Les Mystères de Paris

| 6.04 - Un garni

 

 

 

IV

Un garni


Le passage de la Brasserie, passage ténébreux et assez peu connu, quoique situé au centre de Paris, aboutit d’un côté à la rue Traversière-Saint-Honoré, de l’autre à la cour Saint-Guillaume.
 
Vers le milieu de cette ruelle, humide, boueuse, sombre et triste, où presque jamais le soleil ne pénètre, s’élevait une maison garnie (vulgairement un garni, en raison du bas prix de ses loyers).
 
Sur un méchant écriteau on lisait : Chambres et cabinets meublés ; à droite d’une allée obscure s’ouvrait la porte d’un magasin non moins obscur, où se tenait habituellement le principal locataire du garni.
 
Cet homme, dont le nom a été plusieurs fois prononcé à l’île du Ravageur, se nomme Micou : il est ouvertement marchand de vieilles ferrailles, mais secrètement il achète et recèle les métaux volés, tels que fer, plomb, cuivre et étain.
 
Dire que le père Micou était en relation d’affaires et d’amitié avec les Martial, c’est apprécier suffisamment sa moralité.
 
Il est, du reste, un fait à la fois curieux et effrayant ; c’est l’espèce d’affiliation, de communion mystérieuse qui relie presque tous les malfaiteurs de Paris. Les prisons en commun sont les grands centres où affluent et d’où refluent incessamment ces flots de corruption qui envahissent peu à peu la capitale et y laissent de si sanglantes épaves.
 
Le père Micou est un gros homme de cinquante ans, à physionomie basse, rusée, au nez bourgeonnant, aux joues avinées ; il porte un bonnet de loutre et s’enveloppe d’un vieux carrick vert.
 
Au-dessus du petit poêle de fonte auprès duquel il se chauffe, on remarque une planche numérotée attachée au mur ; là sont accrochées les clefs des chambres dont les locataires sont absents. Les carreaux de la devanture vitrée qui s’ouvrait sur la rue, derrière d’épais barreaux de fer, étaient peints de façon à ce que du dehors on ne pût pas voir (et pour cause) ce qui se passait dans la boutique.
 
Il règne dans ce vaste magasin une assez grande obscurité ; aux murailles noirâtres et humides pendent des chaînes rouillées de toutes grosseurs et de toutes longueurs ; le sol disparaît presque entièrement sous des monceaux de débris de fer et de fonte.
 
Trois coups frappés à la porte, d’une façon particulière, attirèrent l’attention du logeur-revendeur-receleur.
 
– Entrez ! cria-t-il.
 
On entra.
 
C’était Nicolas, le fils de la veuve du supplicié.
 
Il était très-pâle ; sa figure semblait encore plus sinistre que la veille, et pourtant on le verra feindre une sorte de gaieté bruyante pendant l’entretien suivant. (Cette scène se passait le lendemain de la querelle de ce bandit avec son frère Martial.)
 
– Ah ! te voilà, bon sujet ! lui dit cordialement le logeur.
 
– Oui, père Micou ; je viens faire affaire avec vous.
 
– Ferme donc la porte, alors… ferme donc la porte…
 
– C’est que mon chien et ma petite charrette sont là… avec la chose.
 
– Qu’est-ce que c’est que tu m’apportes ? du gras-double[1] ?
 
– Non, père Micou.
 
– C’est pas du ravage[2] ; t’es trop feignant maintenant ; tu ne travailles plus… c’est peut-être du dur[3] ?
 
– Non, père Micou ; c’est du rouget[4]quatre saumons… Il doit y en avoir au moins cent cinquante livres ; mon chien en a tout son tirage.
 
– Va me chercher le rouget ; nous allons peser.
 
– Faut que vous m’aidiez, père Micou ; j’ai mal au bras.
 
Et, au souvenir de sa lutte avec son frère Martial, les traits du bandit exprimèrent à la fois un ressentiment de haine et de joie féroce, comme si déjà sa vengeance eût été satisfaite.
 
