Les Mystères de Paris

| 1. 06 - Thomas Seyton et la comtesse Sarah

 

 

 

Les deux personnages qui venaient d’entrer dans le tapis-franc appartenaient à une classe beaucoup plus élevée que celle des habitués de cette taverne.
 
L’un, grand, élancé, avait des cheveux presque blanc, les sourcils et les favoris noirs, une figure osseuse et brune, l’air dur, sévère. À son chapeau rond on voyait un crêpe ; sa longue redingote noire se boutonnait jusqu’au cou ; il portait, par-dessus son pantalon de drap gris collant, des bottes autrefois appelées à la Suwarow.
 
Son compagnon, de très-petite taille, aussi vêtu de deuil, était pâle et beau. Ses longs cheveux, ses sourcils et ses yeux d’un noir foncé faisaient ressortir la blancheur mate de son visage ; à sa démarche, à sa taille, à la délicatesse de ses traits, il était facile de reconnaître dans ce personnage une femme déguisée en homme.
 
– Tom, demandez à boire, et interrogez ces gens-là sur lui, dit Sarah, toujours en anglais.
 
– Oui, Sarah, répondit l’homme à cheveux blancs et à sourcils noirs.
 
S’asseyant à une table pendant que Sarah s’essuyait le front, il dit à l’ogresse en très-bon français et presque sans aucun accent :
 
– Madame, faites-nous donner quelque chose à boire, s’il vous plaît.
 
L’entrée de ces deux personnes dans le tapis-franc avait vivement excité l’attention ; leurs costumes, leurs manières, annonçaient qu’ils ne fréquentaient jamais ces ignobles tavernes. À leur physionomie inquiète, affairée, on devinait que des motifs importants les amenaient dans ce quartier.
 
Le Chourineur, le Maître d’école et la Chouette les considéraient avec une avide curiosité.
 
La Goualeuse, épouvantée de sa rencontre avec la borgnesse, redoutant les menaces du Maître d’école, qui voulait l’emmener avec lui, profita de l’inattention de ces deux misérables, se glissa par la porte restée entr’ouverte et sortit du cabaret.
 
Le Chourineur et le Maître d’école, dans leur position respective, n’avaient aucun intérêt à élever de nouvelles rixes.
 
Surprise de l’apparition d’hôtes si nouveaux, l’ogresse partageait l’attention générale. Tom lui dit une seconde fois avec impatience :
 
– Nous avons demandé quelque chose à boire, madame ; ayez la bonté de nous servir.
 
La mère Ponisse, flattée de cette courtoisie, se leva de son comptoir, vint gracieusement s’appuyer à la table de Tom, et lui dit :
 
– Voulez-vous un litre de vin ou une bouteille cachetée ?
 
– Donnez-nous une bouteille de vin, des verres et de l’eau.
 
L’ogresse servit ; Tom lui jeta cent sous, et, refusant la monnaie qu’elle voulait lui rendre :
 
– Gardez cela pour vous, notre hôtesse, et acceptez un verre de vin avec nous.
 
– Vous êtes bien honnête, monsieur, dit la mère Ponisse en regardant Tom avec plus d’étonnement que de reconnaissance.
 
– Mais dites-moi, reprit celui-ci, nous avions donné rendez-vous à un de nos camarades dans un cabaret de cette rue ; nous nous sommes peut-être trompés.
 
– C’est ici le Lapin-Blanc, pour vous servir, monsieur.
 
– C’est bien cela, dit Tom en faisant un signe d’intelligence à Sarah. Oui, c’est bien au Lapin-Blanc qu’il devait nous attendre.
 
– Et il n’y a pas deux Lapin-Blanc dans la rue, dit orgueilleusement l’ogresse. Mais comment était-il, votre camarade ?
 
– Grand et mince, cheveux et moustaches châtain clair, dit Tom.
 
– Attendez donc, attendez donc, c’est mon homme de tout à l’heure ; un charbonnier d’une très-grande taille est venu le chercher, et ils sont partis ensemble.
 
– Ce sont eux, dit Tom.
 
– Et ils étaient seuls ici ? demanda Sarah.
 
– C’est-à-dire, le charbonnier n’est venu qu’un moment, votre autre camarade a soupé ici avec la Goualeuse et le Chourineur ; et du regard l’ogresse désigna celui des convives de Rodolphe qui était resté dans le cabaret.
 
Tom et Sarah se retournèrent vers le Chourineur.
 
Après quelques minutes d’examen, Sarah dit en anglais à son compagnon :
 
– Connaissez-vous cet homme ?
 
– Non, Karl avait perdu les traces de Rodolphe à l’entrée de ces rues obscures. Voyant Murph, déguisé en charbonnier, rôder autour de ce cabaret et venir sans cesse regarder au travers des vitres, il s’est douté de quelque chose et il est venu nous avertir.
 
Pendant cette conversation, tenue à voix basse et en langue étrangère, le Maître d’école disait tout bas à la Chouette en regardant Tom et Sarah :
 
– Le grand maigre a dégainé cent sous à l’ogresse. Il est bientôt minuit ; il pleut, il vente : quand ils vont sortir, nous les suivrons ; j’étourdirai le grand et je lui prendrai son argent. Il est avec une femme, il n’osera pas souffler.
 
