XI
Le père et la fille
Ignorant, nous l’avons dit, que Fleur-de-Marie fût la fille du prince, Mme d’Harville, toute à la joie de lui ramener sa protégée, avait cru pouvoir la lui présenter presque sans ménagements ; seulement, elle l’avait laissée dans sa voiture, ignorant si Rodolphe voulait se faire connaître à cette jeune fille et la recevoir chez lui. Mais s’apercevant de la profonde altération des traits de Rodolphe, qui trahissaient un morne désespoir ; remarquant dans ses yeux les traces récentes de quelques larmes, Clémence pensa qu’il avait été frappé par un malheur bien plus cruel pour lui que la mort de la Goualeuse ; ainsi, oubliant l’objet de sa visite, elle s’écria : – Grand Dieu ! monseigneur… qu’avez-vous ?
– Vous l’ignorez, madame ?… Ah ! tout espoir est perdu… Votre empressement… l’entretien que vous m’avez si instamment demandé… j’avais cru…
– Oh ! je vous en prie, ne parlons pas du sujet qui m’amenait ici… monseigneur… Au nom de mon père, dont vous avez sauvé la vie… j’ai presque droit de vous demander la cause de la désolation où vous êtes plongé… Votre abattement, votre pâleur m’épouvantent… Oh ! parlez, monseigneur… soyez généreux… parlez, ayez pitié de mes angoisses…
– À quoi bon, madame ? ma blessure est incurable.
– Ces mots redoublent mon effroi, monseigneur ; expliquez-vous… Sir Walter… mon Dieu, qu’y a-t-il ?
– Eh bien ! dit Rodolphe d’une voix entrecoupée, en faisant un violent effort sur lui-même, depuis que je vous ai instruite de la mort de Fleur-de-Marie, j’ai appris qu’elle était ma fille.
– Fleur-de-Marie !… votre fille ? s’écria Clémence avec un accent impossible à rendre.
– Oui. Et tout à l’heure, quand vous m’avez fait dire que vous vouliez me voir à l’instant pour m’apprendre une nouvelle qui me comblerait de joie, ayez pitié de ma faiblesse, mais un père, fou de douleur d’avoir perdu son enfant, est capable des plus folles espérances : un moment j’avais cru que… mais non, non, je le vois, je m’étais trompé. Pardonnez-moi, je ne suis qu’un misérable insensé.
Rodolphe, épuisé par le contrecoup d’un fugitif espoir et d’une déception écrasante, retomba sur son siège en cachant sa figure dans ses mains.
Mme d’Harville restait stupéfaite, immobile, muette, respirant à peine, tour à tour en proie à une joie enivrante, à la crainte de l’effet foudroyant de la révélation qu’elle devait faire au prince, exaltée enfin par une religieuse reconnaissance envers la Providence, qui la chargeait, elle… elle… d’annoncer à Rodolphe que sa fille vivait, et qu’elle la lui ramenait…
Clémence, agitée par ces émotions si violentes, si diverses, ne pouvait trouver une parole.
Murph, après avoir un moment partagé la folle espérance du prince, semblait aussi accablé que lui.
Tout à coup la marquise, cédant à un mouvement subit, involontaire, oubliant la présence de Murph et de Rodolphe, s’agenouilla, joignit les mains et s’écria avec l’expression d’une piété fervente et d’une gratitude ineffable :
– Merci !… Dieu… soyez béni !… je reconnais votre volonté toute-puissante… merci encore, car vous m’avez choisie… pour lui apprendre que sa fille est sauvée !…
Quoique dits à voix basse, ces mots, prononcés avec un accent de sincérité et de sainte exaltation, arrivèrent aux oreilles de Murph et du prince.
Celui-ci redressa vivement la tête au moment où Clémence se relevait.
Il est impossible de dire le regard, le geste, l’expression de la physionomie de Rodolphe en contemplant Mme d’Harville, dont les traits adorables, empreints d’une joie céleste, rayonnaient en ce moment d’une beauté surhumaine.
