Les Mystères de Paris

| 5.04 - Projets d'avenir

 

 

 

IV

Projets d’avenir


Dès le matin, M. d’Harville sonna son valet de chambre.
 
Le vieux Joseph en entrant chez son maître l’entendit, à son grand étonnement, fredonner un air de chasse, signe aussi rare que certain de la bonne humeur de M. d’Harville.
 
– Ah ! monsieur le marquis, dit le fidèle serviteur attendri, quelle jolie voix vous avez… quel dommage que vous ne chantiez pas plus souvent !
 
– Vraiment, monsieur Joseph, j’ai une jolie voix ? dit M. d’Harville en riant.
 
– Monsieur le marquis aurait la voix aussi enrouée qu’un chat-huant ou qu’une crécelle, que je trouverais encore qu’il a une jolie voix.
 
– Taisez-vous, flatteur !
 
– Dame ! quand vous chantez, monsieur le marquis, c’est signe que vous êtes content… et alors votre voix me paraît la plus charmante musique du monde…
 
– En ce cas, mon vieux Joseph, apprête-toi à ouvrir tes longues oreilles.
 
– Que dites-vous ?
 
– Tu pourras jouir tous les jours de cette charmante musique, dont tu parais si avide.
 
– Vous seriez heureux tous les jours, monsieur le marquis ! s’écria Joseph en joignant les mains avec un radieux étonnement.
 
– Tous les jours, mon vieux Joseph, heureux tous les jours. Oui, plus de chagrins, plus de tristesse. Je puis te dire cela, à toi, seul et discret confident de mes peines… Je suis au comble du bonheur… Ma femme est un ange de bonté… elle m’a demandé pardon de son éloignement passé, l’attribuant, le devinerais-tu ?… à la jalousie !…
 
– À la jalousie ?
 
– Oui, d’absurdes soupçons excités par des lettres anonymes…
 
– Quelle indignité !…
 
– Tu comprends… les femmes ont tant d’amour-propre… Il n’en a pas fallu davantage pour nous séparer ; mais heureusement hier soir elle s’en est franchement expliquée avec moi. Je l’ai désabusée ; te dire son ravissement me serait impossible, car elle m’aime, oh ! elle m’aime ! La froideur qu’elle me témoignait lui pesait aussi cruellement qu’à moi-même… Enfin notre cruelle séparation a cessé… juge de ma joie !…
 
– Il serait vrai ! s’écria Joseph les yeux mouillés de larmes. Il serait donc vrai, monsieur le marquis ! Vous voilà heureux pour toujours, puisque l’amour de Mme la marquise vous manquait seul… ou plutôt puisque son éloignement faisait seul votre malheur, comme vous me le disiez…
 
– Et à qui l’aurais-je dit, mon pauvre Joseph ?… Ne possédais-tu pas un secret plus triste encore ? Mais ne parlons pas de tristesse… ce jour est trop beau… Tu t’aperçois peut-être que j’ai pleuré ?… C’est qu’aussi, vois-tu, le bonheur me débordait… Je m’y attendais si peu !… Comme je suis faible, n’est-ce pas ?
 
– Allez… allez… monsieur le marquis, vous pouvez bien pleurer de contentement, vous avez assez pleuré de douleur. Et moi donc ! tenez… est-ce que je ne fais pas comme vous ? Braves larmes ! je ne les donnerais pas pour dix années de ma vie… Je n’ai plus qu’une peur, c’est de ne pouvoir pas m’empêcher de me jeter aux genoux de Mme la marquise la première fois que je vais la voir…
 
– Vieux fou, tu es aussi déraisonnable que ton maître… Maintenant, j’ai une crainte aussi, moi…
 
– Laquelle ? mon Dieu !
 
– C’est que cela ne dure pas… Je suis trop heureux… qu’est-ce qui me manque ?
 
– Rien, rien, monsieur le marquis, absolument rien…
 
– C’est pour cela. Je me défie de ces bonheurs si parfaits, si complets…
 
– Hélas ! si ce n’est que cela… monsieur le marquis… mais non, je n’ose…
 
– Je l’entends… eh bien ! je crois tes craintes vaines !… La révolution que mon bonheur me cause est si vive, si profonde, que je suis sûr d’être à peu près sauvé !
 