– Qu’est-ce que tu as donc au bras, mon garçon ?
 
– Rien… une foulure.
 
– Il faut faire rougir un fer au feu, le tremper dans l’eau, et mettre ton bras dans cette eau presque bouillante ; c’est un remède de ferrailleur, mais excellent.
 
– Merci, père Micou.
 
– Allons, viens chercher le rouget ; je vais t’aider, paresseux !
 
En deux voyages, les saumons furent retirés d’une petite charrette tirée par un énorme dogue, et apportés dans la boutique.
 
– C’est une bonne idée, ta charrette ! dit le père Micou en ajustant les plateaux de bois d’énormes balances pendues à une des solives du plafond.
 
– Oui, quand j’ai quelque chose à apporter, je mets mon dogue et la charrette dans mon bachot, et j’attelle en abordant. Un fiacre jaserait peut-être, mon chien ne jase pas.
 
– Et on va toujours bien chez toi ? demanda le receleur en pesant le cuivre ; ta mère et ta sœur sont en bonne santé ?
 
– Oui, père Micou.
 
– Les enfants aussi ?
 
– Les enfants aussi. Et votre neveu, André, où donc est-il ?
 
– Ne m’en parle pas ! Il était en ribote hier ; Barbillon et le gros boiteux me l’ont emmené, il n’est rentré que ce matin ; il est déjà en course… au grand bureau de la poste, rue Jean-Jacques Rousseau. Et ton frère Martial, toujours sauvage ?
 
– Ma foi, je n’en sais rien.
 
– Comment ! Tu n’en sais rien ?
 
– Non, dit Nicolas en affectant un air indifférent : depuis deux jours nous ne l’avons pas vu… Il sera peut-être retourné braconner dans les bois, à moins que son bateau qui était vieux, vieux… n’ait coulé bas au milieu de la rivière, et lui avec…
 
– Ça ne te ferait pas de peine, garnement, car tu ne pouvais pas le sentir, ton frère !
 
– C’est vrai… on a comme ça des idées sur les uns et sur les autres. Combien y a-t-il de livres de cuivre ?
 
– T’as le coup d’œil juste… cent quarante-huit livres, mon garçon.
 
– Et vous me devez ?
 
– Trente francs tout au juste.
 
– Trente francs, quand le cuivre est à vingt sous la livre ! Trente francs !
 
– Mettons trente-cinq francs et ne souffle pas, ou je t’envoie au diable, toi, ton cuivre, ton chien et ta charrette.
 
– Mais, père Micou, vous me filoutez par trop ! Il n’y a pas de bon sens !
 
– Veux-tu me prouver comme quoi il t’appartient, ce cuivre, et je t’en donne quinze sous la livre.
 
– Toujours la même chanson… Vous vous ressemblez tous, allez, tas de brigands ! peut-on écorcher les amis comme ça ! Mais c’est pas tout : si je vous prends de la marchandise en troc, vous me ferez bonne mesure, au moins ?
 
– Comme de juste. Qu’est-ce qu’il te faut ? des chaînes ou des crampons pour tes bachots ?
 
– Non, il me faudrait quatre ou cinq plaques de tôle très-forte, comme qui dirait pour doubler des volets.
 
– J’ai ton affaire… quatre lignes d’épaisseur… une balle de pistolet ne traverserait pas ça.
 
– C’est ce que je veux… justement !…
 
– Et de quelle grandeur ?
 
– Mais… en tout, sept à huit pieds carrés.
 
– Bon ! Qu’est-ce qu’il te faudrait encore ?
 
– Trois barres de fer de trois à quatre pieds de long et de deux pouces carrés.
 
– J’ai démoli l’autre jour une grille de croisée, ça t’ira comme un gant… Et puis ?
 
– Deux fortes charnières et un loquet pour ajuster et fermer à volonté une soupape de deux pieds carrés.
 
– Une trappe, tu veux dire ?
 
– Non, une soupape…
 
– Je ne comprends pas à quoi ça peut te servir, une soupape.
 