Appuyée d’une main sur le marbre d’une console, et comprimant sous son autre main les battements précipités de son sein, elle répondit par un signe de tête affirmatif à un regard de Rodolphe qu’il faut encore renoncer à rendre.
– Et où est-elle ? dit le prince en tremblant comme la feuille.
– En bas, dans ma voiture.
Sans Murph, qui, prompt comme l’éclair, se jeta au-devant de Rodolphe, celui-ci sortait éperdu.
– Monseigneur, vous la tueriez ! s’écria le squire en retenant le prince.
– D’hier seulement elle est convalescente. Au nom de sa vie, pas d’imprudence, monseigneur, ajouta Clémence.
– Vous avez raison, dit Rodolphe en se contenant à peine, vous avez raison, je serai calme, je ne la verrai pas encore, j’attendrai que ma première émotion soit apaisée. Ah ! c’est trop, trop en un jour ! ajouta-t-il d’une voix altérée. Puis, s’adressant à Mme d’Harville et lui tendant la main, il s’écria, dans une effusion de reconnaissance indicible : Je suis pardonné… vous êtes l’ange de la rédemption.
– Monseigneur, vous m’avez rendu mon père, Dieu veut que je vous ramène votre enfant, répondit Clémence. Mais, à mon tour je vous demande pardon de ma faiblesse. Cette révélation si subite, si inattendue, m’a bouleversée. J’avoue que je n’aurai pas le courage d’aller chercher Fleur-de-Marie, mon émotion l’effrayerait.
– Et comment l’a-t-on sauvée ? qui l’a sauvée ? s’écria Rodolphe. Voyez mon ingratitude, je ne vous avais pas encore fait cette question.
– Au moment où elle se noyait, elle a été retirée de l’eau par une femme courageuse.
– Vous la connaissez ?
– Demain elle viendra chez moi.
– La dette est immense, dit le prince, mais je saurai l’acquitter.
– Comme j’ai été bien inspirée, mon Dieu, en n’amenant pas Fleur-de-Marie avec moi ! dit la marquise, cette scène lui eût été funeste.
– Il est vrai, madame, dit Murph, c’est un hasard providentiel qu’elle ne soit pas ici.
– J’ignorais si monseigneur désirait être connu d’elle, et je n’ai pas voulu la lui présenter sans le consulter.
– Maintenant, dit le prince, qui avait passé pour ainsi dire quelques minutes à combattre, à vaincre son agitation, et dont les traits semblaient presque calmes, maintenant je suis maître de moi, je vous l’assure. Murph, va chercher ma fille.
Ces mots, ma fille, furent prononcés par le prince avec un accent que nous ne saurions non plus exprimer.
– Monseigneur, êtes-vous bien sûr de vous ? dit Clémence. Pas d’imprudence.
– Oh ! soyez tranquille, je sais le danger qu’il y aurait pour elle. Je ne l’y exposerai pas. Mon bon Murph, je t’en supplie, va, va !
– Rassurez-vous, madame, reprit le squire, qui avait attentivement observé le prince, elle peut venir, monseigneur se contiendra.
– Alors, va, va donc vite, mon vieil ami.
– Oui, monseigneur, je vous demande seulement une minute, on n’est pas de fer, dit le brave gentilhomme en essuyant la trace de ses larmes ; il ne faut pas qu’elle voie que j’ai pleuré.
– Excellent homme ! reprit Rodolphe en serrant la main de Murph dans les siennes.
– Allons, allons, monseigneur, m’y voilà… je ne voulais pas traverser le salon de service éploré comme une Madeleine.
Et le squire fit un pas pour sortir ; puis, se ravisant :
– Mais, monseigneur, que lui dirai-je ?
– Oui, que dira-t-il ? demanda le prince à Clémence.
