Les Mystères de Paris

| 8.11 - Un ami inconnu

 

 

 

XI

Un ami inconnu


– Si tu es l’araignée, moi je serai le moucheron d’or, Squelette de malheur, cria une voix au moment où Germain, surpris par la violente et soudaine attaque de son implacable ennemi, tombait renversé sur son banc, livré à la merci du brigand qui, un genou sur la poitrine, le tenait par le cou.
 
– Oui, je serai le moucheron, et un fameux moucheron encore ! répéta l’homme au bonnet bleu dont nous avons parlé ; puis, d’un bond furieux, renversant trois ou quatre prisonniers qui le séparaient de Germain, il s’élança sur le Squelette et lui assena sur le crâne et entre les deux yeux une grêle de coups de poing si précipités qu’on eût dit la batterie sonore d’un marteau sur une enclume.
 
L’homme au bonnet bleu, qui n’était autre que le Chourineur, ajouta, en redoublant la rapidité de son martelage sur la tête du Squelette :
 
– C’est la grêle de coups de poing que M. Rodolphe m’a tambourinés sur la boule ! Je les ai retenus.
 
À cette agression inattendue, les détenus restèrent frappés de surprise, sans prendre parti pour ou contre le Chourineur. Plusieurs d’entre eux, encore sous la salutaire impression du conte de Pique-Vinaigre, furent même satisfaits de cet incident qui pouvait sauver Germain.
 
Le Squelette, d’abord étourdi, chancelant comme un bœuf sous la masse de fer du boucher, étendit machinalement ses deux mains en avant pour parer les coups de son ennemi ; Germain put se dégager de la mortelle étreinte du Squelette et se relever à demi.
 
– Mais qu’est-ce qu’il a ? À qui en a-t-il donc, ce brigand-là ? s’écria le Gros-Boiteux ; et, s’élançant sur le Chourineur, il tâcha de lui saisir les bras par-derrière, pendant que celui-ci faisait de violents efforts pour maintenir le Squelette sur le banc.
 
Le défenseur de Germain répondit à l’attaque du Gros-Boiteux par une espèce de ruade si violente qu’il l’envoya rouler à l’extrémité du cercle formé par les détenus.
 
Germain, d’une pâleur livide et violacée, à demi suffoqué, à genoux auprès du banc, ne paraissait pas avoir la conscience de ce qui se passait autour de lui. La strangulation avait été si violente et si douloureuse qu’il respirait à peine.
 
Après son premier étourdissement, le Squelette, par un effort désespéré, parvint à se débarrasser du Chourineur et à se remettre sur ses pieds.
 
Haletant, ivre de rage et de haine, il était épouvantable…
 
Sa face cadavéreuse ruisselait de sang ; sa lèvre supérieure, retroussée comme celle d’un loup furieux, laissait voir ses dents serrées les unes contre les autres.
 
Enfin il s’écria d’une voix palpitante de colère et de fatigue, car sa lutte contre le Chourineur avait été violente :
 
– Escarpez-le donc… ce brigand-là ! tas de frileux !… qui me laissez prendre en traître… sinon le mangeur va vous échapper !
 
Durant cette espèce de trêve, le Chourineur, enlevant Germain à demi évanoui, avait assez habilement manœuvré pour se rapprocher peu à peu de l’angle d’un mur, où il déposa son protégé.
 
Profitant de cette excellente position de défense, le Chourineur pouvait alors, sans crainte d’être pris à dos, tenir assez longtemps encore les détenus, auxquels le courage et la force herculéenne qu’il venait de déployer imposaient beaucoup.
 
Pique-Vinaigre, épouvanté, disparut pendant le tumulte, sans qu’on s’aperçût de son absence.
 
Voyant l’hésitation de la plupart des prisonniers, le Squelette s’écria :
 
– À moi donc !… Estourbissons-les tous les deux… le gros et le petit !
 
– Prends garde ! répondit le Chourineur en se préparant au combat, les deux mains en avant et carrément campé sur ses robustes reins. Gare à toi, Squelette ! Si tu veux faire encore le Coupe-en-Deux… moi, je ferai comme Gargousse, je te couperai le sifflet…
 
– Mais tombez donc dessus ! cria le Gros-Boiteux en se relevant. Pourquoi cet enragé défend-il le mangeur ? À mort le mangeur… et lui aussi ! S’il défend Germain, c’est un traître !
 