– C’est possible ; moi, je le comprends.
 
– À la bonne heure ; tu n’auras qu’à choisir, j’ai là un tas de charnières. Et qu’est-ce qu’il te faudra encore ?
 
– C’est tout.
 
– Ça n’est guère.
 
– Préparez-moi tout de suite ma marchandise, père Micou, je la prendrai en repassant ; j’ai encore des courses à faire.
 
– Avec ta charrette ? Dis donc, farceur, j’ai vu un ballot au fond ; c’est encore quelque friandise que tu as prise dans le buffet à tout le monde, petit gourmand ?
 
– Comme vous dites, père Micou ; mais vous ne mangez pas de ça. Ne me faites pas attendre mes ferrailles, car il faut que je sois à l’île avant midi.
 
– Sois tranquille, il est huit heures ; si tu ne vas pas loin, dans une heure tu peux revenir, tout sera prêt, argent et fournitures… Veux-tu boire la goutte ?
 
– Toujours… vous me la devez bien !…
 
Le père Micou prit dans une vieille armoire une bouteille d’eau-de-vie, un verre fêlé, une tasse sans anse, et versa.
 
– À la vôtre, père Micou !
 
– À la tienne, mon garçon, et à ces dames de chez toi !
 
– Merci… Et ça va bien toujours, votre garni ?
 
– Comme ci, comme ça… J’ai toujours quelques locataires pour qui je crains les descentes du commissaire… mais ils paient en conséquence.
 
– Pourquoi donc ?
 
– Es-tu bête ! Quelquefois je loge comme j’achète… à ceux-là, je ne demande pas plus de passeport que je ne te demande de facture de vente à toi.
 
– Connu !… Mais, à ceux-là, vous louez aussi cher que vous m’achetez bon marché.
 
– Faut bien se rattraper… J’ai un de mes cousins qui tient une belle maison garnie de la rue Saint-Honoré, même que sa femme est une forte couturière qui emploie jusqu’à des vingt ouvrières, soit chez elle, soit dans leur chambre.
 
– Dites donc, vieux obstiné, il doit y en avoir de girondes[5]là-dedans ?
 
– Je crois bien ! Il y en a deux ou trois que j’ai vues quelquefois apporter leur ouvrage… Mille z’yeux ! Sont-elles gentilles ! Une petite surtout, qui travaille en chambre, qui rit toujours, et qui s’appelle Rigolette… Dieu de Dieu, mon fiston, quel dommage de ne plus avoir ses vingt ans !
 
– Allons, papa, éteignez-vous, ou je crie au feu !
 
– Mais c’est honnête, mon garçon… c’est honnête…
 
– Colasse ! va… et vous disiez que votre cousin…
 
– Tient très-bien sa maison ; et, comme il est du même numéro que cette petite Rigolette…
 
– Honnête ?
 
– Tout juste !
 
Colas !
 
– Il ne veut que des locataires à passe-port ou à papiers. Mais s’il s’en présente qui n’en aient pas, comme il sait que j’y regarde moins, il m’envoie ces pratiques-là.
 
– Et elles paient en conséquence ?
 
– Toujours.
 
– Mais c’est tous amis de la pègre[6]ceux qui n’ont pas de papiers !
 
– Eh ! non ! Tiens, justement, à propos de ça, mon cousin m’a envoyé il y a quelques jours une pratique… que le diable me brûle si j’y comprends rien… Encore une tournée !
 
– Ça va… le liquide est bon… À la vôtre, père Micou !
 
– À la tienne, garçon ! Je te disais donc que l’autre jour mon cousin m’a envoyé une pratique où je ne comprends rien. Figure-toi une mère et sa fille qui avaient l’air bien panées et bien râpées, c’est vrai ; elles portaient leur butin dans un mouchoir. Eh bien ! quoique ça doive être des rien du tout, puisqu’elles n’ont pas de papiers et qu’elles logent à la quinzaine… depuis qu’elles sont ici, elles ne bougent pas plus que des marmottes ; il n’y vient jamais d’hommes, mon fiston, jamais d’hommes… et pourtant, si elles n’étaient pas si maigres et si pâles, ça ferait deux fameux brins de femme, la fille surtout ! Ça vous a quinze ou seize ans tout au plus… c’est blanc comme un lapin blanc, avec des yeux grands comme ça… Nom de nom, quels yeux ! Quels yeux !
 