– Que M. Rodolphe désire la voir, rien de plus, ce me semble ?
– Sans doute : que M. Rodolphe désire la voir… rien de plus… Allons, va, va.
– C’est certainement ce qu’il y a de mieux à lui dire, reprit le squire, qui se sentait au moins aussi impressionné que Mme d’Harville. Je lui dirai simplement que M. Rodolphe désire la voir. Cela ne lui fera rien préjuger, rien prévoir ; c’est ce qu’il y a de plus raisonnable, en effet.
Et Murph ne bougeait pas.
– Sir Walter, lui dit Clémence en souriant, vous avez peur.
– C’est vrai, madame la marquise ; malgré mes six pieds et mon épaisse enveloppe, je suis encore sous le coup d’une émotion profonde.
– Mon ami, prends garde, lui dit Rodolphe ; attends plutôt un moment encore, si tu n’es pas sûr de toi.
– Allons, allons, cette fois, monseigneur, j’ai pris le dessus, dit le squire, après avoir passé sur ses yeux ses deux poings d’Hercule ; il est évident qu’à mon âge cette faiblesse est parfaitement ridicule. Ne craignez rien, monseigneur.
Et Murph sortit d’un pas ferme, le visage impassible.
Un moment de silence suivit son départ.
Alors Clémence songea en rougissant qu’elle était chez Rodolphe, seule avec lui. Le prince s’approcha d’elle et lui dit presque timidement :
– Si je choisis ce jour, ce moment, pour vous faire un aveu sincère, c’est que la solennité de ce jour, de ce moment, ajoutera encore à la gravité de cet aveu. Depuis que je vous ai vue, je vous aime. Tant que j’ai dû cacher cet amour, je l’ai caché : maintenant vous êtes libre, vous m’avez rendu ma fille, voulez-vous être sa mère ?
– Moi, monseigneur ! s’écria Mme d’Harville. Que dites-vous ?
– Je vous en supplie, ne me refusez pas ; faites que ce jour décide du bonheur de toute ma vie, reprit tendrement Rodolphe.
Clémence aussi aimait le prince depuis longtemps avec passion ; elle croyait rêver : l’aveu de Rodolphe, cet aveu à la fois si simple, si grave et si touchant, fait dans une telle circonstance, la transportait d’un bonheur inespéré ; elle répondit en hésitant :
– Monseigneur, c’est à moi de vous rappeler la distance de nos conditions, l’intérêt de votre souveraineté.
– Laissez-moi songer avant tout à l’intérêt de mon cœur, à celui de ma fille chérie ; rendez-nous bien heureux, oh ! bien heureux, elle et moi ; faites que moi, qui tout à l’heure étais sans famille, je puisse maintenant dire ma femme, ma fille ; faites enfin que cette pauvre enfant qui, elle aussi tout à l’heure était sans famille, puisse dire… mon père, ma mère, ma sœur, car vous avez une fille qui deviendra la mienne.
– Ah ! monseigneur, à de si nobles paroles on ne peut répondre que par des larmes de reconnaissance, s’écria Clémence. Puis, se contraignant, elle ajouta : Monseigneur, on vient, c’est votre fille.
– Eh bien ! notre fille, murmura Clémence au moment où Murph, ouvrant la porte, introduisit Fleur-de-Marie dans le salon du prince.
La jeune fille, descendue de la voiture de la marquise devant le péristyle de cet immense hôtel, avait traversé une première antichambre remplie de valets de pied en grande livrée, une salle d’attente où se tenaient des valets de chambre, puis le salon des huissiers, et enfin le salon de service, occupé par un chambellan et les aides de camp du prince en grand uniforme. Qu’on juge de l’étonnement de la pauvre Goualeuse, qui ne connaissait pas d’autres splendeurs que celles de la ferme de Bouqueval, en traversant ces appartements princiers, étincelants d’or, de glaces et de peintures.