– Comment cela ?
 
– Mon médecin ne m’a-t-il pas dit cent fois que souvent un violente secousse morale suffisait pour donner ou pour guérir cette funeste maladie ?… Pourquoi les émotions heureuses seraient-elles impuissantes à nous sauver ?
 
– Si vous croyez cela, monsieur le marquis, cela sera… Cela est… vous êtes guéri ! Mais c’est donc un jour béni que celui-ci ? Ah ! comme vous le dites, monsieur, Mme la marquise est un bon ange descendu du ciel, et je commence presque à m’effrayer aussi, monsieur : c’est peut-être trop de félicité en un jour ; mais, j’y songe… si pour vous rassurer il ne vous faut qu’un petit chagrin, Dieu merci ! j’ai votre affaire.
 
– Comment ?
 
– Un de vos amis a reçu très-heureusement et très à-propos, voyez comme ça se trouve ! a reçu un coup d’épée, bien peu grave, il est vrai ; mais c’est égal, ça suffira toujours à vous chagriner assez pour qu’il y ait, comme vous le désiriez, une petite tache dans ce trop beau jour. Il est vrai qu’eu égard à cela il vaudrait mieux que le coup d’épée fût plus dangereux, mais il faut se contenter de ce que l’on a.
 
– Veux-tu te taire !… Et de qui veux-tu parler ?
 
– De M. le duc de Lucenay.
 
– Il est blessé ?
 
– Une égratignure au bras, M. le duc est venu hier pour voir monsieur, et il a dit qu’il reviendrait ce matin lui demander une tasse de thé…
 
– Ce pauvre Lucenay ! et pourquoi ne m’as-tu pas dit…
 
– Hier soir je n’ai pu voir M. le marquis.
 
Après un moment de réflexion M. d’Harville reprit :
 
– Tu as raison ; ce léger chagrin satisfera sans doute la jalouse destinée… Mais il me vient une idée, j’ai envie d’improviser ce matin un déjeuner de garçons, tous amis de M. de Lucenay, pour fêter l’heureuse issue de son duel. Ne s’attendant pas à cette réunion il sera enchanté.
 
– À la bonne heure, monsieur le marquis ! Vive la joie ! Rattrapez le temps perdu… Combien de couverts, que je donne les ordres au maître d’hôtel ?
 
– Six personnes dans la petite salle à manger d’hiver.
 
– Et les invitations ?
 
– Je vais les écrire. Un homme d’écurie montera à cheval et les portera à l’instant ; il est de bonne heure, on trouvera tout le monde. Sonne.
 
Joseph sonna.
 
M. d’Harville entra dans un cabinet et écrivit les lettres suivantes, sans autre variante que le nom de l’invité :
 
« Mon cher…, ceci est une circulaire ; il s’agit d’un impromptu. Lucenay doit venir déjeuner avec moi ce matin ; il ne compte que sur un tête-à-tête ; faites-lui la très-aimable surprise de vous joindre à moi et à quelques-uns de ses amis que je fais aussi prévenir. À midi sans faute. »
 
A. D’HARVILLE
 
Un domestique entra.
 
– Faites monter quelqu’un à cheval, et que l’on porte à l’instant ces lettres, dit M. d’Harville ; puis, s’adressant à Joseph : Écris les adresses : « M. le vicomte de Saint-Remy… », Lucenay ne peut se passer de lui, se dit M. d’Harville ; « M. de Montville… », un des compagnons de voyage du duc ; « lord Douglas », son fidèle partner au whist, « le baron de Sézannes », son ami d’enfance… As-tu écrit ?
 
– Oui, monsieur le marquis.
 
– Envoyez ces lettres sans perdre une minute, dit M. d’Harville. Ah ! Philippe, priez M. Doublet de venir me parler.
 
Philippe sortit.
 
– Eh bien ! qu’as-tu ? demanda M. d’Harville à Joseph qui le regardait avec ébahissement.
 