– Vous allez encore vous incendier… Et qu’est-ce qu’elles font, ces deux femmes ?
 
– Je te dis que je n’y comprends rien… Il faut qu’elles soient honnêtes et pourtant pas de papiers… Sans compter qu’elles reçoivent des lettres sans adresse… Faut que leur nom soit guère bon à écrire.
 
– Comment cela ?
 
– Elles ont envoyé ce matin mon neveu André au bureau de la poste restante, pour réclamer une lettre adressée à Mme X. Z. La lettre doit venir de Normandie, d’un bourg appelé Les Aubiers. Elles ont écrit cela sur un papier, afin qu’André puisse réclamer la lettre en donnant ces renseignements-là… Tu vois que ça n’a pas l’air de grand-chose, des femmes qui prennent le nom d’un X et d’un Z. Eh bien, pourtant, jamais d’hommes !
 
– Elles ne vous payeront pas.
 
– Ce n’est pas à un vieux singe comme moi qu’on apprend des grimaces. Elles ont pris un cabinet sans cheminée, que je leur fais payer vingt francs par quinzaine et d’avance. Elles sont peut-être malades, car, depuis deux jours, elles ne sont pas descendues. C’est toujours pas d’indigestion qu’elles seraient malades, car je ne crois pas qu’elles aient jamais allumé un fourneau pour leur manger depuis qu’elles sont ici. Mais j’en reviens toujours là… jamais d’hommes et pas de papiers…
 
– Si vous n’avez que des pratiques comme ça, père Micou…
 
– Ça va et ça vient ; si je loge des gens sans passeport, dis donc, je loge aussi des gens calés. J’ai dans ce moment-ci deux commis voyageurs, un facteur de la poste, le chef d’orchestre du café des Aveugles et une rentière, tous gens honnêtes ; ce sont eux qui sauveraient la réputation de la maison, si le commissaire voulait y regarder de trop près… C’est pas des locataires de nuit, ceux-là, c’est des locataires de plein soleil.
 
– Quand il en fait dans votre passage, père Micou.
 
– Farceur !… Encore une tournée ?
 
– Mais la dernière ; faut que je file… À propos, Robin le gros boiteux loge donc encore ici ?
 
– En haut… la porte à côté de la mère et de la fille… Il finit de manger son argent de prison… et je crois qu’il ne lui en reste guère.
 
– Dites donc, gare à vous ! il est en rupture de ban.
 
– Je sais bien, mais je ne peux pas m’en dépêtrer. Je crois qu’il monte quelque coup ; le petit Tortillard, le fils de Bras-Rouge, est venu ici l’autre soir avec Barbillon pour le chercher… J’ai peur qu’il ne fasse tort à mes bons locataires, ce damné Robin ; aussi, une fois sa quinzaine finie, je le mets dehors, en lui disant que son cabinet est retenu par un ambassadeur ou par le mari de Mme de Saint-Ildefonse, ma rentière.
 
– Une rentière ?
 
– Je crois bien ! Trois chambres et un cabinet sur le devant, rien que ça… remeublés à neuf, sans compter une mansarde pour sa bonne… Quatre-vingts francs par mois… et payés d’avance par son oncle, à qui elle donne une de ses chambres en pied-à-terre, quand il vient de la campagne. Après ça, je crois bien que sa campagne est comme qui dirait rue Vivienne, rue Saint-Honoré, ou dans les environs de ces paysages-là.
 
– Connu !… Elle est rentière parce que le vieux lui fait des rentes.
 
– Tais-toi donc ! Justement voilà sa bonne !
 