Dès qu’elle parut, Mme d’Harville courut à elle, la prit par la main, et, l’entourant d’un de ses bras comme pour la soutenir, la conduisit à Rodolphe, qui, debout près de la cheminée, n’avait pu faire un pas.
Murph, après avoir confié Fleur-de-Marie à Mme d’Harville, s’était hâté de disparaître à demi derrière un des immenses rideaux de la fenêtre, ne se trouvant pas suffisamment sûr de lui.
À la vue de son bienfaiteur, de son sauveur, de son Dieu… qui la contemplait dans une muette extase, Fleur-de-Marie, déjà si troublée, se mit à trembler.
– Rassurez-vous… mon enfant, lui dit Mme d’Harville, voilà votre ami… Rodolphe, qui vous attendait impatiemment… il a été bien inquiet de vous.
– Oh !… oui… bien… bien inquiet… balbutia Rodolphe toujours immobile et dont le cœur se fondait en larmes à l’aspect du pâle et doux visage de sa fille.
Aussi, malgré sa résolution, le prince fut-il un moment obligé de détourner la tête pour cacher son attendrissement.
– Tenez, mon enfant, vous êtes encore bien faible, asseyez-vous là, dit Clémence pour détourner l’attention de Fleur-de-Marie ; et elle la conduisit vers un grand fauteuil de bois doré, dans lequel la Goualeuse s’assit avec précaution.
Son trouble augmentait de plus en plus : elle était oppressée, la voix lui manquait ; elle se désolait de n’avoir encore pu dire un mot de gratitude à Rodolphe.
Enfin, sur un signe de Mme d’Harville, qui, accoudée au dossier du fauteuil, était penchée vers Fleur-de-Marie et tenait une de ses mains dans les siennes, le prince s’approcha doucement de l’autre côté du siège. Plus maître de lui, il dit alors à Fleur-de-Marie, qui tourna vers lui son visage enchanteur :
– Enfin, mon enfant, vous voilà pour jamais réunie à vos amis !… Vous ne les quitterez plus… Il faut surtout maintenant oublier ce que vous avez souffert.
– Oui, mon enfant, le meilleur moyen de nous prouver que vous nous aimez, ajouta Clémence, c’est d’oublier ce triste passé.
– Croyez, monsieur Rodolphe… croyez, madame, que si j’y songeais quelquefois malgré moi, ce serait pour me dire que sans vous… je serais encore bien malheureuse.
– Oui, mais nous ferons en sorte que vous n’ayez plus de ces sombres pensées. Notre tendresse ne vous en laissera pas le temps, ma chère Marie, reprit Rodolphe, car vous savez que je vous ai donné ce nom… à la ferme.
– Oui, monsieur Rodolphe. Et Mme Georges qui m’avait permis de l’appeler… ma mère… se porte-t-elle bien ?
– Très-bien, mon enfant… Mais j’ai d’importantes nouvelles à vous apprendre.
– À moi, monsieur Rodolphe ?
– Depuis que je vous ai vue… on a fait de grandes découvertes sur… sur… votre naissance.
– Sur ma naissance ?
– On a su quels étaient vos parents. On connaît votre père. Rodolphe avait tant de larmes dans la voix en prononçant ces mots que Fleur-de-Marie, très-émue, se retourna vivement vers lui ; heureusement qu’il put détourner la tête.
Un autre incident semi-burlesque vint encore distraire la Goualeuse et l’empêcher de trop remarquer l’émotion de son père : le digne squire, qui ne sortait pas de derrière son rideau et semblait attentivement regarder le jardin de l’hôtel, ne put s’empêcher de se moucher avec un bruit formidable, car il pleurait comme un enfant.
– Oui, ma chère Marie, se hâta de dire Clémence, on connaît votre père… il existe.
– Mon père ! s’écria la Goualeuse avec une expression qui mit le courage de Rodolphe à une nouvelle épreuve.