– Je n’en reviens pas, monsieur ; je ne vous ai jamais vu l’air si en train, si gai. Et puis, vous qui êtes ordinairement pâle, vous avez de belles couleurs… vos yeux brillent…
 
– Le bonheur, mon vieux Joseph, toujours le bonheur… Ah çà, il faut que tu m’aides dans un complot… Tu vas aller t’informer auprès de Mlle Juliette, celle des femmes de Mme d’Harville qui a soin, je crois, de ses diamants…
 
– Oui, monsieur le marquis, c’est Mlle Juliette qui en est chargée ; je l’ai aidée, il n’y a pas huit jours, à les nettoyer.
 
– Tu vas lui demander le nom et l’adresse du joaillier de sa maîtresse… mais qu’elle ne dise pas un mot de ceci à la marquise !…
 
– Ah ! je comprends, monsieur… une surprise…
 
– Va vite. Voici M. Doublet.
 
En effet, l’intendant entra au moment où sortait Joseph.
 
– J’ai l’honneur de me rendre aux ordres de M. le marquis.
 
– Mon cher monsieur Doublet, je vais vous épouvanter, dit M. d’Harville en riant ; je vais vous faire pousser d’affreux cris de détresse.
 
– À moi, monsieur le marquis ?
 
– À vous.
 
– Je ferai tout mon possible pour satisfaire monsieur le marquis.
 
– Je vais dépenser beaucoup d’argent, monsieur Doublet, énormément d’argent.
 
– Qu’à cela ne tienne, monsieur le marquis, nous le pouvons ; Dieu Merci ! nous le pouvons.
 
– Depuis longtemps je suis poursuivi par un projet de bâtisse : il s’agirait d’ajouter une galerie sur le jardin à l’aile droite de l’hôtel. Après avoir hésité devant cette folie, dont je ne vous ai pas parlé jusqu’ici, je me décide… Il faudra prévenir aujourd’hui mon architecte afin qu’il vienne causer des plans avec moi… Eh bien ! monsieur Doublet, vous ne gémissez pas de cette dépense ?
 
– Je puis affirmer à monsieur le marquis que je ne gémis pas…
 
– Cette galerie sera destinée à donner des fêtes ; je veux qu’elle s’élève comme par enchantement : or, les enchantements étant fort chers, il faudra vendre quinze ou vingt mille livres de rente pour être en mesure de fournir aux dépenses, car je veux que les travaux commencent le plus tôt possible.
 
– Et c’est très-raisonnable ; autant jouir tout de suite… Je me disais toujours : « Il ne manque rien à monsieur le marquis, si ce n’est un goût quelconque… » Celui des bâtiments a cela de bon que les bâtiments restent… Quant à l’argent, que monsieur le marquis ne s’en inquiète pas. Dieu merci ! il peut, s’il lui plaît, se passer cette fantaisie de galerie-là.
 
Joseph entra.
 
– Voici, monsieur le marquis, l’adresse du joaillier ; il se nomme M. Baudoin, dit-il à M. d’Harville.
 
– Mon cher monsieur Doublet, vous allez aller, je vous prie, chez ce bijoutier, et lui direz d’apporter ici, dans une heure, une rivière de diamants, à laquelle je mettrai environ deux mille louis. Les femmes n’ont jamais trop de pierreries, maintenant qu’on en garnit les robes… Vous vous arrangerez avec le joaillier pour le payement.
 
– Oui, monsieur le marquis. C’est pour le coup que je ne gémirai pas. Des diamants, c’est comme des bâtiments, ça reste ; et puis cette surprise fera sans doute bien plaisir à Mme la marquise, sans compter le plaisir que cela vous procure à vous-même. C’est qu’aussi, comme j’avais l’honneur de le dire l’autre jour, il n’y a pas au monde une existence plus belle que celle de monsieur le marquis.
 
– Ce cher monsieur Doublet, dit M. d’Harville en souriant, ses félicitations sont toujours d’un à-propos inconcevable…
 
– C’est leur seul mérite, monsieur le marquis, et elles l’ont peut-être, ce mérite, parce qu’elles partent du fond du cœur. Je cours chez le joaillier, dit M. Doublet. Et il sortit.
 
Dès qu’il fut seul, M. d’Harville se promena dans son cabinet, les bras croisés sur la poitrine, l’œil fixe, méditatif.
 
Sa physionomie changea tout à coup ; elle n’exprima plus ce contentement dont l’intendant et le vieux serviteur du marquis venaient d’être dupes, mais une résolution calme, morne, froide.
 
