étaient embarquées la Goualeuse et Mme Séraphin.
 
À peine Jacques Ferrand quittait-il le four à plâtre pour regagner Paris, que M. de Saint-Remy et le docteur Griffon passaient en hâte le pont d’Asnières, accourant vers l’île, comptant s’y rendre à l’aide du bateau de Nicolas qu’ils avaient aperçu de loin.
 
À sa grande surprise, en arrivant auprès de la maison des ravageurs, la Louve trouva la porte fermée.
 
Déposant sous la tonnelle Fleur-de-Marie toujours évanouie, elle s’approcha de la maison. Elle connaissait la croisée de la chambre de Martial ; quelle fut sa surprise de voir les volets de cette fenêtre couverts de plaques de tôle et assujettis au-dehors par deux barres de fer !
 
Devinant une partie de la vérité, la Louve poussa un cri rauque, retentissant, et se mit à appeler de toutes ses forces :
 
– Martial ! Mon homme !…
 
Rien ne lui répondit.
 
Épouvantée de ce silence, la Louve se mit à tourner, à tourner autour du logis comme une bête sauvage qui flaire et cherche en rugissant l’entrée de la tanière où est enfermé son mâle.
 
De temps en temps elle criait :
 
– Mon homme, es-tu là ? Mon homme ! ! !
 
Et, dans sa rage, elle ébranlait les barreaux de la fenêtre de la cuisine, elle frappait la muraille, elle heurtait à la porte.
 
Tout à coup un bruit sourd lui répondit de l’intérieur de la maison.
 
La Louve tressaillit, écouta.
 
Le bruit cessa.
 
– Mon homme m’a entendue, il faut que j’entre, quand je devrais ronger la porte avec mes dents.
 
Et elle se mit de nouveau à pousser son cri sauvage.
 
Plusieurs coups frappés, mais faiblement, à l’intérieur des volets de Martial, répondirent aux hurlements de la Louve.
 
– Il est là ! s’écria-t-elle en s’arrêtant brusquement sous la fenêtre de son amant, il est là ! S’il le faut, j’arracherai la tôle avec mes ongles, mais j’ouvrirai ces volets.
 
Ce disant, elle avisa une grande échelle à demi engagée derrière un des contrevents de la salle basse ; en attirant violemment ce contrevent à elle, la Louve fit tomber la clef cachée par la veuve sur le bord de la croisée.
 
– Si elle ouvre, dit la Louve en essayant la clef dans la serrure de la porte d’entrée, je pourrai monter à sa chambre. Ça ouvre, s’écria-t-elle avec joie, mon homme est sauvé !
 
Une fois dans la cuisine, elle fut frappée des cris des deux enfants qui, renfermés dans le caveau et entendant un bruit extraordinaire, appelaient à leur secours.
 
La veuve, croyant que personne ne viendrait dans l’île ou dans la maison pendant son absence, s’était contentée d’enfermer François et Amandine à double tour, laissant la clef à la serrure.
 
Mis en liberté par la Louve, le frère et la sœur sortirent précipitamment du caveau.
 
– Ô la Louve ! Sauvez mon frère Martial, ils veulent le faire mourir ! s’écria François ; depuis deux jours ils l’ont muré dans sa chambre.
 
– Ils ne lui ont pas fait de blessures ?
 
– Non, non, je ne crois pas.
 
– J’arrive à temps ! s’écria la Louve en courant à l’escalier ; puis, s’arrêtant après avoir gravi quelques marches : Et la Goualeuse que j’oublie ! dit-elle. Amandine, du feu tout de suite ; toi et ton frère, apportez ici près de la cheminée une pauvre fille qui se noyait ; je l’ai sauvée. Elle est sous la tonnelle. François, un merlin, une hache, une barre de fer, que j’enfonce la porte de mon homme !
 
– Il y a là le merlin à fendre le bois, mais c’est trop lourd pour vous, dit le jeune garçon en traînant avec peine un énorme marteau.
 
– Trop lourd ! s’écria la Louve ; et elle enleva sans peine cette masse de fer qu’en toute autre circonstance elle eût peut-être difficilement soulevée.
 
Puis, montant l’escalier quatre à quatre, elle répéta aux deux enfants :
 
– Courez chercher la jeune fille et approchez-la du feu.
 
En deux bonds la Louve fut au fond du corridor, à la porte de Martial.
 
– Courage, mon homme, voilà ta Louve ! s’écria-t-elle ; et levant le marteau à deux mains, d’un coup furieux elle ébranla la porte.
 
– Elle est clouée en dehors. Arrache les clous, s’écria Martial d’une voix faible.
 
Se jetant aussitôt à genoux dans le corridor, à l’aide du bec du merlin et de ses ongles qu’elle meurtrit, de ses doigts qu’elle déchira, la Louve parvint à arracher du plancher et du chambranle plusieurs clous énormes qui condamnaient la porte.
 
Enfin cette porte s’ouvrit.
 
Martial, pâle, les mains ensanglantées, tomba presque sans mouvement dans les bras de la Louve.