– Oui !… Oui !
 
– À mort ! le mangeur !
 
– À mort !
 
– Oui ! à mort le traître… qui le soutient !
 
Tels furent les cris des plus endurcis des détenus.
 
Un parti plus pitoyable s’écria :
 
– Non ! Avant, qu’il parle !
 
– Oui ! Qu’il s’explique !
 
– On ne tue pas un homme sans l’entendre !
 
– Et sans défense !
 
– Faudrait être de vrais Coupe-en-Deux !
 
– Tant mieux ! reprirent le Gros-Boiteux et les partisans du Squelette.
 
– On ne saurait trop en faire à un mangeur !
 
– À mort !
 
– Tombons dessus !
 
– Soutenons le Squelette !
 
– Oui ! Oui !… Charivari pour le bonnet bleu !
 
– Non… Soutenons le bonnet bleu !… Charivari pour le Squelette ! riposta le parti du Chourineur.
 
– Non !… À bas le bonnet bleu !
 
– À bas le Squelette !
 
– Bravo, mes cadets !… s’écria le Chourineur en s’adressant aux détenus qui se rangeaient de son côté. Vous avez du cœur… Vous ne voudriez pas massacrer un homme à demi mort !… Il n’y a que des lâches capables de ça… Le Squelette s’en moque pas mal… il est condamné d’avance… c’est pour cela qu’il vous pousse… Mais si vous aidez à tuer Germain, vous serez durement pincés. D’ailleurs, je propose une chose, moi !… Le Squelette veut achever ce pauvre jeune homme… Eh bien ! qu’il vienne donc me le prendre, s’il en a le toupet !… Ça se passera entre nous deux : nous nous crocherons et on verra… mais il n’ose pas, il est comme Coupe-en-Deux, fort avec les faibles.
 
La vigueur, l’énergie, la rude figure du Chourineur devaient avoir une puissante action sur les détenus ; aussi un assez grand nombre d’entre eux se rangèrent de son côté et entourèrent Germain ; le parti du Squelette se groupa autour de ce bandit.
 
Une sanglante mêlée allait s’engager, lorsqu’on entendit dans la cour le pas sonore et mesuré du piquet d’infanterie toujours de garde à la prison.
 
Pique-Vinaigre, profitant du bruit et de l’émotion générale, avait gagné la cour et était allé frapper au guichet de la porte d’entrée, afin d’avertir les gardiens de ce qui se passait dans le chauffoir.
 
L’arrivée des soldats mit fin à cette scène.
 
Germain, le Squelette et le Chourineur furent conduits auprès du directeur de la Force. Le premier devait déposer sa plainte, les deux autres répondre à une prévention de rixe dans l’intérieur de la prison.
 
La terreur et la souffrance de Germain avaient été si vives, sa faiblesse était si grande, qu’il lui fallut s’appuyer sur deux gardiens pour arriver jusqu’à une chambre voisine du cabinet du directeur, où on le conduisit. Là, il se trouva mal ; son cou excorié, portait l’empreinte livide et sanglante des doigts de fer du Squelette. Quelques secondes de plus, le fiancé de Rigolette aurait été étranglé.
 
Le gardien chargé de la surveillance du parloir, et qui, nous l’avons dit, s’était toujours intéressé à Germain, lui donna les premiers secours.
 
Lorsque celui-ci revint à lui, lorsque la réflexion succéda aux émotions rapides et terribles qui lui avaient à peine laissé l’exercice de sa raison, sa première pensée fut pour son sauveur.
 
– Merci de vos bons soins, monsieur, dit-il au gardien ; sans cet homme courageux, j’étais perdu.
 
– Comment vous trouvez-vous ?
 
– Mieux… Ah ! tout ce qui vient de se passer me semble un songe horrible !
 
– Remettez-vous.
 
– Et celui qui m’a sauvé, où est-il ?
 
– Dans le cabinet du directeur. Il lui raconte comment la rixe est arrivée… Il paraît que sans lui…
 
– J’étais mort, monsieur… Oh ! dites-moi son nom… Qui est-il ?
 
– Son nom… je n’en sais rien, il est surnommé le Chourineur ; c’est un ancien forçat.
 
– Et le crime qui l’amène ici… n’est pas grave, peut-être ?
 
– Très-grave ! Vol avec effraction, la nuit… dans une maison habitée, dit le gardien. Il aura probablement la même dose que Pique-Vinaigre ; quinze ou vingt ans de travaux forcés et l’exposition, vu la récidive.
 