– Si la petite crie à la garde, j’ai mon vitriol dans ma poche, je lui casserai la bouteille sur la figure, dit la borgnesse ; il faut toujours donner à boire aux enfants pour les empêcher de crier. Puis elle ajouta : Dis donc, Fourline, la première fois que nous trouverons la Pégriotte, faudra l’emmener d’autor[1]. Une fois que nous la tiendrons chez nous, nous lui frotterons le museau avec mon vitriol, ça fait qu’elle ne fera plus la fière avec sa jolie frimousse…
 
– Tiens, la Chouette, je finirai par t’épouser, dit le Maître d’école ; tu n’as pas ta pareille pour l’adresse et le courage… La nuit du marchand de bœufs, je t’ai jugée… j’ai dit : « Voilà ma femme : elle travaillera mieux qu’un homme. »
 
Après avoir réfléchi un moment, Sarah dit à Tom en lui indiquant le Chourineur :
 
– Si nous interrogions cet homme sur Rodolphe, peut-être saurions-nous ce qui l’amène ici.
 
– Essayons, dit Tom. Puis, s’adressant au Chourineur : – Camarade, nous devions retrouver dans ce cabaret un de nos amis ; il y a soupé avec vous ; puisque vous le connaissez, dites-nous si vous savez où il est allé.
 
– Je le connais parce qu’il m’a rincé il y a deux heures en défendant la Goualeuse.
 
– Et vous ne l’aviez jamais vu ?
 
– Jamais… Nous nous sommes rencontrés dans l’allée de la maison de Bras-Rouge.
 
– L’hôtesse ! encore une bouteille cachetée, et du meilleur, dit Tom.
 
Sarah et lui avaient à peine trempé leurs lèvres dans leurs verres encore pleins ; la mère Ponisse, pour faire honneur sans doute à sa propre cave, avait plusieurs fois vidé le sien.
 
– Et vous nous servirez sur la table de monsieur, s’il veut bien le permettre, ajouta Tom en allant se mettre avec Sarah à côté du Chourineur, aussi étonné que flatté de cette politesse.
 
Le Maître d’école et la Chouette causaient toujours à voix basse de leurs sinistres projets.
 
La bouteille servie, Tom et Sarah attablés avec le Chourineur et l’ogresse, qui avait regardé une seconde invitation comme superflue, l’entretien continua.
 
– Vous nous disiez donc, mon brave, que vous aviez rencontré notre camarade Rodolphe dans la maison de Bras-Rouge ? dit Tom en trinquant avec le Chourineur.
 
– Oui, mon brave, répondit celui-ci en vidant lestement son verre.
 
– Voilà un singulier nom… Bras-Rouge ! Qu’est-ce que c’est que ce Bras-Rouge ?
 
– Il pastique la maltouze, dit négligemment le Chourineur ; puis il ajouta : Voilà de fameux vin, mère Ponisse !
 
– C’est pour ça qu’il ne faut pas laisser votre verre vide, mon brave, reprit Tom en versant de nouveau à boire au Chourineur.
 
– À votre santé, dit celui-ci, et à celle de votre petit ami qui… enfin suffit… Si ma tante était un homme, ça serait mon oncle, comme dit le proverbe… Allons donc, farceur, je m’entends !
 
Sarah rougit imperceptiblement.
 
Tom continua : – Je n’ai pas bien compris ce que vous m’avez dit sur ce Bras-Rouge. Rodolphe sortait de chez lui, sans doute ?
 
– Je vous ai dit que Bras-Rouge pastiquait la maltouze. Tom regarda le Chourineur avec surprise.
 
– Qu’est-ce que ça veut dire, pastiquer la mal… Comment dites-vous cela ?
 
Pastiquer la maltouze, faire la contrebande, donc ! Il paraît que vous ne dévidez pas le jars[2] ?
 
– Mon brave, je ne vous comprends plus.
 
– Je vous dis : Vous ne parlez donc pas argot comme monsieur Rodolphe ?
 
– Argot ? dit Tom en regardant Sarah d’un air surpris.
 
– Allons, vous êtes des sinves[3]mais le camarade Rodolphe est un fameux zig[4], lui : tout peintre en éventails qu’il est, il m’en remontrerait à moi-même pour l’argot… Eh bien, puisque vous ne parlez pas ce beau langage-là, je vous dis en bon français que le Bras-Rouge est contrebandier : je le dis sans traîtrise… car il ne s’en cache pas, il s’en vante au nez des gabelous : mais cherche, et attrape si tu peux, car Bras-Rouge est malin.
 
– Et qu’est-ce que Rodolphe allait faire chez cet homme ? demanda Sarah.
 