Une femme assez âgée, portant un tablier blanc d’une propreté douteuse, entra dans le magasin du revendeur.
 
– Qu’est-ce qu’il y a pour votre service, madame Charles ?
 
– Père Micou, votre neveu n’est pas là ?
 
– Il est en course, au grand bureau de la poste aux lettres ; il va rentrer tout à l’heure.
 
– M. Badinot voudrait qu’il portât tout de suite cette lettre à son adresse ; il n’y a pas de réponse, mais c’est très-pressé.
 
– Dans un quart d’heure il sera en route, madame Charles.
 
– Et qu’il se dépêche.
 
– Soyez tranquille.
 
La bonne sortit.
 
– C’est donc la bonne d’un de vos locataires, père Micou ?
 
– Eh ! non ! Colas, c’est la bonne de ma rentière, Mme de Saint-Ildefonse. Mais M. Badinot est son oncle ; il est venu hier de la campagne, dit le logeur, qui examinait la lettre ; puis il ajouta en lisant l’adresse : Vois donc : que ça de belles connaissances ! Quand je te dis que c’est des gens calés : il écrit à un vicomte.
 
– Ah bah !
 
– Tiens, vois plutôt : À Monsieur le vicomte de Saint-Remy, rue de Chaillot… Très-pressée… À lui-même. J’espère que quand on loge des rentières qui ont des oncles qui écrivent à des vicomtes, on peut bien ne pas tenir aux passe-ports de quelques locataires du haut de la maison, hein ?
 
– Je crois bien. Allons, à tout à l’heure, père Micou. Je vas attacher mon chien à votre porte avec sa charrette ; je porterai ce que j’ai à porter à pied… Préparez ma marchandise et mon argent, que je n’aie qu’à filer.
 
– Sois tranquille : quatre bonnes plaques de tôle de deux pieds carrés chaque, trois barres de fer de trois pieds et deux charnières pour ta soupape. Cette soupape me paraît drôle ; enfin c’est égal… est-ce là tout ?
 
– Oui, et mon argent ?
 
– Et ton argent… Mais dis donc, avant de t’en aller, faut que je te dise… depuis que tu es là… je t’examine…
 
– Eh bien ?
 
– Je ne sais pas… mais tu as l’air d’avoir quelque chose.
 
– Moi ?
 
– Oui.
 
– Vous êtes fou. Si j’ai quelque chose… c’est que… j’ai faim.
 
– Tu as faim… tu as faim… c’est possible… mais on dirait que tu veux avoir l’air gai, et qu’au fond tu as quelque chose qui te pince et qui te cuit… une puce à la muette[7], comme dit l’autre… et pour que ça te démange, il faut que ça te gratte fort… car tu n’es pas bégueule.
 
– Je vous dis que vous êtes fou, père Micou, dit Nicolas en tressaillant malgré lui.
 
– On dirait que tu viens de trembler, vois-tu.
 
– C’est mon bras qui me fait mal.
 
– Alors n’oublie pas ma recette, ça te guérira.
 
– Merci, père Micou… à tout à l’heure.
 
Et le bandit sortit.
 
Le receleur, après avoir dissimulé les saumons de cuivre derrière son buffet, s’occupait de rassembler les différents objets que lui avait demandés Nicolas, lorsqu’un nouveau personnage entra dans sa boutique.
 
C’était un homme de cinquante ans environ, à figure fine et sagace, portant un épais collier de favoris gris très-touffu et des besicles d’or ; il était vêtu avec assez de recherche ; les larges manches de son paletot brun, à parements de velours noir, laissaient voir des mains gantées de gants paille ; ses bottes devaient avoir été enduites la veille d’un brillant vernis.
 
Tel était M. Badinot, l’oncle de la rentière, cette Mme de Saint-Ildefonse dont la position sociale faisait l’orgueil et la sécurité du père Micou.
 
On se souvient peut-être que M. Badinot, ancien avoué, chassé de sa corporation, alors chevalier d’industrie et agent d’affaires équivoques, servait d’espion au baron de Graün et avait donné à ce diplomate des renseignements assez nombreux et très-précis sur bon nombre des personnages de cette histoire.
 