Germain tressaillit : il eût préféré être lié par la reconnaissance à un homme moins criminel.
 
– Ah ! c’est affreux ! dit-il. Et pourtant cet homme, sans me connaître, a pris ma défense. Tant de courage, tant de générosité…
 
– Que voulez-vous, monsieur, quelquefois il y a encore un peu de bon chez ces gens-là. L’important, c’est que vous voilà sauvé ; demain vous aurez votre cellule à la pistole, et pour cette nuit vous coucherez à l’infirmerie, d’après l’ordre de M. le directeur. Allons, courage, monsieur ! Le mauvais temps est passé : quand votre jolie petite visiteuse viendra vous voir, vous pourrez la rassurer ; car, une fois en cellule, vous n’aurez plus rien à craindre… Seulement, vous ferez bien, je crois, de ne pas lui parler de la scène de tout à l’heure. Elle en tomberait malade de peur.
 
– Oh ! non, sans doute, je ne lui en parlerai pas ; mais je voudrais pourtant remercier mon défenseur… Si coupable qu’il soit aux yeux de la loi, il ne m’en a pas moins sauvé la vie.
 
– Tenez, justement je l’entends qui sort de chez M. le directeur, qui va maintenant interroger le Squelette ; je les reconduirai ensemble tout à l’heure, le Squelette au cachot, et le Chourineur à la Fosse-aux-lions. Il sera d’ailleurs un peu récompensé de ce qu’il a fait pour vous car, comme c’est un gaillard solide et déterminé, tel qu’il faut être pour mener les autres il est probable qu’il remplacera le Squelette comme prévôt…
 
Le Chourineur, ayant traversé un petit couloir sur lequel s’ouvrait la porte du cabinet du directeur, entra dans la chambre où se trouvait Germain.
 
– Attendez-moi là, dit le gardien au Chourineur ; je vais aller savoir de M. le directeur ce qu’il décide du Squelette, et je reviendrai vous prendre… Voilà notre jeune homme tout à fait remis ; il veut vous remercier, et il y a de quoi, car sans vous c’était fini de lui.
 
Le gardien sortit. La physionomie du Chourineur était radieuse ; il s’avança joyeusement en disant :
 
– Tonnerre ! que je suis content ! Que je suis donc content de vous avoir sauvé ! Et il tendit la main à Germain.
 
Celui-ci, par un sentiment de répulsion involontaire, se recula d’abord légèrement, au lieu de prendre la main que le Chourineur lui offrait ; puis, se rappelant qu’après tout il devait la vie à cet homme, il voulut réparer ce premier mouvement de répugnance. Mais le Chourineur s’en était aperçu ; ses traits s’assombrirent, et, en reculant à son tour, il dit avec une tristesse amère :
 
– Ah ! c’est juste, pardon, monsieur…
 
– Non, c’est moi qui dois vous demander pardon… Ne suis-je pas prisonnier comme vous ? Je ne dois songer qu’au service que vous m’avez rendu… vous m’avez sauvé la vie. Votre main, monsieur, je vous en prie, de grâce, votre main.
 
– Merci… maintenant c’est inutile. Le premier mouvement est tout. Si vous m’aviez d’abord donné une poignée de main, cela m’aurait fait plaisir. Mais, en y réfléchissant, c’est à moi à ne plus vouloir. Non parce que je suis prisonnier comme vous, mais, ajouta-t-il d’un air sombre et en hésitant, parce qu’avant d’être ici… j’ai été…
 
– Le gardien m’a tout dit, reprit Germain en l’interrompant ; mais vous ne m’avez pas moins sauvé la vie.
 
– Je n’ai fait que mon devoir et mon plaisir, car je sais qui vous êtes… monsieur Germain.
 
– Vous me connaissez ?
 
– Un peu, mon neveu ! que je vous répondrais si j’étais votre oncle, dit le Chourineur en reprenant son ton d’insouciance habituelle, et vous auriez pardieu bien tort de mettre mon arrivée à la Force sur le dos du hasard. Si je ne vous avais pas connu… je ne serais pas en prison.
 
Germain regarda le Chourineur avec une surprise profonde.
 
– Comment ? c’est parce que vous m’avez connu ?…
 
– Que je suis ici… prisonnier à la Force…
 
– Je voudrais vous croire… mais…
 
– Mais vous ne me croyez pas.
 