– Ma foi, monsieur… ou madame, à votre choix, je n’en sais rien de rien, aussi vrai que je bois ce verre de vin. Ce soir, je voulais battre la Goualeuse ; j’avais tort : c’était une bonne fille ; elle s’enfonce dans l’allée de la maison de Bras-Rouge, je la poursuis… c’était noir comme le diable ; au lieu d’empoigner la Goualeuse, je tombe sur maître Rodolphe, qui me donne ma paye, et d’une fière force… oh ! oui… il y avait surtout les coups de poing de la fin… tonnerre ! c’était-il bien festonné ! il m’a promis de me montrer ce coup-là.
 
– Et Bras-Rouge, quel homme est-ce ? demanda Tom. Quelle espèce de marchandises vend-il ?
 
– Bras-Rouge ? dame ! il vend tout ce qu’il est défendu de vendre, il fait tout ce qu’il est défendu de faire. Voilà sa partie et son négoce. N’est-ce pas, mère Ponisse ?
 
– Oh ! c’est un cadet qui a le fil, dit l’ogresse.
 
– Eh il met les gabelous joliment dedans, reprit le Chourineur. On a descendu plus de vingt fois dans sa cassine, jamais on n’a rien trouvé, pourtant il en sort souvent avec ses ballots.
 
– C’est malin ! dit l’ogresse ; on dit qu’il a chez lui une cachette qui descend à un puits qui mène aux catacombes.
 
– Ça n’empêche pas qu’on ne l’a jamais trouvée, sa cachette ; il faudra démolir sa cassine pour en venir à bout, dit le Chourineur.
 
– Et quel est le numéro de la maison de Bras-Rouge ?
 
– N° 13, rue des Fèves : Bras-Rouge, marchand de tout ce qu’on veut… C’est connu dans la Cité, dit le Chourineur.
 
– Je vais écrire cette adresse sur mon carnet ; si nous ne trouvons pas Rodolphe, je tâcherai d’avoir des informations sur lui chez M. Bras-Rouge, reprit Tom. Et il inscrivit le nom de la rue et le numéro du contrebandier.
 
– Et vous pouvez vous vanter d’avoir, dans maître Rodolphe, un ami solide…, dit le Chourineur, et un bon enfant… Sans le charbonnier il allait se donner un coup de peigne avec le Maître d’école qui est là-bas dans son coin avec la Chouette… Tonnerre ! faut que je me tienne à quatre pour ne pas l’exterminer, cette vieille sorcière, quand je pense à ce qu’elle a fait à la Goualeuse… Mais patience… un coup de poing n’est jamais perdu, comme dit c’t’autre.
 
– Rodolphe vous a battu ? vous devez le haïr ! dit Sarah.
 
– Moi, haïr un homme qui se déploie comme ça ! plus souvent ! Au fait, c’est drôle… Tenez, v’là le Maître d’école qui m’a battu, et ça me réjouirait de le voir étrangler… M. Rodolphe, qui m’a battu et même plus fort… c’est tout le contraire : je ne lui veux que du bien. Enfin, il me semble que je me mettrais au feu pour lui, et je ne le connais que de ce soir.
 
– Vous dites ça parce que nous sommes ses amis, mon brave.
 
– Non, tonnerre ! non, foi d’homme !… Voyez-vous, il a pour lui les coups de poing de la fin… dont il n’est pas plus fier qu’un enfant : il n’y a pas là à dire… c’est un maître, un maître fini… Et puis il vous dit des mots… des choses qui vous remettent le cœur au ventre : puis enfin, quand il vous regarde… il a dans les yeux quelques chose… Tenez, j’ai été troupier… avec un chef pareil… voyez-vous, on mangeait la lune et les étoiles.
 
Tom et Sarah se regardèrent en silence.
 
– Cette incroyable puissance de domination le suivrait-elle donc partout et toujours ? dit amèrement Sarah.
 
– Oui… jusqu’à ce que nous ayons conjuré le charme…, reprit Tom.
 
– Oui, et quoi qu’il arrive, il le faut, il le faut, dit Sarah en passant sa main sur son front comme pour chasser un souvenir pénible.
 
Minuit sonna à l’Hôtel de Ville.
 
Le quinquet de la taverne ne jetait plus qu’une lueur douteuse.
 
À l’exception du Chourineur et de ses deux convives, du Maître d’école et de la Chouette, tous les habitués du tapis-franc s’étaient peu à peu retirés.
 
Le Maître d’école dit tout bas à la Chouette :
 
– Nous allons nous cacher dans l’allée en face, nous verrons sortir les messières[5], et nous les suivrons. S’ils vont à gauche, nous les attendrons dans le recoin de la rue Saint-Éloi : s’ils vont à droite, nous les attendrons dans les démolitions, du côté de la triperie, il y a là un grand trou : j’ai mon idée.
 
Et le Maître d’école et la Chouette se dirigèrent vers la porte.
 
– Vous ne pitanchez donc rien ce soir ? leur dit l’ogresse.
 
– Non, mère Ponisse… Nous étions entrés pour nous mettre à l’abri, dit le Maître d’école. Et il sortit avec la Chouette.
 


[1] D’autorité.
[2] Que vous ne parlez pas argot.
[3] Hommes simples.
[4] Camarade.
[5] Les victimes.