Après avoir marché quelque temps, il s’assit lourdement et comme accablé sous le poids de ses peines ; il posa ses deux coudes sur son bureau et cacha son front dans ses mains.
 
Au bout d’un instant, il se redressa brusquement, essuya une larme qui vint mouiller sa paupière rougie et dit avec effort :
 
– Allons… courage… allons.
 
Il écrivit alors à diverses personnes sur des objets assez insignifiants ; mais, dans ces lettres, il donnait ou ajournait différents rendez-vous à plusieurs jours de là.
 
Le marquis terminait cette correspondance lorsque Joseph rentra ; ce dernier était si gai qu’il s’oubliait jusqu’à chantonner à son tour.
 
– Monsieur Joseph, vous avez une bien jolie voix, lui dit son maître en souriant.
 
– Ma foi, tant pis, monsieur le marquis, je n’y tiens pas ; ça chante si fort au dedans de moi qu’il faut bien que ça s’entende au dehors…
 
– Tu feras mettre ces lettres à la poste.
 
– Oui, monsieur le marquis ; mais où recevrez-vous ces messieurs tout à l’heure ?
 
– Ici, dans mon cabinet, ils fumeront après déjeuner, et l’odeur du tabac n’arrivera pas chez Mme d’Harville.
 
À ce moment on entendit le bruit d’une voiture dans la cour de l’hôtel.
 
– C’est Mme la marquise qui va sortir, elle a demandé ce matin ses chevaux de très-bonne heure, dit Joseph.
 
– Cours alors la prier de vouloir bien passer ici avant de sortir.
 
– Oui, monsieur le marquis.
 
À peine le domestique fut-il parti que M. d’Harville s’approcha d’une glace et s’examina attentivement.
 
– Bien, bien, dit-il d’une voix sourde, c’est cela… les joues colorées, le regard brillant… Joie ou fièvre… peu importe… pourvu qu’on s’y trompe. Voyons, maintenant, le sourire aux lèvres. Il y a tant de sortes de sourires ! Mais qui pourrait distinguer le faux du vrai ? Qui pourrait pénétrer sous ce masque menteur, dire : « Ce rire cache un sombre désespoir, cette gaieté bruyante cache une pensée de mort » ? Qui pourrait deviner cela ? Personne… heureusement… personne… Personne ? Oh ! si… l’amour ne s’y méprendrait pas, lui ; son instinct l’éclairerait. Mais j’entends ma femme… ma femme ! Allons… à ton rôle, histrion sinistre.
 
Clémence entra dans le cabinet de M. d’Harville.
 
– Bonjour, Albert, mon bon frère, lui dit-elle d’un ton plein de douceur et d’affection en lui tendant la main. Puis, remarquant l’expression souriante de la physionomie de son mari : Qu’avez-vous donc, mon ami ? Vous avez l’air radieux.
 
– C’est qu’au moment où vous êtes entrée, ma chère petite sœur, je pensais à vous… De plus, j’étais sous l’impression d’une excellente résolution…
 
– Cela ne m’étonne pas…
 
– Ce qui s’est passé hier, votre admirable générosité, la noble conduite du prince, tout cela m’a donné beaucoup à réfléchir, et je me suis converti à vos idées ; mais converti tout à fait, en regrettant mes velléités de révolte d’hier… que vous excuserez, au moins par coquetterie, n’est-ce pas ? ajouta-t-il en souriant. Et vous ne m’auriez pas pardonné, j’en suis sûr, de renoncer trop facilement à votre amour.
 
– Quel langage ! quel heureux changement ! s’écria Mme d’Harville. Ah ! j’étais bien sûre qu’en m’adressant à votre cœur, à votre raison, vous me comprendriez. Maintenant, je ne doute plus de l’avenir.
 
– Ni moi non plus, Clémence, je vous l’assure. Oui, depuis ma résolution de cette nuit, cet avenir, qui me semblait vague et sombre s’est singulièrement éclairci, simplifié.
 