– Je veux dire qu’il m’est impossible de comprendre comment il se fait que je sois pour quelque chose dans votre emprisonnement.
 
– Pour quelque chose ?… Vous y êtes pour tout.
 
– J’aurais eu ce malheur ?…
 
– Un malheur !… Au contraire… c’est moi qui vous redois… Et crânement encore…
 
– À moi ! Vous me devez ?…
 
– Une fière chandelle, pour m’avoir procuré l’avantage de faire un tour à la Force…
 
– En vérité, dit Germain en passant la main sur son front, je ne sais si la terrible secousse de tout à l’heure affaiblit ma raison, mais il m’est impossible de vous comprendre. Le gardien vient de me dire que vous étiez ici comme prévenu… de… de…
 
Et Germain hésitait.
 
– De vol… pardieu… allez donc… oui, de vol avec effraction… avec escalade… et la nuit, par-dessus le marché !… tout le tremblement à la voile, quoi ! s’écria le Chourineur en éclatant de rire. Rien n’y manque… c’est du chenu. Mon vol a toutes les herbes de la Saint-Jean, comme on dit…
 
Germain, péniblement ému du cynisme audacieux du Chourineur, ne put s’empêcher de lui dire :
 
– Comment… vous, vous si brave… si généreux, parlez-vous ainsi ? Ne savez-vous pas à quelle terrible punition vous êtes exposé ?
 
– Une vingtaine d’années de galères et le carcan !… connu… Je suis un crâne scélérat, hein, de prendre ça en blague ? Mais que voulez-vous ? une fois qu’on y est… Et dire pourtant que c’est vous, monsieur Germain, ajouta le Chourineur en poussant un énorme soupir, d’un air plaisamment contrit, que c’est vous qui êtes cause de mon malheur !…
 
– Quand vous vous expliquerez plus clairement, je vous entendrai. Raillez tant qu’il vous plaira, ma reconnaissance pour le service que vous m’avez rendu n’en subsistera pas moins, dit Germain tristement.
 
– Tenez, pardon, monsieur Germain, répondit le Chourineur en devenant sérieux, vous n’aimez pas à me voir rire de cela, n’en parlons plus. Il faut que je me rabiboche avec vous, et que je vous force peut-être bien à me tendre encore la main.
 
– Je n’en doute pas ; car, malgré le crime dont on vous accuse et dont vous vous accusez vous-même, tout en vous annonce le courage, la franchise. Je suis sûr que vous êtes injustement soupçonné… de graves apparences peut-être vous compromettent… mais voilà tout…
 
– Oh ! quant à cela, vous vous trompez, monsieur Germain, dit le Chourineur, si sérieusement cette fois, et avec un tel accent de sincérité, que Germain dut le croire. Foi d’homme, aussi vrai que j’ai un protecteur (le Chourineur ôta son bonnet), qui est pour moi ce que le bon Dieu est pour les bons prêtres, j’ai volé la nuit en enfonçant un volet, j’ai été arrêté sur le fait, et encore nanti de tout ce que je venais d’emporter…
 
– Mais le besoin… la faim… vous poussaient donc à cette extrémité ?
 
– La faim ?… J’avais cent vingt francs à moi quand on m’a arrêté… le restant d’un billet de mille francs… sans compter que le protecteur dont je vous parle, et qui, par exemple, ne sait pas que je suis ici, ne me laissera jamais manquer de rien. Mais puisque je vous ai parlé de mon protecteur, vous devez croire que ça devient sérieux, parce que, voyez-vous, celui-là, c’est à se mettre à genoux devant. Ainsi, tenez… la grêle de coups de poing dont j’ai tambouriné le Squelette, c’est une manière à lui que j’ai copiée d’après nature. L’idée du vol… c’est à cause de lui qu’elle m’est venue. Enfin si vous êtes là au lieu d’être étranglé par le Squelette, c’est encore grâce lui.
 
– Mais ce protecteur ?
 
– Est aussi le vôtre.
 
– Le mien ?
 
– Oui, M. Rodolphe vous protège. Quand je dis monsieur, c’est monseigneur… que je devrais dire… car c’est au moins un prince… mais j’ai l’habitude de l’appeler M. Rodolphe, et il me le permet.
 
– Vous vous trompez, dit Germain de plus en plus surpris, je ne connais pas de prince.
 