– Et un jour… reprit Clémence, bientôt peut-être… vous le verrez. Ce qui vous étonnera sans doute, c’est qu’il est d’une très-haute condition… d’une grande naissance.
– Et ma mère, madame, la verrai-je ?
– Votre père répondra à cette question, mon enfant… mais ne serez-vous pas bien heureuse de le voir ?
– Oh ! oui, madame, répondit Fleur-de-Marie en baissant les yeux.
– Combien vous l’aimerez, quand vous le connaîtrez ! dit la marquise.
– De ce jour-là… une nouvelle vie commencera pour vous, n’est-ce pas, Marie ? ajouta le prince.
– Oh ! non, monsieur Rodolphe, répondit naïvement la Goualeuse. Ma nouvelle vie a commencé du jour où vous avez eu pitié de moi… où vous m’avez envoyée à la ferme.
– Mais votre père… vous chérit, dit le prince.
– Je ne le connais pas… et je vous dois tout… monsieur Rodolphe.
– Ainsi… vous… m’aimez… autant… plus peut-être que vous n’aimeriez votre père ?
– Je vous bénis et je vous respecte comme Dieu, monsieur Rodolphe, parce que vous avez fait pour moi ce que Dieu seul aurait pu faire, répondit la Goualeuse avec exaltation, oubliant sa timidité habituelle. Quand madame a eu la bonté de me parler à la prison, je le lui ai dit, ainsi que je le disais à tout le monde… oui, monsieur Rodolphe, aux personnes qui étaient bien malheureuses, je disais : « Espérez, M. Rodolphe soulage les malheureux. » À celles qui hésitaient entre le bien et le mal, je disais : « Courage, soyez bonnes, M. Rodolphe récompense ceux qui sont bons. » À celles qui étaient méchantes, je disais : « Prenez garde, M. Rodolphe punit les méchants. » Enfin, quand j’ai cru mourir, je me suis dit : « Dieu aura pitié de moi, car M. Rodolphe m’a jugée digne de son intérêt. »
Fleur-de-Marie, entraînée par sa reconnaissance envers son bienfaiteur, avait surmonté sa crainte, un léger incarnat colorait ses joues, et ses beaux yeux bleus, qu’elle levait au ciel comme si elle eût prié, brillaient du plus doux éclat.
Un silence de quelques secondes succéda aux paroles enthousiastes de Fleur-de-Marie ; l’émotion des acteurs de cette scène était profonde.
– Je vois, mon enfant, reprit Rodolphe, pouvant à peine contenir sa joie, que dans votre cœur j’ai à peu près pris la place de votre père.
– Ce n’est pas ma faute, monsieur Rodolphe. C’est peut-être mal à moi… mais je vous l’ai dit, je vous connais et je ne connais pas mon père ; et elle ajouta en baissant la tête avec confusion : Et puis, enfin, vous savez le passé… monsieur Rodolphe… et malgré cela vous m’avez comblée de bontés ; mais mon père ne le sait pas, lui… ce passé. Peut-être regrettera-t-il de m’avoir retrouvée, ajouta la malheureuse enfant en frissonnant, et puisqu’il est, comme le dit madame… d’une grande naissance… sans doute il aura honte… il rougira de moi.
– Rougir de vous ! s’écria Rodolphe en se redressant, le front altier, le regard orgueilleux. Rassurez-vous, pauvre enfant, votre père vous fera une position si brillante, si haute, que les plus grands parmi les grands de ce monde ne vous regarderont désormais qu’avec un profond respect. Rougir de vous ! non… non. Après les reines, auxquelles vous êtes alliée par le sang… vous marcherez de pair avec les plus nobles princesses de l’Europe.
– Monseigneur ! s’écrièrent à la fois Murph et Clémence, effrayés de l’exaltation de Rodolphe et de la pâleur croissante de Fleur-de-Marie, qui regardait son père avec stupeur.