– Mme Charles vient de vous donner une lettre à porter, dit M. Badinot au logeur.
 
– Oui, monsieur… Mon neveu va rentrer… dans un moment il partira.
 
– Non, rendez-moi cette lettre… je me suis ravisé, j’irai moi-même chez le vicomte de Saint-Remy, dit M. Badinot en appuyant avec intention et fatuité sur cette adresse aristocratique.
 
– Voici la lettre, monsieur… Vous n’avez pas d’autre commission ?
 
– Non, père Micou, dit M. Badinot d’un air protecteur ; mais j’ai des reproches à vous faire.
 
– À moi, monsieur ?
 
– De très-graves reproches.
 
– Comment, monsieur ?
 
– Certainement… Mme de Saint-Ildefonse paie très-cher votre premier ; ma nièce est une de ces locataires auxquelles on doit les plus grands égards ; elle est venue de confiance dans cette maison ; redoutant le bruit des voitures, elle espérait être ici comme à la campagne.
 
– Et elle y est, c’est ici comme un hameau… Vous devez vous y connaître, vous, monsieur, qui habitez la campagne… c’est ici comme un vrai hameau.
 
– Un hameau ? Il est joli ! Toujours un tapage infernal.
 
– Pourtant il est impossible de trouver une maison plus tranquille ; au-dessus de madame il y a un chef d’orchestre du café des Aveugles et un commis voyageur… Au-dessus, un autre commis voyageur. Au-dessus il y a…
 
– Il ne s’agit pas de ces personnes-là, elles sont fort tranquilles et fort honnêtes, ma nièce n’en disconvient pas ; mais il y a au quatrième un gros boiteux que Mme de Saint-Ildefonse a rencontré hier encore ivre dans l’escalier ; il poussait des cris de sauvage ; elle en a eu presque une révolution, tant elle a été effrayée… Si vous croyez qu’avec de tels locataires votre maison ressemble à un hameau…
 
– Monsieur, je vous jure que je n’attends que l’occasion pour mettre ce gros boiteux à la porte ; il m’a payé sa dernière quinzaine d’avance sans quoi il serait déjà dehors.
 
– Il ne fallait pas l’accepter pour locataire.
 
– Mais, sauf lui, j’espère que madame n’a pas à se plaindre ; il y a un facteur à la petite poste, qui est la crème des honnêtes gens ; et au-dessus, à côté de la chambre du gros boiteux, une femme et sa fille qui ne bougent pas plus que des marmottes.
 
– Encore une fois, Mme de Saint-Ildefonse ne se plaint que du gros boiteux : c’est le cauchemar de la maison que ce drôle-là ! Je vous en préviens, si vous le gardez, il fera déserter tous les honnêtes gens.
 
– Je le renverrai, soyez tranquille… je ne tiens pas à lui.
 
– Et vous ferez bien… car on ne tiendrait pas à votre maison.
 
– Ce qui ne ferait pas mon affaire… Aussi, monsieur, regardez le gros boiteux comme déjà parti, car il n’a plus que quatre jours à rester ici.
 
– C’est beaucoup trop ; enfin ça vous regarde… À la première algarade, ma nièce abandonne cette maison.
 
– Soyez tranquille, monsieur.
 
– Tout ceci est dans votre intérêt, mon cher. Faites-en votre profit… car je n’ai qu’une parole, dit M. Badinot d’un air protecteur.
 
Et il sortit.
 
Avons-nous besoin de dire que cette femme et cette jeune fille, qui vivaient si solitaires, étaient les deux victimes de la cupidité du notaire ?
 
Nous conduirons le lecteur dans le triste réduit qu’elles habitaient.
 


[1] Lames de plomb généralement volées sur les toits.
[2] Débris métalliques recueillis par les ravageurs.
[3] Fer.
[4] Cuivre.
[5] Jolies.
[6] Voleurs.
[7] À la conscience.