– Oui, mais il vous connaît, lui. Vous ne vous en doutez pas ? C’est possible, c’est sa manière. Il sait qu’il y a un brave homme dans la peine, crac, le brave homme est soulagé ; et ni vu ni connu, je t’embrouille ; le bonheur lui tombe des nues comme une tuile sur la tête. Aussi, patience, un jour ou l’autre vous recevrez votre tuile.
 
– En vérité, ce que vous me dites me confond.
 
– Vous en apprendrez bien d’autres ! Pour en revenir à mon protecteur, il y a quelque temps, après un service qu’il prétendait que je lui avais rendu, il me procure une position superbe ; je n’ai pas besoin de vous dire laquelle, ce serait trop long ; enfin il m’envoie à Marseille pour m’embarquer et aller rejoindre en Algérie ma superbe position. Je pars de Paris, content comme un gueux ; bon ! mais bientôt ça change. Une supposition : mettons que je sois parti par un beau soleil, n’est-ce pas ? Eh bien ! le lendemain, voilà le temps qui se couvre, le surlendemain il devient tout gris, et ainsi de suite, de plus en plus sombre à mesure que je m’éloignais, jusqu’à ce qu’enfin il devienne noir comme le diable. Comprenez-vous ?
 
– Pas absolument.
 
– Eh bien ! voyons, avez-vous eu un chien ?
 
– Quelle singulière question ?
 
– Avez-vous eu un chien qui vous aimât bien et qui se soit perdu ?
 
– Non.
 
– Alors je vous dirai tout uniment qu’une fois loin de M. Rodolphe, j’étais inquiet, abruti, effaré, comme un chien qui aurait perdu son maître. C’était bête, mais les chiens aussi sont bêtes, ce qui ne les empêche pas d’être attachés et de se souvenir au moins autant des bons morceaux que des coups de bâton qu’on leur donne ; et M. Rodolphe m’avait donné mieux que des bons morceaux, car, voyez-vous, pour moi M. Rodolphe c’est tout. D’un méchant vaurien, brutal, sauvage et tapageur, il a fait une espèce d’honnête homme, en me disant seulement deux mots… Mais ces deux mots-là, voyez-vous, c’est comme de la magie…
 
– Et ces mots, quels sont-ils ? Que vous a-t-il dit ?
 
– Il m’a dit que j’avais encore du cœur et de l’honneur, quoique j’aie été au bagne, non pour avoir volé… c’est vrai. Oh ! ça, jamais… mais pour ce qui est pis… peut-être pour avoir tué… Oui, dit le Chourineur d’une voix sombre, oui, tué dans un moment de colère… parce que, autrefois, élevé comme une bête brute, ou plutôt comme un voyou sans père ni mère, abandonné sur le pavé de Paris, je ne connaissais ni Dieu ni diable, ni bien ni mal, ni fort ni faible. Quelquefois le sang me montait aux yeux… je voyais rouge… et si j’avais un couteau à la main, je chourinais, je chourinais, j’étais comme un vrai loup, quoi ! Je ne pouvais pas fréquenter autre chose que des gueux et des bandits ; je n’en mettais pas un crêpe à mon chapeau pour cela ; fallait vivre dans la boue… je vivais rondement dans la boue… je ne m’apercevais pas seulement que j’y étais. Mais quand M. Rodolphe m’a eu dit que, puisque, malgré les mépris de tout le monde et la misère, au lieu de voler comme d’autres, j’avais préféré travailler tant que je pouvais et à quoi je pouvais, ça montrait que j’avais du cœur et de l’honneur… Tonnerre !… voyez-vous… ces deux mots-là, ça m’a fait le même effet que si on m’avait empoigné par la crinière pour m’enlever à mille pieds en l’air au-dessus de la vermine où je pataugeais, et me montrer dans quelle crapule je vivais. Comme de juste alors j’ai dit : « Merci ! j’en ai assez ; je sors d’en prendre. » Alors ! le cœur m’a battu autrement que de colère, et je me suis juré d’avoir toujours de cet honneur dont parlait M. Rodolphe. Vous voyez, monsieur Germain, en me disant avec bonté que je n’étais pas si pire que je me croyais, M. Rodolphe m’a encouragé, et, grâce à lui, je suis devenu meilleur que je n’étais…
 
En entendant ce langage, Germain comprenait de moins en moins que le Chourineur eût commis le vol dont il s’accusait.