– Rougir de toi ! continua-t-il, oh ! si j’ai jamais été heureux et fier de mon rang souverain… c’est parce que, grâce à ce rang, je puis t’élever autant que tu as été abaissée… entends-tu, mon enfant chérie… ma fille adorée ?… car c’est moi… c’est moi qui suis ton père !
Et le prince, ne pouvant vaincre plus longtemps son émotion, se jeta aux pieds de Fleur-de-Marie, qu’il couvrit de larmes et de caresses.
– Soyez béni, mon Dieu ! s’écria Fleur-de-Marie en joignant les mains. Il m’était permis d’aimer mon bienfaiteur autant que je l’aimais… C’est mon père… je pourrai le chérir sans remords… Soyez… béni… non.
Elle ne put achever… la secousse était trop violente ; Fleur-de-Marie s’évanouit entre les bras du prince.
Murph courut à la porte du salon de service, l’ouvrit et dit :
– Le docteur David… à l’instant… pour Son Altesse Royale… quelqu’un se trouve mal.
– Malédiction sur moi !… je l’ai tuée… s’écria Rodolphe, en sanglotant, agenouillé devant sa fille. Marie… mon enfant… écoute-moi… c’est ton père… Pardon… oh ! pardon… de n’avoir pu retenir plus longtemps ce secret… Je l’ai tuée… mon Dieu ! je l’ai tuée !
– Calmez-vous, monseigneur, dit Clémence ; il n’y a sans doute aucun danger… Voyez… ses joues sont colorées… c’est le saisissement… seulement le saisissement.
– Mais à peine convalescente… elle en mourra… Malheur ! oh ! malheur sur moi !
À ce moment, David, le médecin nègre, entra précipitamment, tenant à la main une petite caisse remplie de flacons, et un papier qu’il remit à Murph.
– David… ma fille se meurt… Je t’ai sauvé la vie… tu dois sauver mon enfant ! s’écria Rodolphe.
Quoique stupéfait de ces paroles du prince, qui parlait de sa fille, le docteur courut à Fleur-de-Marie, que Mme d’Harville tenait dans ses bras, prit le pouls de la jeune fille, lui posa la main sur le front, et se retournant vers Rodolphe qui, pâle, épouvanté, attendait son arrêt :
– Il n’y a aucun danger… que Votre Altesse se rassure.
– Tu dis vrai… aucun danger… aucun ?…
– Aucun, monseigneur. Quelques gouttes d’éther, et cette crise aura cessé.
– Oh ! merci… David… mon bon David ! s’écria le prince avec effusion. Puis, s’adressant à Clémence, Rodolphe ajouta : – Elle vit… notre fille vivra…
Murph venait de jeter les yeux sur le billet que lui avait remis David en entrant ; il tressaillit et regarda le prince avec effroi.
– Oui, mon vieil ami !… reprit Rodolphe, dans peu de temps ma fille pourra dire à Mme la marquise d’Harville : « Ma mère… »
– Monseigneur, dit Murph en tremblant, la nouvelle d’hier était fausse…
– Que dis-tu ?
– Une crise violente, suivie d’une syncope, avait fait croire… à la mort de la comtesse Sarah…
– La comtesse !
– Ce matin… on espère la sauver.
– Ô mon Dieu !… mon Dieu ! s’écria le prince atterré, pendant que Clémence le regardait avec stupeur, ne comprenant pas encore.
– Monseigneur, dit David, toujours occupé de Fleur-de-Marie, il n’y a pas la moindre inquiétude à avoir… Mais le grand air serait urgent ; on pourrait rouler le fauteuil sur la terrasse en ouvrant la porte du jardin… l’évanouissement cesserait complètement.
Aussitôt Murph courut ouvrir la porte vitrée qui donnait sur un immense perron formant terrasse ; puis, aidé de David, il y roula doucement le fauteuil où se trouvait la Goualeuse, toujours sans connaissance.
Rodolphe et Clémence restèrent seuls.