– Rien de plus naturel, mon ami ; maintenant nous marchons vers un même but, appuyés fraternellement l’un sur l’autre. Au bout de notre carrière, nous nous retrouverons ce que nous sommes aujourd’hui. Ce sentiment sera inaltérable. Enfin, je veux que vous soyez heureux ; et ce sera, car je l’ai mis là, dit Clémence en posant son doigt sur son front. Puis, elle reprit avec une expression charmante, en abaissant sa main sur son cœur : Non, je me trompe, c’est là… que cette bonne pensée veillera incessamment… pour vous… et pour moi aussi ; et vous verrez, monsieur mon frère, ce que c’est que l’entêtement d’un cœur bien dévoué.
 
– Chère Clémence ! répondit M. d’Harville avec une émotion contenue.
 
Puis, après un moment de silence, il reprit gaiement :
 
– Je vous ai fait prier de vouloir bien venir ici avant votre départ, pour vous prévenir que je ne pouvais pas prendre ce matin le thé avec vous. J’ai plusieurs personnes à déjeuner ; c’est une espèce d’impromptu pour fêter l’heureuse issue du duel de ce pauvre Lucenay, qui, du reste, n’a été que très-légèrement blessé par son adversaire.
 
Mme d’Harville rougit en songeant à la cause de ce duel : un propos ridicule adressé devant elle par M. de Lucenay à M. Charles Robert.
 
Ce souvenir fut cruel pour Clémence, il lui rappelait une erreur dont elle avait honte.
 
Pour échapper à cette pénible impression, elle dit à son mari :
 
– Voyez quel singulier hasard : M. de Lucenay vient déjeuner avec vous ; je vais, moi, peut-être très-indiscrètement, m’inviter ce matin chez Mme de Lucenay ; car j’ai beaucoup à causer avec elle de mes deux protégées inconnues. De là je compte aller à la prison de Saint-Lazare avec Mme de Blainval ; car vous ne savez pas toutes mes ambitions : à cette heure j’intrigue pour être admise dans l’œuvre des jeunes détenues.
 
– En vérité vous êtes insatiable, dit M. d’Harville en souriant ; puis il ajouta avec une douloureuse émotion qui, malgré ses efforts, se trahit quelque peu : Ainsi, je ne vous verrai plus… d’aujourd’hui ? se hâta-t-il de dire.
 
– Êtes-vous contrarié que je sorte de si matin ? lui demanda vivement Clémence, étonnée de l’accent de sa voix. Si vous le désirez, je puis remettre ma visite à Mme de Lucenay.
 
Le marquis avait été sur le point de se trahir ; il reprit du ton le plus affectueux :
 
– Oui, ma chère petite sœur, je suis aussi contrarié de vous voir sortir que je serai impatient de vous voir rentrer. Voilà de ces défauts dont je ne me corrigerai jamais.
 
– Et vous ferez bien, mon ami, car j’en serais désolée.
 
Un timbre annonçant une visite retentit dans l’hôtel.
 
– Voilà sans doute un de vos convives, dit Mme d’Harville. Je vous laisse. À propos, ce soir, que faites-vous ? Si vous n’avez pas disposé de votre soirée, j’exige que vous m’accompagniez aux Italiens ; peut-être maintenant la musique vous plaira-t-elle davantage !
 
– Je me mets à vos ordres avec le plus grand plaisir.
 
– Sortez-vous tantôt, mon ami ? Vous reverrai-je avant dîner ?
 
– Je ne sors pas… Vous me retrouverez… ici.
 
– Alors, en revenant, je viendrai savoir si votre déjeuner de garçon a été amusant.
 
– Adieu, Clémence.
 
– Adieu, mon ami… à bientôt !… Je vous laisse le champ libre, je vous souhaite mille bonnes folies… Soyez bien gai !
 
Et, après avoir cordialement serré la main de son mari, Clémence sortit par une porte un moment avant que M. de Lucenay n’entrât par une autre.
 
– Elle me souhaite mille bonnes folies… Elle m’engage à être gai… Dans ce mot : adieu, dans ce dernier cri de mon âme à l’agonie, dans cette parole de suprême et éternelle séparation, elle a compris : à bientôt… Et elle s’en va tranquille, souriante… Allons… cela fait honneur à ma dissimulation… Par le ciel ! je ne me croyais pas si bon comédien… Mais voici Lucenay…